Anne-Françoise Praz, Markus Notter et Martin Lengwiler (Photo: Georges Scherrer)
Suisse

Plus de 10'000 Suisses victimes des internements administratifs

Les internements administratifs ont servi, en Suisse, durant de nombreuses décennies, à refouler les problèmes sociaux vers des foyers et des institutions. Telle est l’une des conclusions d’un rapport intermédiaire présenté le 18 janvier 2017, à Berne, par une commission d’experts indépendante.

L’essor de la pratique d’internement des personnes «au mode de vie non conforme» est survenu dans les années de crise que la Suisse a traversées au siècle passé, indique Martin Lengwiler, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bâle. Le membre de la commission précise que ces périodes de troubles ont principalement coïncidé avec la crise économique globale du début du XXe siècle, la Seconde guerre mondiale, ainsi que l’après-guerre.

Des excuses officielles en 2010

L’historien estime que plus de 10’000 Suisses ont été victimes d’internements administratifs. Les raisons de cette mesure étaient multiples. Les personnes qui subissaient des internements de plusieurs années étaient des «paresseux», des prostituées, mais pouvaient aussi être des mères de beaucoup d’enfants. Ces dernières menaient en effet, aux yeux de la société de l’époque, une «vie dissolue». Dans les années 1960, ces mesures étaient également prises en cas de problèmes de drogues ou de «consommation médiatique». Les jeunes gens qui lisaient «extensivement» un journal de jeunesse tel que Bravo pouvaient en effet être menacés d’internement.

Cette pratique de la Suisse, non conforme avec les conventions internationales sur les droits de l’homme, a perduré jusqu’en 1981. Le Conseil fédéral a présenté des excuses officielles aux victimes en 2010.

Expériences traumatiques

La détention s’effectuait dans une institution fermée ou semi-ouverte. Il arrivait que les personnes détenues tombent dans une spirale de violence qui aggravait leur situation. Dans les institutions fermées, elles étaient en contact avec des criminels et subissaient la hiérarchie interne des prisonniers.

Les mêmes textes de loi pouvaient être interprétés différemment selon le canton

Pour les personnes enfermées après avoir commis des bagatelles et qui ne ressentaient aucune «culpabilité criminelle», ces conditions ont créé des expériences traumatisantes. .

La commission recherche depuis 2014, sur mandat de la Confédération, combien de victimes sont encore vivantes et pourraient  être financièrement dédommagées. Pour la plupart, l’internement a créé une rupture profonde dans leur vie. Elles ont eu de mauvaises cartes en mains pour intégrer plus tard le monde du travail, souligne Martin Lengwiler.

Divers modes d’application

Anne-Françoise Praz, professeure d’histoire à l’Université de Fribourg, relève que les personnes au «mode de vie non conforme» étaient traitées de manière très variée selon les cantons. Dans le canton de Vaud, une commission était chargée des mesures d’internement. A Fribourg, la signature du préfet de district suffisait pour décider d’un internement.

D’après les données déjà récoltées, il arrivait que, suivant le canton, les autorités traitent les personnes de façon différente selon leur sexe. Les hommes étaient ainsi parfois plus touchés par les mesures que les femmes dans un certain canton. L’inverse pouvait être vrai dans un autre. Les mêmes textes de loi pouvaient être interprétés différemment selon le canton. Ce genre de détails fait encore l’objet de recherches, ainsi que le nombre exact de personnes internées.

Internements administratifs et placements forcés

L’internement administratif ne doit pas être confondu avec le phénomène des placements forcés d’enfants. Pendant des décennies, et également jusqu’en 1981, en Suisse, des dizaines de milliers d’enfants, orphelins ou retirés à leurs familles considérées comme inaptes à les élever. Ils ont été placés de force dans des familles d’accueil, en foyer, dans des institutions religieuses, voire en prison. Certains y ont subi des mauvais traitements et même des abus sexuels, également dans des établissements gérés par l’Eglise catholique. La commission indépendante sur les internements administratifs ne prend pas en compte ces cas. Une commission spéciale du Fonds national suisse enquête à ce sujet.

La commission sur les internements administratifs éclaircira tous les aspects du phénomène en 2019, assure son président, l’ancien conseiller d’Etat zurichois Markus Notter. Elle dispose d’un budget de 9,9 millions de francs et emploie 30 collaborateurs. (cath.ch/kath/gs/rz)

Anne-Françoise Praz, Markus Notter et Martin Lengwiler
19 janvier 2017 | 15:31
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture: env. 3 min.
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