Prix international des Droits de l’homme de «La Liberté» et «La Croix»

Les lecteurs des deux quotidiens plébiscitent

Françoise Sartori (Terre des Hommes) pour son action au Brésil (070296)

Fribourg, 7février(APIC) Le prix international des Droits de l’homme que

décernent chaque année le quotidien de Fribourg (Suisse) «La Liberté» et le

quotidien français «La Croix/L’Evénement» a été attribué cette année à la

Genevoise Françoise Sartori, responsable du programme pour les enfants des

rues de «Terre des Hommes» au Brésil.

Six candidats avaient été soumis simultanément à l’appréciation des lecteurs des deux quotidiens. Françoise Sartori a recueilli la majorité des

suffrages aussi bien en Suisse qu’en France. Installée depuis plus de 10

ans au Brésil, à Fortaleza, dans le Nordeste, la lauréate de deux quotidiens a élaboré pour l’organisation «Terre des Hommes», à Lausanne, une méthode d’aide qui consiste à proposer aux enfants qui l’acceptent un projet

de formation professionnelle. Aujourd’hui plusieurs centaines de gosses ont

réussi à échapper à la rue et à s’intégrer à la société.

Créé en 1982, le Prix des Droits de l’homme de «La Croix/L’Evénement auquel est associée, depuis 1992, «La Liberté» -, d’un montant de 100’000

ff (25’000 francs suisses), a pour but de donner à une personne ou à un petit groupe de personnes les moyens matériels de réaliser ou de poursuivre

une action concrète en faveur de la défense ou de la promotion des droits

fondamentaux de l’homme.

Treize personnes ou associations ont été récompensées avant Françoise

Sartori. La lauréate 1995 se verra remettre son prix mardi 13 février au

cours d’une manifestation qui se déroulera à Paris, au Centre culturel

suisse. Il y a un peu plus de douze mois, l’Agence APIC avait rencontré

Françoise Sartori. Nous diffusons ici l’interview publiée alors. (apic/pr)

APIC – INTERVIEW

Brésil: visa pour la misère au pays des extrêmes (061294)

Terre des hommes se bat pour la dignité des enfants de la rue

Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC

Plus de 32 millions de Brésiliens, sur les quelque 148 millions que compte

le pays, souffrent quotidiennement de la faim… 32 millions, dont la moitié sont des enfants et des adolescents. Les gosses du pays des extrêmes

payent chaque jour un lourd tribut à leurs conditions de pauvres marginalisés par une société opulente et corrompue. Une société malade qui oblige

des milliers de gosses à vivre dans les rues. Quand elle ne les assassine

pas. Françoise Sartori, responsable de projets de Terre des Hommes à Fortaleza, dans l’Etat de Ceara, où elle vit depuis 11 ans, apporte son témoignage.

Pays des extrêmes? Il existe bien deux Brésil, hérmétiques l’un à l’autre. Celui d’abord de la haute technologie, des industries de pointe… Le

Brésil des riches, des intouchables. Le Brésil des pauvres ensuite, de

l’exclusion, dans lequel vit plus de la moitié de la population. Celui aussi des gosses des favelas, des gosses travailleurs, des esclaves et des

mendiants. Le Brésil des enfants des rues enfin. Souvent assassinés par les

escadrons de la mort. Entre 1988 et 1990, selon les chiffres les plus récents fournis par la Police fédérale, on a compté 4’611 meurtres d’enfants

et d’adolescents dans 17 Etats. L’Institut médico-légal de Rio de Janeiro

admettait en 1992 une moyenne quotidienne de 40 enfants assassinés. Une recherche du Centre d’étude et de la violence de Sao Paulo avançait pour sa

part le chiffre de 60 assassinats quotidiens de mineurs.

Dans le seul Etat du Ceara, dans le Nordeste brésilien où travaille

Françoise Sartori, une Genevoise de 44 ans, 33,1% des enfants de 11 à 14

ans sont analphabètes. Fortaleza, de deux millions d’âmes, capitale de

l’Etat, voit grandir de jour en jour le nombre d’enfants des rues. Entre

6’000 et 18’000 selon les sources. Chiffre impossible à évaluer… et encore moins pour l’ensemble du Brésil. Une capitale en voie de thaïlandisation… Des vols directs en provenance d’Europe et des Etats-Unis déversent

aujourd’hui un flot de «touristes» sexuels. Pour abuser des gosses et des

gamines… On estime à quelque 500’000 le nombre d’enfants prostitués au

Brésil.

