Peut-on enquêter librement sur Tariq Ramadan?

Suisse: Ian Hamel publie une biographie sur Tariq Ramadan refusée en France

Laurette Heim, pour l’Apic

Genève, 23 janvier 2007 (Apic) A l’occasion de la sortie du livre «La vérité sur Tariq Ramadan, sa famille, ses réseaux, sa stratégie», aux éditions Favre, l’auteur, Ian Hamel, explique pourquoi son livre, censuré, n’a pas été publié en France.

Pour être «politiquement correct», un journaliste se doit de révéler que l’islamologue genevois tient un double langage ou entretient des relations avec des réseaux islamistes. Sans quoi ses propos seront jugés inintéressants. L’Apic a demandé à Ian Hamel pourquoi son éditeur l’a lâché.

Apic: Ian Hamel, dites-nous d’abord pourquoi une enquête sur Tariq Ramadan ?

Ian Hamel: J’avais lu le livre que Tariq Ramadan a co-écrit avec Jacques Neirynck, «Peut-on vivre avec l’islam?», Favre 1999, et j’y est trouvé des choses censées qui ne correspondaient pas à ce qui se disait, notamment dans les médias. Tous les livres – à charge (1) sauf celui d’Aziz Zemouri qui est un entretien – n’étaient pas sortis et une maison d’édition s’est intéressée à mon projet d’enquête.

Apic: Au départ, il s’agit donc de Flammarion.

IH: Oui, je signe un contrat avec les Editions Flammarion, collection EnQuête, en avril 2004. Au printemps 2005, la sortie du livre est repoussée à l’automne pour cause de multiples publications d’ouvrages sur le même sujet. Quelques corrections plus tard, je rends mon manuscrit définitif en août 2005. La parution est prévue pour octobre-novembre de la même année mais il s’en suit un long silence entrecoupé de quelques mails que j’envoie à mon directeur littéraire, Thierry Billard.

En mai 2006, excédé par la lenteur de ses réponses, je lui fais parvenir une lettre recommandée. Finalement, en date du 30 juin, une longue lettre, 6 pages, me parvient. La «sentence» est définitive: après m’avoir fait attendre plus de 10 mois, Flammarion ne publiera pas mon enquête.

Apic: Contacté par l’Apic, Thierry Billard, avec qui vous dites avoir eu de bonnes relations au départ, répond que Flammarion n’a pas édité votre livre pour des raisons éditoriales, que d’autres biographies étaient sorties entre-temps sur le même sujet et que le manuscrit remis ne les a finalement pas convaincus. Il affirme aussi que ceci arrive régulièrement. Or vous, Ian Hamel, si vous admettez que le procédé est tout à fait légal, vous dénoncez par contre l’argumentaire de ce refus. Expliquez-nous ce qui s’est passé.

IH: Effectivement, Flammarion aurait pu se contenter de m’informer que mon livre ne leur convenait pas. Mais il faut savoir qu’il y a un suivi quand on écrit. Les chapitres sont livrés et discutés à mesure. La préface, écrite par Vincent Geisser (2), avait été approuvée. Flammarion m’a donné des à-valoirs, des avances de frais, et m’a payé un séjour de 3 semaines en Egypte pour enquêter sur place. Au départ, le directeur de Collection, Guillaume Dasquié, était censé me suivre. Apparemment en conflit avec Flammarion, celui-ci a quitté l’éditeur depuis.

Il me suggérait par exemple de parler des islamocrates, mouvement qui serait censé représenter tous les musulmans de France, unis pour fonder un parti politique et se présenter aux élections. Lorsque je lui réponds que c’est absurde, il me dit que cette idée ferait vendre! Guillaume Dasquié a écrit, entre autres, «Ben Laden, la vérité interdite», Denoël, nov. 2001 avec Jean-Charles Brisard.

Ils ont tout deux été condamnés par la Haute Cour (High Court) de Londres, le 15 juin 2006, pour avoir, au lendemain du 11 septembre 2001, inventé «la piste financière saoudienne» et tout ce qui s’en est suivi (Ndlr: Jean-Charles Brisard, expert français du renseignement installé à Lausanne, avait travaillé pour le Ministère public fédéral (3) ). Ils ont été condamnés à rendre des excuses publiques dans la presse internationale, notamment pour la France dans le Figaro et Le Monde et pour la Suisse l’Hebdo et Le Temps.

