L’an 2000, entre peurs et espérances
Suisse: A l’aube du 3è millénaire, pas de panique face aux prédicateurs d’apocalypse
Morges, 3 octobre 1999 (APIC) De façon concomitante à la panique orchestrée du fameux «bogue de l’an 2000», version «high-tech», sécularisée et agnostique, de la «grande peur de l’An Mil» au Moyen Age, l’approche du 3ème millénaire favorise chez beaucoup des attentes millénaristes diffuses. Quand ce n’est pas une véritable angoisse suscitée par les élucubrations apocalyptiques de certains «allumés» inspirés par Nostradamus… Du genre de celles du couturier Paco Rabanne lors de l’éclipse du 11 août dernier, complaisamment relayées par certains médias étonnement peu critiques pour la circonstance.
C’est pour mieux comprendre ces mécanismes de prédictions et de rumeurs collectives, découvrir le sens profond de l’Apocalypse dans les Ecritures et l’utilisation qu’en font les mouvements religieux contemporains et les sectes, qu’une cinquantaine de personnes s’étaient donné rendez-vous samedi à La Longeraie, à Morges, sur le thème «L’an 2000 – Entre peurs et espérances». Ils répondaient à l’invitation de Françoise Elsig, responsable du Service «Pastorale et Sectes», fondé l’an dernier par l’Eglise catholique du canton de Vaud. Pas question pour F. Elsig, qui peut faire valoir une expérience de neuf ans d’engagement bénévole dans l’information, le conseil et l’aide aux victimes des sectes, de céder à la psychose propagée par des médias de boulevard.
Pas d’indices de dérives dangereuses, prélude à de nouveaux suicides collectifs en Suisse
Malgré la nervosité perceptible dans certains milieux, il n’y a pas lieu de donner dans l’hystérie. Certes, l’attente de temps nouveaux, catastrophiques ou paradisiaques, nourrit les fantasmes des foules tout au long de l’histoire, en particulier dans les périodes de crise. C’est un fait que l’idée de tournant et de passage associée au changement de millénaire crée une atmosphère favorable aux thèses millénaristes et pas seulement sous leurs formes chrétiennes.
Il ne faut pourtant pas s’attendre à des actions spectaculaires de groupes apocalyptiques à la veille de l’an 2000, a laissé entendre l’historien fribourgeois Jean-François Mayer, spécialiste des sectes et des mouvements religieux et tout nouveau chargé de cours en science comparée des religions de l’Université de Fribourg. S’il ne peut donner d’assurances à 100% – «il n’est pas possible de suivre simultanément l’évolution de centaines de mouvements !», J.-F. Mayer n’a pour l’instant aucun indice de dérives dangereuses, prélude à de nouveaux suicides collectifs sur le modèle de l’Ordre du Temple Solaire (OTS).
Et l’historien, qui connaît le dossier et certains de ses protagonistes de très près, de se demander à haute voix si les croyances apocalyptiques ont vraiment été à l’origine du drame: «Elles ont plutôt créé la toile de fond, l’arrière-plan sur lequel s’est inscrite la dérive». Des croyances millénaristes qui ont certes été en quelque sorte un support nécessaire, «mais on ne saurait dire qu’elles aient constitué à elles seules la cause d’un drame causé par la paranoïa, le développement de fantasmes de persécution et de tensions internes au groupe».
L’on ne saurait pourtant nier que «l’apocalyptisme» constitue potentiellement un terreau à risques, admet le chercheur, puisque l’approche de la fin des temps et de l’instauration d’un ordre radicalement nouveau peut aisément conduire à s’affranchir des lois d’un monde déjà condamné. Mais le spécialiste a pu observer nombre de mouvements millénaristes de cette fin de siècle: leurs adeptes sont avant tout des citoyens paisibles nullement désireux d’entrer dans l’illégalité ou de détruire une société dans laquelle ils s’efforcent de vivre honnêtement. La plupart de ces groupes attendent passivement la fin des temps, car ils pensent que cet avènement relève davantage d’une décision divine que d’une action humaine.
L’an 2000, pas de signification particulière pour nombre de groupes millénaristes
Détail d’importance: pour la majorité des courants millénaristes – qui ne se limitent pas au terreau protestant, mais qu’on trouve également dans des milieux catholiques ou para-catholiques, notamment autour d’apparitions mariales ou autres visions, et dans des sectes d’inspiration chrétienne ou autre – , l’an 2000 n’a pas de signification particulière. Beaucoup de ces groupes sont même soucieux de s’en distancier. En effet, l’apocalyptisme et le millénarisme ne vont pas s’éteindre après le passage au nouveau millénaire: «Ce sont des composantes permanentes du paysage religieux, tant que dureront les insatisfactions humaines face aux injustices et imperfections de ce monde et le rêve d’une `terre sans mal’». D’autant plus que ces mouvements en marge peuvent alimenter leurs spéculations dans les inquiétudes plus largement répandues dans la société et qui n’ont rien de particulièrement religieux. «La sécularisation des craintes apocalyptiques reflète aussi les transformations de nos sociétés et de nos système de croyances».
