Dessin pamphlétaire montrant le triomphe de la Réforme luthérienne, représentée par Martin Luther, en moine, sur la papauté symbolisée par le lion et par la vente des indulgences | © Bernard Litzler
Suisse

Quand les indulgences enflammèrent l’intolérance

L’année jubilaire 2025 de l’Église catholique se clôturera le 6 janvier 2026 avec à son actif, gageons-le, un nombre incalculable de remises d’indulgences. Cette pratique pourtant reste un sujet sensible pour les chrétiens, du fait de son rapport avec les débuts de la Réforme du XVIe siècle. Explications avec le jésuite Jean-Blaise Fellay.

Ce que d’aucuns nomme le trafic des indulgences connut un pic au XVIe siècle, avant que n’éclate, sous l’égide du moine allemand Martin Luther, la «question des indulgences». La Suisse se transforma alors en plaque-tournante de la diffusion des nouvelles thèses religieuses, et les indulgences devinrent un tremplin pour débattre de questions théologiques plus fondamentales, souligne Jean-Blaise Fellay sj, historien de l’Église spécialiste de cette époque.*

L’indulgence, signe de la miséricorde divine, est paradoxalement associée à l’un des plus grands schismes de l’histoire de la chrétienté. Pouvez-vous nous rafraîchir la mémoire?
Jean-Blaise Fellay: La dispute sur les indulgences démarre en octobre 1517. A la veille de la Toussaint, Martin Luther affiche ses 95 thèses sur la porte de l’église de Wittenberg, où il condamne la pratique abusive des indulgences. Pour financer la construction de la basilique Saint-Pierre,le pape Léon X a en effet autorisé, deux ans plus tôt, la vente d’indulgences. Celle-ci est diffusée en Allemagne par le dominicain Johann Tetzel, au travers de prédications très agressives. Sa pensée a été résumée dans une formule dont l’authenticité n’est pas assurée, mais qui dit en gros ceci: «Quand l’argent du fidèle tombe dans la crousille, l’âme quitte le purgatoire et va au ciel.»

C’est quoi une indulgence de l’Église?
L’indulgence est une «remise de peine» accordée au fidèle qui a commis des péchés durant sa vie sur Terre. Si l’indulgence partielle est une réduction du temps passé au purgatoire (lieu de transition où les âmes défuntes attendent de pouvoir entrer au paradis), l’indulgence plénière exempte complètement du temps du purgatoire. LB

C’est un ›marché’ prometteur. La grande peste a fait disparaître un tiers de la population occidentale et les morts ont laissé derrière eux de nombreux héritiers. Les survivants se sentent à la fois redevables des parents dont ils sont les bénéficiaires, et soucieux de leur salut. A Genève, ville de 12’000 habitants environ, 200 prêtres œuvrent à la cathédrale avec pour fonction principale, voire unique, de dire des messes pour les morts.

Léon X finira par condamner les thèses de Luther en juin 1520. Pourtant la plupart des théologiens de l’époque se montrent critiques vis-à-vis de Tetzel…
Le point de vue de Luther sur la question du trafic des indulgences est en effet largement accepté dans le monde théologique. La pratique de la prière pour les morts – qui remonte à l’Antiquité – est tout à fait admise, mais le monnayage des sacrements et des biens spirituels, par contre, ne l’est pas. Le pardon des péchés ne peut être acheté. L’Église, d’ailleurs, a toujours condamné ce marchandage, qu’elle nomme ›péché de simonie’, du nom de Simon le Mage, évoqué dans les Actes des apôtres (Ac 8,4-25), qui voulait monnayer avec saint Pierre le don de faire des miracles.

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Si la prédication des indulgences de Tetzel est encouragée en Allemagne par le cardinal Albert de Brandebourg, archevêque de Mayence et Magdebourg, un grand prince de l’Église, elle n’est admise en Suisse par aucun des principaux évêques (Bâle, Constance, Sion, Lausanne). Or la Suisse est un lieu d’importance dans la diffusion des idées, grâce à ces premiers centres européens majeurs de l’imprimerie que furent Bâle, depuis 1465 environ, Genève, dès 1478, et Zurich à partir de 1521.

Le jésuite Jean-Blaise Fellay | © js Suisse

L’époque est d’une incroyable complexité, avec d’intenses débats entre théologiens, à l’intérieur de chaque faculté, mais aussi de chaque ordre religieux. Tout le monde attend un concile pour remettre de l’ordre dans tout cela, mais à cause des tensions entre Léon X et l’empereur Charles Quint, il ne s’ouvrira qu’après la mort du premier, en 1545.

Tout le monde sauf Luther?
Luther a remis en question l’autorité même du concile en 1519, lors de la dispute de Leipzig avec le théologien Jean Eck. Pour lui, seules les Écritures (Sola Scriptura) sont infaillibles. Paradoxalement, ce principe va engendrer une multitude de confessions de foi. Chaque communauté, chaque ville propose la sienne, surtout dans le sud de l’Allemagne. Chacun vient avec sa propre lecture des Écritures et les débats se multiplient. Très vite, par exemple, Luther et Zwingli affichent des mésententes sur leur compréhension de la Cène et de l’eucharistie. Avec cette question fondamentale: comment s’incarnent les sacrements dans la vie?

