Rémi Brague est spécialiste des philosophies européennes, juives et arabes | © Raphaël Zbinden
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Rémi Brague: «L'anthropologie chrétienne est une christologie»

Y a-t-il une anthropologie chrétienne, et si oui, que peut-on en dire? Telles sont les questions auxquelles le philosophe français Rémi Brague s’est chargé de répondre, le 18 septembre 2020, à Fribourg. Un exposé qui a mis en exergue la vision chrétienne de l’homme face à des idéologies telles que le transhumanisme ou le relativisme.

Quel est le vrai visage de l’homme?, s’interroge Rémi Brague face à un parterre d’une cinquantaine de personnes réunies à Bourguillon (Fribourg), à l’invitation de l’institut Philanthropos. Une question quelque peu ironique au vu des nombreux visages masqués que l’on peut voir lors de cette conférence, où les mesures de sécurité anti-pandémiques sont strictement observées.

Une humanité donc chamboulée, qui se pose plus que jamais la question de ses limites, de sa liberté et de son identité. Rémi Brague met ainsi en avant la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons. «L’on brandit constamment l’étendard des droits de l’homme. Mais, quand on demande ce qu’est l’homme, et bien personne n’est fichu de le dire».

Définition insaisissable

Comment définir l’être humain, cela est-il seulement possible? La définition se heurte à deux difficultés majeures, relève le philosophe. Une première concerne la «différence spécifique», qui consisterait à déterminer les propriétés que l’homme possède seul. Aristote pensait que le «propre» de l’homme était le «logos», la «rationalité». Mais beaucoup d’autres «propres» ont été proposés, que ce soit le rire, le langage articulé, la station debout…Le constat est donc que la «différence spécifique» nous échappe.

«Nous sommes en voie d’humanisation»

Pour réaliser une définition, la seconde difficulté est de trouver une «réalité réussie» de la chose en question. Mais cet «homme véritable» existe-t-il? La philosophie à travers l’histoire a cherché de toutes ses forces à dénicher ce «spécimen particulièrement réussi», mais avec des résultats peu convaincants. Sénèque disait que «l’humanité est rare chez l’homme» et pour les sceptiques, l’homme était «introuvable».

Les deux Adams

Mais s’il est impossible de définir l’homme, peut-on au moins en brosser le portrait? Pour le christianisme, la réponse est ‘oui’. Elle se trouve tout au début de la Bible, dans la Genèse, où il est écrit que «l’homme est créé à l’image de Dieu».

Le problème étant ce que peut vouloir dire cette «image de Dieu». Tout un éventail de réponses a été donné, notamment par des Pères de l’Eglise, relève Rémi Brague. Certains, tels que le théologien du 4e siècle Grégoire de Nysse, ou saint Augustin, ont souligné que si l’homme était à l’image de Dieu, il possédait forcément toutes les propriétés de son modèle. Et parmi celles-ci «l’insaisissabilité». «Cela fait 50 ans que j’apprends à connaître ma femme», plaisante Rémi Brague. Mais si l’homme, à l’instar de Dieu, est «un abîme sans fond, inconnaissable», il peut toutefois se révéler par lui-même.

«Ils se considèrent eux-mêmes comme l’étalon et tout ce qui n’entre pas dans le moule est exclu»

Ainsi, l’anthropologie chrétienne nous offre deux «spécimens parfaits», inscrits dans le processus de révélation de Dieu. Selon saint Paul, ce sont «les deux Adams». Le premier vient de la terre, il est de corps naturel, et inclut tous les êtres humains. Sa chute a ainsi fait de nous des spécimens «imparfaits». Le second Adam vient du ciel, il est de nature spirituelle, c’est le Christ.

Nous sommes donc «en voie d’humanisation», «en voie d’assimilation au corps du Christ», celui «qui a réussi». De ce point de vue, l’anthropologie chrétienne est une «christologie», relève Rémi Brague. Elle ne peut ainsi être «qu’une doctrine du Salut».