Le millénarisme biblique, un sujet d’actualité
L’espérance judéo-chrétienne du «Royaume de Dieu» sur la terre, règne ou prévalent la paix, la justice, la joie dans l’Esprit Saint – «bref le bonheur total !» – est une notion profondément enracinée dans les prophètes tardifs de la Bible hébraïque, notamment chez le prophète Daniel, a rappelé pour sa part le Père dominicain Benedict T. Viviano, professeur du Nouveau Testament à l’Université de Fribourg. Cette espérance devient centrale dans le message de Jésus. Mais son expression dans des termes spécifiquement millénaristes ne se trouve par contre que dans le dernier livre du Nouveau Testament, au chapitre 20 de l’Apocalypse de saint Jean.
A l’évidence, le millénarisme biblique est un sujet d’actualité pour les chrétiens, à l’approche des 2000 ans de la naissance du Christ. Il n’y a qu’à se rappeler la lettre apostolique du pape Jean Paul II «Tertio Millenio Adveniente», incitant à une préparation priante pour l’an 2000. Le bibliste américain enseignant àà Fribourg, dans une savante démonstration, a tenté de sortir de son isolement le seul texte dans toute la Bible qui parle d’un royaume où règnent des saints ressuscités «durant mille ans» (Apocalypse 20, 1-10), pour l’intégrer dans un ensemble plus large d’enseignements.
Personne ne connaît le jour ni l’heure
Le Père Viviano, affirme que dans une situation où l’Europe d’aujourd’hui est tentée par la morosité, le nihilisme, le fatalisme, on ne peut vivre longtemps sainement sans espoir. «Le millénaire, ou mieux, le Royaume de Dieu sur la terre fait partie – un fait malheureusement souvent négligé dans l’Eglise – de l’espérance que les Eglises ont à offrir au monde (…) Le chrétien doit avoir une espérance et pour l’avenir de ce monde, et pour la vie éternelle au ciel. Dieu n’a abandonné ni son peuple, ni son monde». Pour le Père Viviano, pas d’hystérie ou de fanatisme quant à la date ou l’heure de l’arrivée du Royaume (»personne ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne d’aure que le Père» (Marc 13,32), mais la nécessité pour les chrétiens de préparer les chemins du Seigneur.
Pas de panique en France, mais l’inquiétude existe dans d’importants secteurs de l’opinion
Analysant le fonctionnement des rumeurs et des peurs collectives, Véronique Campion-Vincent, chercheur au CNRS à Paris, a révélé que plus que sur une interprétation de textes bibliques, comme aux Etats-Unis, les prévisions de catastrophes à l’occasion du passage du millénaire s’appuient en France sur une méfiance grandissante face aux conséquences néfastes du progrès. Malgré les succès de librairie des prophètes de malheur, on ne note pas de véritable panique dans la population: dans les sondages, l’an 2000 vient au dernier rang des peurs exprimées par les Français, contrairement aux problèmes économiques et à la pollution de l’atmosphère. Seules 18% des personnes interrogées (Sondage IPSOS/L’Evénement, 10-16 juin 1999) ont déclaré avoir peur en raison de prédictions annonçant les pires catastrophes.
Pour Véronique Campion-Vincent, l’avènement de l’an 2000 ne provoque pas en France une peur collective généralisée, mais une inquiétude face au changement de millénaire existe bel et bien dans d’importants secteurs de l’opinion. Face aux développements accélérés des sciences et de la technique, des courants rassemblant les tenants d’une écologie catastrophiste et les déçus de la technique ont relayé les peurs millénaristes des courants religieux.
Dans un plaidoyer passionné pour une foi adulte, libérée du carcan de «fonctionnaires de la foi» qui «ont pris Dieu en otage», l’écrivain Jacques Neirynck, professeur émérite de l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne, a estimé que le délire millénariste et la prolifération sectaire sont les conséquences normales du grand écart entre croire, savoir et faire. Le sommet de l’évolution scientifique et technique se situe dans le monde occidental «qui pratique sur une large échelle l’apostasie de sa foi traditionnelle, le christianisme». Pas étonnant alors que l’on assiste à un «désordre des esprits». En effet, sur la base d’une réflexion scientifique qui ne dit rien par définition du sens de l’existence, on essaie de construire la première société, sinon athée, du moins agnostique, et certainement anomique, c’est-à-dire sans règles et points de repères, car plus rien ne semble désormais avoir de valeur en soi. Pour le scientifique catholique d’origine belge, qui ne cache pas son engagement chrétien, une synthèse entre la foi et la science est plus que jamais urgente et vitale. (apic/be)