F. Sartori: Une thaïlandisation de Fortaleza est à craindre, par le tourisme sexuel qui s’y développe. Des vols directs arrivent aujourd’hui, en

particulier d’Italie. 70% des personnes sont des hommes seuls… venus passer leurs «vacances». J’ai honte lorsque j’aperçois ces européens accompagnés d’une fillette dont l’âge, souvent, ne dépasse pas neuf ans.

APIC: On parle depuis plusieurs années maintenant du problème des gosses

de la rue au Brésil. Reste que personne n’est en mesure d’évaluer la situation.

F. Sartori: C’est vrai qu’il est difficile de chiffrer les enfants des

rues au Brésil. Ce qui n’empêche pas de constater qu’ils sont de plus en

plus nombreux. Sans doute parce que la situation économique s’est encore

aggravée ces dernières années. Le Brésil consacre peu d’argent aux problèmes sociaux. Dans l’Etat du Ceara, 48,67% des familles disposent de moins

qu’un salaire minimum (100 francs suisses par mois) alors qu’un panier alimentaire de base coùte 180 francs. En clair, près de la moitié de la population n’a pas de quoi manger tous les jours. C’est également l’Etat où le

taux d’analphabétisme est le plus élevé du Brésil.

APIC: Peut-on brosser un portrait type de parents d’enfants de la rue?

F. Sartori: Des personnes analphabètes elles-aussi. Qui ont besoin de

leurs enfants pour les aider à survivre. Beaucoup de mères, seules, préfèrent envoyer leurs mômes travailler plutôt qu’aux études. L’école n’est pas

valorisée par les parents. Même l’école publique, en raison de l’achat de

l’uniforme obligatoire, du matériel et des tracas administratifs d’inscription reste inaccessible pour nombre de parents.

Généralement, suite à une séparation, la mère vit avec un homme qui

n’accepte pas les gosses de l’union précédente. Les enfants sont alors battus, maltraités, surtout s’ils ne rentrent pas le soir avec suffisamment

d’argent. Souvent la propre mère maltraite ses enfants sous la pression du

beau-père. Les conséquences ne se font pas attendre. Les gosses rompent peu

à peu les liens affectifs avec la famille. Une première nuit dans la rue…

puis l’engrenage. Jusqu’à ce qu’ils soient obligés d’entrer dans une bande

d’enfants. Pour être un peu défendus. La bande? En même temps qu’elle défend l’enfant, elle l’exploite, car pour en faire partie, il faut subir des

tests: savoir se droguer, voler… C’est à qui sera le plus malin, à qui a

fait le plus gros coup. La bande devient un peu la famille du gosse, mais

en même temps l’objet de la dégradation assez rapide de ses valeurs.

APIC: Et la société, dans tout cela…

F. Sartori: La société? L’enfant des rues est obligé d’entrer dans ces

bandes pour une question de protection. Parce que le gosse des rues est en

danger constant. Rejeté qu’il est par la société. Et maltraité par la police. Il existe actuellement un lourd climat de violence au Brésil. La population se referme sur elle-même et devient très agressive envers les enfants des rues. Lorsqu’on parle aujourd’hui d’assasinats d’enfants, de mauvais traitements, il ne s’agit plus forcément d’escadrons de la mort ou de

policiers… On peut véritablement affirmer que toutes les classes sociales

convergent pour dire qu’il faut les éliminer. A Rio, on peut presque parler

de guerre civile dans les favelas. Où une bonne partie de la population est

armée. La peur s’est installée de tous les côtés. Chez les nantis car on

redoute les prises d’otage, les séquestres. Auprès des classes pauvres, où

l’on tue les adolescents, où l’on redoute les balles perdues.

APIC: On n’a jamais parlé autant des droits de l’enfant. De l’ONU en

passant par Rome et Genève. Leur situation semble pourtant de plus en plus

précaire et désastreuse. On a même parlé de trafic d’organes dont sont victimes les enfants de la rue.

F. Sartori: Qui mène la politique au Brésil? Les 20% qui détiennent le

pouvoir, l’économie. Ils n’ont pas intérêt à ce que les choses changent.

Pas plus qu’ils ne sont prêts à partager leurs privilèges. Quant au trafic

d’organes, on en parle, mais rien n’est vraiment certain. Des bruits de ce

genre ont du reste fait l’objet de récentes discussions dans l’Etat du Ceara. On a fermé les portes à l’adoption internationale. Entre autres à cause

de cela. Mais nous n’avons aucune certitude. Je n’y crois pas tellement

personnellement. En revanche, on a privilégié l’adoption internationale à

l’adoption nationale… parce que certains intermédiaires y trouvaient

leurs bénéfices.

