Des moines répondent à la question

Peut-on parler d’art cistercien? (240990)

Paris, 24septembre(APIC) L’architecture cistercienne parle à tout le monde: dépouillement et simplicité volontaire. Or, l’évidence et la transparence de ce message intriguent. Historiens, universitaires et esthètes y

cherchent une clef. Une série d’articles consacrés à saint Bernard et à

l’art cistercien, publié par «Paris Notre-Dame», tente d’apporter une réponse. L’un de ces articles, le cinquième de la série, donne la parole à

des moines qui répondent à cette question: «Peut-on parler d’art cistercien?»

Avec Georges Duby, l’université s’est penchée sur l’art issu de Cîteaux

comme sur um morceau d’archéologie. Pour l’histoire, l’aventure cistercienne est résolument datée. Un courant d’origine méditerranéenne déferle chez

les moines du XIIe siècle, avec le goût de la pauvreté et de l’érémitisme

(retour à l’idéal des cénobites et de saint Antoine du désert): Etienne de

Grandmont, Bruno de la Chartreuse, Pierre de Fontgombault, Bernard de Tiron, Vital de Mortain… Ils critiquent l’éclat de Cluny. Curieusement, le

monde arabe connaît alors un mouvement comparable: l’austérité almohade

d’Ibn Toumert (Andalousie). Pierre Abélard s’en prendra également à l’excès

décoratif et spécieux. En cela, il rejoint son contradicteur privilégié,

Bernard de Clairvaux.

Cette coïncidence de la naissance de l’architecture cistercienne avec un

ressentiment de la chrétienté à l’égard du monde a permis à Georges Duby de

limiter cette architecture à une seule origine: une vision historique. Il

parle même d’»idéologie de mépris du monde». Etienne Gilson. regretté spécialiste de Bernard de Clairvaux, préférait s’en tenir à une origine moins

scientifique: «Cette architecture s’incorpore à la spiritualité cistercienne».

Mais est-ce raisonnable de faire de la multitude des ouvrages cisterciens un édifice unique, et de voir saint Bernard, comme le propose Georges

Duby, en «patron de ce vaste chantier»? Le Père Anselme Dimier, moine de

l’abbaye de Scourmont en Belgique préfère rappeler que Bernard est l’ouvrier d’»une réforme dans la réforme». L’oeuvre de Bernard avait été commencée à Cîteaux, avant lui, par saint Etienne Harding.

Le goût moderne se retrouve dans l’art cistercien

Rendre inséparable l’art cistercien d’une «morale incarnée par saint

Bernard» ce serait le réduire à un moyen, en vue d’exprimer cette morale.

Pour George Duby, le XIIe siècle méconnaît la gratuité de l’art. Sa célèbre

formule «tout le grand art est encore monastique, tout l’art sacré est encore triomphal» laisse penser qu’une austérité monastique devient nécessairement synonyme d’une hostilité pure et simple à l’art.

N’y aurait-il donc pas d’art cistercien? Saint Bernard s’opposait-il à

toute esthétique? Nous avons justement la chance que Cîteaux ne soit pas

une «coque vide». Chaque année, des jeunes franchissent la clôture des monastères de l’Ordre. Ils savent répondre à ces deux questions parce que le

monastère et les écrits de Bernard sont comparables pour eux à «l’eau pour

les poissons» (image de la tradition cistercienne).

«Le goût moderne se retrouve bien dans l’art cistercien», remarque le

Père abbé du monastère d’Acey. Des artistes résolument contemporains ont

épuisé le vocabulaire de Bernard comme le maître verrier Jean-Pierre Reynaud à Noirlac. «La beauté d’Acey semble toucher les bébés. Ici, ils ne

pleurent jamais». A Timadeux, le Père abbé se range derrière la maxime de

Dom Leclercq: «Saint Bernard aurait renoncé à l’art, sauf à l’art de bien

écrire!». Il ne doute pas de l’amour de Bernard pour la beauté même si, explique-t-il, «Bernard s’est parfois trompé, notamment dans sa façon de

’purifier’ le grégorien».

Derrière la muraille

Il y a une spiritualité cistercienne, toujours vécue, qui doit peut-être

quelque chose à l’histoire mais qui ne s’y est pas arrêtée. S’enfermer derrière un mur a été compris par l’historien comme le symbole d’une «profession monastique qui avait son rôle social». Les monastères aujourd’hui seraient bien incapables, par leur simple existence, d’influer sur les mouvements sociaux d’un pays. Le monde peut les ignorer comme , au XIIe siècle,

les moines montraient qu’on peut ignorer le monde. Mais les murs étaientils seulement un symbole? Un frère de la Grande Trappe dit ce qu’est un

cloître: «Ses quatre côtés ne sont pas le lieu d’un enfermement, mais d’un

parcours. Ils peuvent rappeler la cité de Dieu, les quatre fleuves d’Eden,

les quatre Evangiles, sources vives, les quatre vertus cardinales. C’est le

cadre où s’observent le mieux les jeux de l’ombre et de la lumière».

Joël Régnard, moine de Cîteaux, confie pour sa part: «Dans ce contexte,

la foi acquiert un statut spécial: si elle n’est pas l’évidence de la vision lumineuse, elle n’est pas non plus cette obscurité dont nous croyons

parfois nous contenter. Le jeu de la lumière et de l’ombre dans l’art cistercien est une parfaite évocation de cette présence, voilée mais pourtant

bien réelle… La foi est ombre, lieu d’une présence discrète, positive,

sacramentelle, voilée, comme l’ombre de l’humanité du Christ sur Marie».

Si les murs peuvent parler autant aux moines, on comprend volontiers que

le projet de Bernard n’était pas de céder simplement à une mode. Les ornementations, les sculptures, les peintures ont été ressenties par Bernard

comme des bruits blessants pour la prière cistercienne. La muraille peut

devenir un objet sacré. De chapelle elle devient ostensoir. «Dieu n’a pas

voulu que nous le voyons, écrit saint Bernard, il se tient caché derrière

la muraille».

La spiritualité de saint Bernard nous apprend que, animée ou non par une

communauté, l’architecture cistercienne n’est jamais vide. Elle n’est pas

non plus le lieu d’une oraison repliée sur soi. (apic(pnd/bdm/pr)

24 septembre 1990 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 4  min.
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