Des idoles qui demandent des sacrifices

Selon le philosophe français, la caractéristique de cette anthropologie est qu’elle est la seule à se savoir «provisoire», alors que les autres se pensent «définitives». Ces dernières, en s’efforçant de tracer les limites de l’humain, en arrivent à établir une «auto-définition» de l’homme. «Ils se considèrent eux-mêmes comme l’étalon et tout ce qui n’entre pas dans le moule est exclu», note Rémi Brague.

«Saint Paul fait voir que les esclaves ne sont pas des «forces de travail à exploiter»

De cette façon, «on se fait une idole de soi-même», et toutes les idoles réclament des «sacrifices humains». Si l’on n’accepte pas d’être à l’image d’un Dieu insaisissable, on cherche un modèle ailleurs. Des idéologies telles que le transhumanisme, le marxisme ou le relativisme sont des exemples de cet homme «qui se fait lui-même à sa propre image». Pour Rémi Brague, ce sont autant «d’efforts du premier Adam qui n’a pas conscience de son caractère provisoire». Dans ces utopies d’amélioration de l’être humain par lui-même, le philosophe souligne les risques de la «définition» de ce qui est humain ou ne l’est pas. «Les exclus» de ces systèmes sont effet guettés par la marginalisation ou l’élimination.

Des lunettes spéciales

Mais pour cette anthropologie chrétienne «consciemment provisoire» (ce que nous avons à être, nous ne le voyons pas encore), «l’hominisation» va de pair avec «l’humanisation». Pour le chrétien, l’éthique n’est donc pas une «superstructure» de cette dimension, mais l’anthropologie elle-même. «L’anthropologie chrétienne ne dit rien de plus que l’anthropologie non-chrétienne, avertit Rémi Brague. Mais elle se contente de l’élargir et de l’approfondir». Elle donne au chrétien des «lunettes spéciales» qui lui permettent de voir de l’humain là où d’autres ne le voient pas.

«Cet élargissement du regard rend possible la démocratie»

Les Evangiles élargissent par exemple le concept de «prochain», notamment avec la parabole du bon Samaritain. Saint Paul fait voir que les esclaves ne sont pas des «forces de travail à exploiter» ou que les femmes ne sont pas des «pondeuses». Cette anthropologie désarme les tentatives «d’auto-divinisation». Elle nous permet de considérer le fœtus comme de l’humain, et non pas comme une «tumeur dans le corps de la femme», comme cela a pu être entendu. Cet élargissement du regard rend également possible la démocratie. Il fait en sorte que «l’idiot du village est aussi humain et de même valeur que le Prix Nobel».

Finalement, «le chrétien a cette faculté de voir le divin au plus bas, jusque dans un corps détruit et supplicié», explique Rémi Brague. C’est de cette façon, qu’il peut «couvrir le monde du manteau de l’humanité». (cath.ch/rz)

Rémi Brague, né le 8 septembre 1947 à Paris, est un philosophe et historien de la philosophie. Il est spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Il a également enseigné la philosophie grecque, romaine et arabe à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Université Louis-et-Maximilien de Munich. Il a en outre enseigné à l’institut Philanthropos, à Fribourg.

Il est lauréat de nombreuses distinctions littéraires et scientifiques, dont le Prix Ratzinger, en 2012. Il était le premier laïc à recevoir ce prix, considéré comme le «Nobel de la théologie».

Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont les plus renommés sont La sagesse du monde : histoire de l’expérience humaine de l’univers, Le Livre de Poche, coll. »Biblio Essais»,(2002), La Loi de Dieu: Histoire philosophique d’une alliance, Folio, coll. «Folio essais», (2008), et Le Règne de l’homme : Genèse et échec du projet moderne, Gallimard, coll. «L’Esprit de la cité», (2015). RZ

Rémi Brague est spécialiste des philosophies européennes, juives et arabes | © Raphaël Zbinden
21 septembre 2020 | 17:00
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture: env. 5 min.
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