Aujourd’hui, les médias du monde entier ainsi que toutes les autorités qui ont utilisés les compétences de ces «spécialistes du terrorisme international» sont un peu gênés, à quelques exceptions près (4), de dire qu’ils se sont lourdement trompés. Ce n’est jamais simple d’avouer qu’on s’est fait avoir… alors ils oublient (Ndlr: Guillaume Dasquié a été par exemple rédacteur en chef de Intelligence Online (5) de 1999 à 2003 puis, selon un communiqué de presse daté du 22 avril 2004, nommé Directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques, (IRIS).

Moi-même, au début, connaissant assez peu de choses en matière de terrorisme, comme tant d’autres, j’ai écouté et suivi ces «spécialistes» arrivés au bon moment. Ils ont compris que les trop longues explications – toujours assez complexes et jamais binaires – des chercheurs ne passaient pas en télévision. Il fallait un discours extrêmement bref avec un coupable immédiat à la clé.

Apic: Le 14 juillet 2003, vous signez, dans le quotidien suisse Le Matin, un article dont le titre et le contenu laisse entendre que Tariq Ramadan aurait des contacts réguliers avec un membre présumé d’Al-Qaïda, Ahmed Brahim. Vous vous appuyez sur deux documents émanant de la direction générale de la police, au ministère espagnol de l’Intérieur.

IH: J’affirme avoir apporté des nuances dans cet article, mais j’avais des soupçons à l’époque. D’autre part, j’avais de vrais documents. Mais par la suite, Tariq Ramadan n’a jamais été inquiété sur ce dossier par la justice. Après un an d’enquête, mon analyse de la situation a donc changé et j’en suis arrivé à la conclusion que Tariq Ramadan n’a aucun lien avec une quelconque mouvance terroriste.

Apic: Non seulement vous affirmez cela, contrairement à tous les autres ouvrages cités plus haut, hormis celui de Aziz Zemouri, mais vous dites aussi qu’il n’est nullement dangereux pour la démocratie. Bien au contraire peut-être, puisqu’il incite les musulmans en particulier à la participation citoyenne. Vous ne le diabolisez donc pas et même dénoncez cette manière de faire. N’est-ce pas là que le bât blesse?

IH: Thierry Billard, mon directeur littéraire, m’a toujours dit qu’il n’y connaissait rien sur mon sujet et qu’il se bornerait à me corriger le style. Il voulait cependant que je «descende» Ramadan. Je sais qu’il a envoyé mon manuscrit à plusieurs personnes réputées «anti-Ramadan», ce qui est son droit le plus strict sur le plan des idées.

Bien sûr, il est normal que quelqu’un qui n’est pas spécialiste dans un domaine particulier demande l’avis d’autres personnes. Mais le problème est que dans cette lettre, où je suis tantôt accusé d’être complaisant et tantôt d’être un incapable, il y a des détails et des citations dont je reconnais les provenances. Je suis même accusé d’avoir dit ou omis certains faits dans mon livre, ce qui est totalement faux. J’ai interviewé quantité de personnes en Suisse, en France et en Egypte.

C’est une enquête qui a donné l’occasion aux détracteurs, aux inconditionnels, aux indifférents, aux autorités et aux polices de s’exprimer. Je donne aussi mon avis et je ne suis pas complaisant mais mes conclusions quant à la culpabilité ou la dangerosité de Tariq Ramadan diffèrent effectivement de la pensée d’un petit noyau parisien, qui va indifféremment de la gauche à la droite et qui réunit des personnalités du monde politique, économique et journalistique.

Mais cette idée que l’islam est un véritable danger pour la démocratie ne reflète pas la réalité française comme je l’ai entendu dire lors d’un entretien avec Didier Leschi, chef du bureau central des cultes et Yannick Blanc, le chef de service au ministère de l’Intérieur, chargé de la sous direction des affaires politiques et de la vie associative: en France, les relations au sein de la population se passent plutôt bien.

Apic: Dans cette lettre, que la rédaction a lu en entier, Thierry Billard se moque aussi de plusieurs personnes.

IH: Oui, il fustige et minimise le rôle et les dires de Yannick Blanc justement, qui, je le précise dans mon livre, sera nommé quelques jours après ma visite, directeur de la police générale à la préfecture de police de Paris. Lorsque je cite Michel Seurat, le sociologue et chercheur au CNRS (Ndlr: enlevé en 1985 au Liban et annoncé mort en 1986) qui a écrit un livre de référence sur les Frères Musulmans, il se permet d’écrire «même les morts parlent».