«Sola Scriptura: seules les Écritures sont infaillibles. Paradoxalement, ce principe va engendrer une multitude de confessions de foi.»

Avec les thèses de Luther, l’unité de l’Église et celle de l’Empire s’effritent et cela suscite de grandes inquiétudes. Le cardinal Mathieu Schiner, conseiller de l’empereur Charles Quint et prince-évêque de Sion de 1498 à 1522, s’oppose donc au moine allemand. L’affaire des indulgences n’est finalement que la pointe de l’iceberg des divisions politiques et religieuses qui surgissent à cette époque.

Érasme lui-même accueille positivement au départ les critiques de Luther contre le marché des âmes. Comment expliquer la séparation, quelques années plus tard, entre humanisme catholique et humanisme protestant?
Le cœur du débat touche à la compréhension de l’autorité et du libre arbitre. À l’époque, on ne peut dissocier schisme religieux et schisme politique. Érasme, homme de tolérance, vit à Bâle quand il prend conscience d’un durcissement chez Luther. Il comprend que celui-ci remet en cause non seulement la pratique des sacrements ou l’autorité des évêques et du pape, mais aussi – ce qui est bien plus grave pour un humaniste tel que lui – la liberté de conscience elle-même.

Il va alors publier en 1524 son Traité du libre arbitre, dans lequel il affirme qu’avec la grâce de Dieu, l’Homme est capable de choisir le bien. Luther réplique l’année suivante dans le Serf-arbitre qu’il en est incapable du fait du Péché originel et que le salut provient exclusivement du sacrifice du Christ, et de la foi, sans les œuvres humaines.

La logique semble imparable: si l’homme ne peut rien pour son salut, le purgatoire et les indulgences n’ont donc aucune raison d’être…
Et prier pour sauver une âme du purgatoire serait s’élever contre la volonté de Dieu. C’est Jean Calvin qui va pousser ce raisonnement jusqu’au bout, avec la doctrine de la double prédestination. Dieu seul prédestine au salut, avant la Création, une minorité de pécheurs, gratuitement, sans qu’il ne soit question de leurs propres mérites; le reste des humains, la majorité, sont par avance damnés.

La pratique genevoise instaurée autour des morts dans la cité de Calvin est cohérente avec ce raisonnement. Il n’y a aucune cérémonie pour les morts, qui sont enterrés de manière anonyme. D’ailleurs on ne sait pas où Calvin lui-même est enterré!

Il est aussi interdit de prier pour les morts. Une veuve avait été surprise en train de prier sur la tombe de son mari. Convoquée devant le Consistoire, ce tribunal composé de pasteurs et de magistrats chargés de faire respecter la discipline et la morale, elle a été menacée d’exil si elle recommençait. Prier pour son mari, aux yeux du Consistoire, était un blasphème: soit Dieu avait déjà décidé de son époux, auquel cas cette prière n’avait aucun sens, soit il faisait partie des damnés et prier pour son âme se transformait en acte de rébellion contre Dieu.

Les indulgences peuvent donc être considérées comme un symbole de l’humanisme catholique, un savant alliage entre libre arbitre humain et grâce divine. Leur relance durant l’année jubilaire serait donc tout sauf anecdotique?
Tout à fait. La pensée de Luther s’est beaucoup basée sur l’épître aux Romains, où saint Paul parle de la justification par la foi seule. Mais Luther a omis un autre élément très présent chez Paul: celui de la réalité du Corps mystique du Christ.

Nous pouvons prier pour le salut des âmes défuntes, et celles-ci peuvent prier pour nous qui sommes sur terre. C’est la communion des saints, une pensée qui a trouvé sa pleine expression avec le concile Vatican II. La peinture de la Renaissance italienne le montrait déjà, mais surtout dans le sens de la prière des Bienheureux pour les terriens.

Le Christ, en montant au Ciel lors de l’Ascension, ne s’est pas coupé de la Terre. Il y a toujours circulation entre les deux mondes, grâce notamment aux sacrements, ces signes par lesquels Dieu se rend présent aux croyants. Toute la mécanique du salut du catholicisme repose sur les sacrements. Ils manifestent la double nature du Christ homme et Dieu. (cath.ch/lb)

* Jean-Blaise Fellay a consacré sa thèse (1984) à Théodore de Bèze, un théologien français établi en Suisse, qui a contribué au rayonnement de la Réforme protestante en Europe. Intitulée «Théodore de Bèze, exégète: traduction et commentaires de l’Épître aux Romains dans les ‘Annotationes in Novum Testamentum‘», l’ouvrage a été réédité en 2018, en prévision du 500e anniversaire de la naissance du réformateur genevois.

Dessin pamphlétaire montrant le triomphe de la Réforme luthérienne, représentée par Martin Luther, en moine, sur la papauté symbolisée par le lion et par la vente des indulgences | © Bernard Litzler
12 décembre 2025 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 6  min.
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