Le patriarche déplore l’assassinat par Israël du Cheikh Yassine
Rome: Rencontre avec le cardinal Nasrallah Pierre Sfeir, chef de l’Eglise maronite du Liban
Rome, 25 mars 2004 (Apic) Le cardinal Nasrallah Pierre Sfeir, de retour de Rome, a une nouvelle fois mise en garde contre l’exode des chrétiens libanais. A son arrivée mercredi soir à l’aéroport internationale de Beyrouth, il a également déploré l’assassinat par Israël du guide spirituel du Hamas, Cheikh Ahmed Yassine, «et tous les attentats aveugles».
Le chef de l’Eglise maronite du Liban a affirmé que pour parvenir à la paix, «il faut utiliser des moyens de paix» et qu’»il n’y a pas de paix sans justice». Accueilli par le ministre libanais des Télécoms, Jean-Louis Cardahi, le patriarche maronite a déclaré qu’en ce qui concerne l’application de l’exhortation apostolique «Une espérance nouvelle pour le Liban», faisant suite au synode de 1995, «beaucoup reste à faire». Ainsi, la réconciliation et le pardon entre Libanais, recommandés par l’exhortation du pape Jean Paul II, n’ont pas reçu un début d’application.
Patriarche d’Antioche des maronites et président de l’Assemblée des patriarches et évêques catholiques du Liban (APECL), le cardinal Sfeir a participé à la huitième rencontre du Conseil post-synodal de l’assemblée spéciale pour le Liban. Ont participé à cette réunion annuelle de bilan sur la mise en oeuvre d’»Une espérance nouvelle pour le Liban», l’exhortation apostolique faisant suite au synode de 1995, le cardinal Jan P. Schotte, secrétaire général émérite du Synode des évêques, le cardinal Ignace Moussa Daoud, préfet de la Congrégation pour les Eglises orientales, ainsi que les représentants des six communautés catholiques libanaises.
Le 24 mars 2004, le cardinal Sfeir, chef spirituel et politique des maronites âgé de 84 ans, a accordé une interview de la correspondante d’Apic à Rome, au sujet a situation des chrétiens au Moyen-Orient.
Apic: Cardinal Sfeir, quelle est situation actuelle des chrétiens au Liban ?
Cardinal Sfeir: Malheureusement, les chrétiens du Liban quittent en nombre le pays. Je ne vois pas la chose sans inquiétude. Les chrétiens ne sont d’ailleurs pas les seuls, les musulmans quittent aussi le pays. Mais la différence, c’est que les familles musulmanes sont encore beaucoup plus nombreuses que les familles chrétiennes.
Cela ne veut pas dire qu’il y ait désespoir. Si le retour de ceux partis pour l’Australie, pour les Etats-Unis ou pour le Canada est peu envisageable, car ils y auront créé un foyer, des amitiés, des relations dont il serait difficile de s’arracher, je crois que beaucoup de jeunes partis pour l’Europe ou pour les pays arabes reviendront le jour où la situation du Liban redeviendra normale.
Apic: Que signifie pour vous ce retour à une situation normale ?
Cardinal Sfeir: Cela signifie d’abord l’application des accords de Taëf. Il faut que les troupes étrangères, c’est-à-dire les troupes syriennes, quittent le Liban, pour que notre pays ne soit plus sous leur tutelle. Il faut que le Liban puisse récupérer son indépendance, sa souveraineté, et prendre ses décisions librement. Par ailleurs, il est nécessaire d’opérer la réconciliation entre les Libanais. A ce moment-là, j’espère que le Liban sera pleinement indépendant, jouissant de toutes ces prérogatives. Alors il pourra appeler ses fils à rentrer !
Apic: Le Liban affronte actuellement une situation économique et politique difficile.
Cardinal Sfeir: Le Liban a aujourd’hui une charge de dettes très lourde, quelque 35 milliards de dollars, pour un petit territoire. Les jeunes ne trouvent pas facilement du travail, nombreuses sont les industries et les sociétés qui ferment leur porte. Les jeunes, souvent des universitaires diplômés, ne trouvant pas de travail, sont obligés d’aller chercher ailleurs.