De Vincent Geisser, mon préfacier, il dit que c’est lui qui a inspiré en partie mon livre et donc, qu’il est d’accord avec lui-même. En fait, Thierry Billard est déçu que je n’aie pas été capable de prouver la culpabilité de Tariq Ramadan alors que, sous entendu, tout le monde le sait. Il me dit aussi que parler des Frères musulmans est hors sujet et qu’au bout de quelques chapitres, le lecteur … baisse les bras.

Apic: Toujours dans cette lettre, nous lisons que «une enquête doit être un point de vue avec des documents inédits» et que Thierry Billard se dit «dubitatif et fort déçu» car «ce n’est toujours pas une enquête journalistique objective» et «il n’y a pas de nouveauté comme le souhaite Flammarion».

IH: A la fin de sa lettre, il conclu que mon «texte n’est toujours pas à la hauteur de nos attentes». Mais il précise encore que Flammarion, maison généraliste, ayant une collection d’investigations très remarquée, ne peut publier un manuscrit inabouti et qui pourrait passer pour partisan.

Apic: On pourrait donc en déduire que les éléments nouveaux que vous apportez ne sont pas ceux souhaités. Ian Hamel, qualifiez-vous cela de censure, de boycott?

IH: Les deux. D’autant plus que des personnes qui ont positivement parlé de Tariq Ramadan ont voulu retirer leurs témoignages. En effet, certains détracteurs ont essayés de les persuader qu’ils allaient se faire une mauvaise image.

Mais encore parce qu’il me reproche de n’avoir pas su trouver les «cassettes», celles où, selon ses ennemis, il tiendrait un double langage, spécifie Thierry Billard, et qui existent bel et bien, selon sa missive. Tout comme le fait de n’avoir pas démontré que de jeunes gens enclins au terrorisme ont suivi les cours de Ramadan. Sur ce point, affirme-t-il textuellement, une enquête plus poussée aurait permis de l’établir. Au fond, les journalistes, les éditeurs et les «spécialistes» médiatiques savent mieux et plus que toutes les polices et tous les services secrets.

Apic: Ian Hamel merci et dites-nous pour terminer, pourquoi les éditions Favre?

IH: Pour les éditeurs français, ce sont les présidentielles qui sont d’actualité. Même sans l’avoir lu, ceux que j’ai contactés m’ont dit qu’en cas d’intérêt, la publication ne pourrait se faire qu’en octobre-novembre 2007. Favre m’a demandé 48 heures pour lire le manuscrit puis il m’a appelé pour me donner son accord. Ensuite, un souci d’imprimerie a reporté la parution de novembre 2006 à janvier 2007.

Encadré

Journaliste en Suisse et en France

Ian Hamel est journaliste. Il travaille en France pour Le Point comme correspondant suisse. En Suisse, il écrit pour La Liberté et Matin Dimanche. Il fournit également des articles à Intelligence Online, publication d’informations exclusives destinées à des professionnels dans les domaines politiques et économiques. Auparavant, il a été 5 ans coopérant en Guyane et correspondant pour Le Monde et l’AFP et 5 ans en Afrique pour Libération, l’AP et Le Journal de Genève. Ian Hamel a également travaillé 2 ans pour l’Illustré et 8 ans, jusqu’en 1997, à l’Hebdo pour la rubrique économique. Il a étudié le journalisme et l’Histoire à l’Université de Strasbourg.

(1) Jack-Alain Léger, Tartuffe fait Ramadan, Denoël, 2004; Lionel Favrot, Tariq Ramadan dévoilé, LyonMag, 2004; Mohamed Sifaoui, Lettre aux islamistes de France et de Navarre, Le Cherche Midi, 2004; Caroline Fourest, Frère Tariq, Grasset, 2004; Elie Ayoub, Tariq Ramadan ou la Tentation de Dieu, Jacques-Marie Laffont, 2004; Aziz Zemouri, Faut-il faire taire Tariq Ramadan?, L’Archipel, 2005; Paul Landau, Le Sabre et le Coran, Tariq Ramadan et les Frères musulmans à la conquête de l’Europe, Editions du Rocher, 2005.

(2) Politologue, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (CNRS) et enseignant à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.

(3) Le spécialiste du terrorisme Jean-Charles Brisard obligé d’avouer de lourdes erreurs, Le Temps, 27 octobre 2006.

(4) Les erreurs à répétitions d’un «spécialiste du terrorisme» Le Matin dimanche du 21 janvier 2007.

(4) Lettre professionnelle consacrée à l’actualité du risque politique et de l’intelligence économique.

(5) Olivier Carré et Gérard Michaud (Michel Seurat), Les Frères musulmans, Paris, Gallimard-Julliard, collection Archives, 1983. (apic/lh/bb)

23 janvier 2007 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 8  min.
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