APIC: Terre des hommes est présente dans l’ensemble du Brésil. Parleznous de votre travail à Fortaleza, de vos objectifs.

F. Sartori: L’objectif de Terre des hommes, dans son programme sur Fortaleza, est de retirer ces enfants de la rue, de les réintégrer dans la société et si possible dans leurs familles pour ceux qui n’ont plus de liens

avec elles. Notre boulot s’effectue jour et nuit avec une équipe d’une

soixantaine de collaborateurs brésiliens. Notre action se développe autour

de deux projets: l’un en faveur des enfants drogués et délinquants, l’autre

pour venir en aide aux gamines prostituées. Il convient en premier lieu

d’établir un contact privilégié avec les enfants dans la rue. Et ensuite de

les diriger vers un centre de réhabilitation, c’est-à-dire, pour les enfants drogués et délinquants, dans une ferme située à l’extérieur de Fortaleza. Les gosses retrouvent là un cadre familial, grâce à un programme de

socialisation, de loisirs, de formation professionnelle et scolaire. Le second volet de notre programme vise les fillettes prostituées, pour lesquelles un immense travail se réalise dans la rue. A partir de la maison que

nous gérons, nous tentons de les faire sortir de la prostitution, en les

réintégrant par le biais d’une formation professionnelle.

APIC: Avec quelle aide de la part des autoritlés. Avec quel budget de

Terre des hommes?

F. Sartori: Après huit ans d’action directe avec les gosses des rues, on

reçoit une aide de la part du gouvernement de l’Etat du Ceara et de la municipalité de Fortaleza. Au niveau fédéral? Non. Pas d’appui. Avec un budget de 450’000 francs, environ, nous formons en outre des éducateurs et

veillons pour que soit assuré une continuité à nos programmes.

APIC: Et les gosses, comment réagissent-ils à votre action, à votre approche?

F. Sartori: Ce sont des enfants à qui on a toujours beaucoup promis et à

qui on n’a jamais rien donné. Ces gosses sont presque tous passés par des

violences policières ou par des programmes gouvernementaux… qui visaient

surtout à les maintenir enfermés sans aucun but éducatif. Leurs visions

étaient très négatives lorsqu’on s’approchait d’eux. Elle a changé aujourd’hui, parce qu’ils connaissent maintenant notre action. Et qu’ils en

ont parlé ensemble. Ce qui ne veut pas dire que tous veulent sortir de cette rue qui exerce sur eux un certain attrait. Les gosses de la rue ont très

vite perdu leurs rêves, leurs fantaisies, leur monde d’enfant. Or leur attrait de la rue vient du fait qu’ils y vivent là le présent, le moment,

sans contrainte aucune. Notre rôle est de les faire à nouveau rêver. De

leur restituer un espoir de gosse.

APIC: Face à l’ampleur du problème, n’est-ce pas une goutte d’eau dans

la mer?

F. Sartori: Grâce à notre action, nous touchons 600 gosses dans notre

projet de Fortaleza, plus tous les enfants contactés dans la rue. Une goutte d’eau? Le témoignage que ces gosses nous donnent, voyez-vous, cela seul

vaut déjà la peine. Nous ne sommes pas non plus la seule organisation. Les

actions conjugées dans l’ensemble du Brésil changent et modifient quelque

peu la situation. La transforment lentement. Les ONG qui travaillent ensemble permettront de créer une nouvelle mentalité. C’est vrai qu’on a trop

longtemps travaillé chacun dans son coin, pour tirer la couverture…. au

détriment de l’efficacité. Depuis près de 3 ans, nous avons pris conscience

de la nécessité de tirer à la même corde afin de mieux coordonner les actions. On voit aujourd’hui des entreprises financer des écoles, les PTT de

Fortaleza viennent de signer une convention pour donner aux gosses la possibilité de commencer une formation professionnelle. On n’aurait jamais vu

cela il y a seulement 5 ans.

APIC: De l’espoir, malgré tout. Mais quel regard ont ces mômes sur les

autorités de ce pays?

F. Sartori: C’est pas même contre les autorités que ces gosses ont un

regard de révolte. Mais contre tout et tout le monde. Les autorités ne sont

pas les seules à les maltraiter. Leur révolte porte contre les passants qui

les ont injurié, contre le policier qui les a battus. Leur révolte est contre la vie. Aussi devons-nous miser sur l’enfant, afin que celui-ci se rende compte qu’il est possible de vivre autre chose. L’éducateur n’est rien

d’autre que le miroir de ce que peut devenir l’enfant. (apic/pr)

7 février 1996 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 9  min.
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