Au Liban, nous avons eu notre part de guerre pendant 17 ans. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait conflit entre musulmans et chrétiens. Le pays n’est pas divisé du point de vue religieux, mais du point de vue politique. D’ailleurs, même au plus fort de la guerre, il y avait des chrétiens qui tuaient des chrétiens et des musulmans qui tuaient des musulmans.
Actuellement, il y a des chrétiens, ceux qui sont au pouvoir, qui défendent la présence syrienne, alors que d’autres n’en veulent pas. Et de même chez les musulmans, qui eux n’ont peut-être pas la possibilité de s’exprimer aussi clairement. Nous avons certainement intérêt à vivre avec les musulmans et à ne pas chercher la querelle. Actuellement, grâce à Dieu, on arrive à se comprendre mutuellement.
Apic: Vous gardez ainsi espoir.
Cardinal Sfeir: Il y a de l’espoir que cela s’améliore, même si jusqu’ici cela n’a pas été vraiment le cas. Nous sommes dans cette situation depuis 1976. Nous espérions que la situation internationale aurait alors aidé le pays, mais le conflit en Irak et en Palestine a rendu la situation peu claire. Il y a quelques grands pays qui disent que le Liban ne peut maintenir sa sécurité par lui-même, ce que je crois être un faux argument. Le Liban doit pouvoir assumer sa responsabilité à l’égard de lui-même, par les moyens qu’il a, à condition que ses voisins le respectent et respectent son indépendance.
Apic: Quelle est votre réaction suite à l’assassinat par Israël du Cheikh Yassine ?
Cardinal Sfeir: L’attentat contre la vie du Cheikh Yassine, homme connu et à la tête d’une fraction assez nombreuse de la population, a vraiment soulevé tout le pays. Il y a eu des protestations jamais vues jusqu’ici, et il y a menace de part et d’autre. La situation a empiré. Les Palestiniens souhaitent qu’on leur donne leur territoire et qu’on les laisse tranquilles, et les Israéliens disent que les Palestiniens s’attaquent à eux. Les Juifs ne sont pas beaucoup plus heureux que les Palestiniens parce qu’ils sont soumis à des attaques, à des explosions, à des suicidaires.
Apic: Et l’avenir des chrétiens palestiniens ?
Cardinal Sfeir: Les chrétiens de Palestine ont dû quitter le pays car personne ne peut vivre dans un enfer, Les tragédies se multiplient, des explosions, des victimes, des gens qu’on enterre. C’est malheureux car il y a tous les jours des explosions. Ce n’est pas ainsi qu’on peut mener une vie paisible et tranquille, pas dans une atmosphère malsaine et faite de guerre, de haine et de rancoeur. On ne peut pas arriver à travers la guerre à la paix souhaitée. Il faudrait que chaque nation, chaque peuple, ait le moyen de vivre à l’intérieur de l’Etat qui lui soit octroyé dans la paix et dans la justice. Et pour l’Irak c’est la même chose !
Apic: La situation irakienne vous inquiète également ?
Cardinal Sfeir: Cela prend du temps pour pacifier un pays, surtout une nation comme l’Irak qui a souffert pendant des années de la dictature. Tout le monde est d’accord sur le fait que ce n’est pas du jour au lendemain qu’on peut établir la démocratie. La démocratie demande beaucoup de pratique, beaucoup d’éducation et beaucoup d’exercice. Il faut une, deux, voire trois générations pour habituer les gens aux normes démocratiques.
Apic: Le bienheureux Nimatullah Al Hardini (1808-1858), moine libanais béatifié en 1998, sera canonisé par Jean Paul II le 16 mai 2004. En quoi est-il un exemple pour les chrétiens d’Orient ?
Cardinal Sfeir: Trois Libanais ont été canonisés en l’espace d’un demi- siècle: saint Charbel (1828-1898), sainte Rafka (1832-1859) et bientôt le bienheureux Hardini. Tout en étant assistant de son ordre (l’Ordre libanais maronite), professeur et maître des novices, il ne répugnait pas à se donner à des tâches humbles, à des occupations ordinaires comme la reliure de livres. C’était un homme de prière et d’obéissance, qui pratiquait la règle et la charité. Le Père Nimatullah Al Hardini était un moine qui a mené une vie paisible faite de sacrifices. En cela il est un exemple pour nous. Propos recueillis à Rome par Ariane Rollier. (apic/ar/imedia/orj/be)