L'abbé de l'Épée (1712-1789) a consacré sa vie à l'éducation des sourds-muets | domaine public
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Quand l’abbé de l’Épée donna une voix aux sourds-muets

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Au 18e siècle, l’abbé de l’Épée fonda à Paris l’une des premières écoles pour sourds et muets. Il permit ainsi à ces personnes marginalisées de retrouver une «voix» et une place dans le monde.

Charles Michel de Lespée (dit l’abbé de l’Épée) se demande pourquoi les deux jumelles ne lui répondent pas. En ce mois de décembre 1760, alors qu’il s’est égaré dans le quartier parisien du Marais, le curé aimerait bien retrouver son chemin. Un signe désespéré de l’une des deux jeunes filles lui permet de comprendre qu’elles sont sourdes-muettes. Dans ce 18e siècle, le sort de ces personnes n’est guère enviable, rappelle le Livre des Merveilles. Elles sont souvent considérées à l’égal des fous ou des pestiférés et laissées à une vie des plus misérables.

Pour l’abbé, la rencontre des deux sœurs, qui éveille sa compassion, est un signe de Dieu. Elle le convainc de consacrer sa vie aux soins des sourds-muets. Autant pour sortir ces personnes des ténèbres sociales que pour leur apporter la lumière des évangiles. 

Grâce à un petit héritage familial, il ouvre une école qui accueille pauvres et riches, et dont les premiers élèves sont justement les jumelles.

Au-delà de l’huile d’escargot

Charles Michel de Lespée (1712-1789), comme beaucoup d’hommes de son temps, porte le plus vif intérêt à la science. Il étudie consciencieusement tout ce que les scientifiques proposent pour venir en aide à ces «infirmes». Si quelques savants, médecins et pédagogues se sont penchés sur l’étude des sourds-muets, leurs avis divergent sur la façon de les «soigner». Les méthodes développées font la part belle aux décoctions qui doivent assurer leur guérison, dont certaines sont hautement folkloriques.

«L’abbé de l’Épée veut permettre aux sourds d’apprendre et de penser grâce à une langue visuelle»

L’abbé de l’Épée laisse de côté les potions à base d’huile d’escargot ou de suc de glandes de castor, pour se concentrer sur les façons pour les sourds-muets de communiquer et d’apprendre. La langue des signes est une réalité déjà ancienne. Au 16e siècle, le bénédictin espagnol Pedro Ponce de Leon avait fondé la sans doute première école pour les sourds, au monastère San Salvador. L’alphabet manuel qu’il a créé est partiellement basé sur les signes monastiques utilisés par les religieux ayant fait vœu de silence.

Ne pas «faire parler les sourds»

Les recherches de l’ecclésiastique français sont aussi marquées par le travail de son contemporain Jacob Rodrigue Pereire. Ce laïc également espagnol et polyglotte, qui meurt à Paris en 1780, a contribué à formaliser un alphabet manuel phonétique (plutôt que purement alphabétique) et a lancé l’enseignement «oraliste», qui vise à enseigner la parole et la lecture labiale aux enfants sourds.

L’abbé de l’Épée ne prolonge pas vraiment le travail de Pereire: il le contredit plutôt. Les progrès décisifs qu’il apporte vont dans un autre sens. Alors que le laïc espagnol cherche à faire «parler les sourds», l’abbé veut leur permettre d’apprendre et de penser grâce à une langue visuelle. Une méthode qui constituera la base historique de la future Langue des signes française (LSF).

«Les spectateurs s’extasient devant les prouesses inattendues de ces enfants souriants, actifs, propres et bien mis»

Bien que complémentaires, les travaux des deux savants n’ont également pas la même portée. Alors que Pereire éduquait principalement des élèves issus de familles nobles, l’abbé de l’Épée mise sur la gratuité et l’accès universel à ce type d’éducation.

L’instruction dans la joie

La méthode fonctionne à merveille. Petit à petit, les sourds-muets sortent de la torpeur où leur condition les cantonnait. Ils découvrent la magie du dialogue, de la communication, par des signes d’abord, puis par le dessin, l’écriture et enfin la lecture. Le prêtre leur fait même apprendre plusieurs langues.

Instruire dans la joie, c’est ce que fait l’ecclésiastique, tout en ne perdant jamais de vue l’objectif premier de permettre à ces enfants d’accéder à la Parole de Dieu et ainsi de sauver leurs âmes.

Le travail de l’abbé de l’Épée est réellement fondateur, au sens où il met tout en œuvre pour qu’il perdure. Il forme ainsi des volées d’enseignants et s’attache à ce que son œuvre soit reconnue. Chaque année, il rend compte des progrès de ses élèves en organisant, devant des curieux triés sur le volet, des représentations sur des thèmes religieux. Les spectateurs s’extasient devant les prouesses inattendues de ces enfants souriants, actifs, propres et bien mis, que rien ne différencie des autres.

«La langue des signes a été combattue au même titre que les langues régionales»

Une telle scène est reproduite dans le film Ridicule de 1996. Patrice Leconte y rend un bel hommage à l’humanité et au courage de l’abbé de l’Épée face à une élite sociale parfois méprisante.

L’ecclésiastique publie également une fois par an une lettre d’une dizaine de pages sur les réalisations du programme annuel de sa fondation. Il obtient en 1778 la reconnaissance de son école par décret royal.

La langue des signes combattue

Mais cette histoire n’a pas directement de Happy End. La langue des signes se verra supplantée, dans les siècles suivants, par «l’oralisme» promu par Jacob Rodrigue Pereire. Le langage développé par l’abbé de l’Épée sera également perçu en France comme un particularisme incompatible avec l’idée d’unité nationale et combattu au même titre que les langues régionales. La langue des signes retrouvera progressivement, notamment grâce à l’action des sourds-muets eux-mêmes, sa place dans la société.

Mais même si les méthodes et les langages manuels utilisés aujourd’hui se sont détachés de ceux mis au point par le prêtre, son héritage reste bien présent. Son œuvre a notamment permis de faire reconnaître la langue des signes comme une langue légitime. Ses principes, tels que le respect de la langue naturelle, la pédagogie visuelle, le droit à l’éducation, irriguent toute la prise en charge contemporaine des personnes sourdes. (cath.ch/livredesmerveilles/arch/rz)

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L'abbé de l'Épée (1712-1789) a consacré sa vie à l'éducation des sourds-muets | domaine public
14 décembre 2025 | 17:00
par Raphaël Zbinden

Au cours de l’histoire, de nombreuses personnalités catholiques, certaines méconnues, ont contribué à la civilisation dans divers domaines. cath.ch propose d’en mettre certaines en lumière à travers une série bimensuelle.

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