Sylviane Dupuis | © Magali Girardin
Suisse

Sylviane Dupuis: «Le fonds culturel biblique revient par la littérature»

Pour son dernier ouvrage, Au commencement était le verbe, la professeure, poétesse et dramaturge genevoise Sylviane Dupuis a glané les références bibliques dans la littérature romande du XXème siècle.

Sylviane Dupuis en a vu défiler, des figures, des histoires et des paysages qui font écho aux textes bibliques dans la littérature de langue française. Dans son dernier livre, Au commencement était le verbe (Ed. Zoé, Genève, 2021), elle retrace l’influence des textes bibliques chez les auteurs romands du siècle passé. Rencontre avec une passionnée des mots – ici, au croisement du Verbe. 

Les auteurs protestants et catholiques s’intéressent-ils aux mêmes passages bibliques?
Sylviane Dupuis: Ce qui est frappant en Suisse romande, c’est que les protestants et les catholiques vivent ensemble – ou très proches, dans un territoire extrêmement petit. Donc les écrivains se connaissent, s’écrivent, se parlent et se lisent. Il y a en partie une influence réciproque des uns sur les autres, qui fait que les séparations ne sont pas aussi flagrantes qu’on pourrait le penser. Par exemple, il est clair que l’Ancien Testament est une lecture beaucoup plus protestante que catholique. Ces derniers étant beaucoup plus des lecteurs du Nouveau Testament et des Évangiles, qui s’intéressent peut-être moins à la langue de la Bible qu’aux histoires.
Donc, il y a des différences, mais qui, finalement, s’atténuent du fait que, en tout cas entre les auteurs, il y a beaucoup de connivences. Par exemple, le catholique Maurice Chappaz et les protestants Jacques Chessex et Gustave Roud étaient extrêmement proches. Et le «catholicisme solaire» (P.-A. Tâche) de Cingria a exercé une sorte de fascination, par la liberté jubilatoire de son écriture, sur Chessex ou Nicolas Bouvier!

«Ils sortaient du fond des âges et en même temps étaient dans le mien, tout pareils aux paysans qui venaient au marché, étant cultivateurs comme eux et vignerons comme eux, ayant comme eux des bœufs et des moutons […]. Toutes ces histoires de la Bible, je les ai vécues».
C. F. Ramuz, Découverte du monde, 1939

Parmi les personnages bibliques, il y a des figures qui ressortent chez les uns et chez les autres, en lien avec deux grands thèmes obsédants en Suisse romande: le mal et la mort – qui sont peut-être plus liés à un fond protestant, calviniste, même s’ils vont se retrouver partout. Les figures qui reviennent sans cesse: celle de Job, celle de Judas – qui trahit mais qui en même temps fait advenir la révélation, celle de Lazare – le mort qui renaît à la vie –, ou encore ses sœurs Marthe et Marie (où les femmes auteures voient un double stéréotype féminin à mettre en question).

Peut-on parler de particularismes régionaux dans le choix des thèmes, des textes ou des figures bibliques évoqués par les auteurs du XXème? 
Le cas de Corinna Bille et Maurice Chappaz (les deux écrivains forment également un couple, ndlr) est très intéressant, car ils ont exactement le même rapport au livre de la Genèse «appliqué» au paysage valaisan, que Ramuz l’a dans le cadre du paysage vaudois. Maurice Chappaz identifie Sion (en Valais) à Jérusalem et la vallée du Rhône aux paysages bibliques. Ramuz, de son côté, identifie enfant le paysage vaudois à celui de la Genèse. C’est comme si l’imprégnation biblique avait produit du côté catholique comme du côté protestant une confusion du paysage et de la Bible qui est réinterprétée chaque fois par une mentalité et dans un contexte autres, et dans des œuvres différentes.

Cependant, c’est le même processus de fusion entre le texte du Livre et la réalité. Alice Rivaz (écrivaine vaudoise ayant écrit son œuvre à Genève, ndlr) ironisera là-dessus en disant que les jeunes Suisses ont été élevés dans cette idée que la Suisse était véritablement un pays biblique. En quelque sorte, ces imaginaires, que ce soit du côté agnostique, catholique ou protestant, sont poussés à mêler, hors du temps, les paysages bibliques et réels. C’est très significatif pour une forme de conservatisme, de sentiment d’immobilité, en Suisse, qui va, malgré la Seconde guerre mondiale, se perpétuer jusque dans les années 1970, où il y a une rupture formidable.

«La maison est arrêtée sur le dernier contrefort du Jura comme l’arche sur le mont Ararat».
Catherine Colomb, Châteaux en enfance, 1945

«Maintenant il fait un temps de printemps et cette Judée transparaît au bord du Rhône. Elle est ici.«
Corinna Bille, L’Evangile selon Judas, 2001

Que reste-t-il des références bibliques chez nos auteurs contemporains?
Presque rien… Pour moi, c’est lié à l’éducation religieuse. Une forme de transmission des textes a perduré bien plus longtemps ici que par exemple dans la France laïque, où il y a eu un effacement beaucoup plus précoce de cette dimension. Je sens bien que la question religieuse (au sens large) revient énormément dans les sociétés contemporaines. Mais pour le moment, il y a une parenthèse, avec une longue absence, me semble-t-il, de cette dimension-là de la culture – qui revient un peu comme un refoulé.

Ce qui m’a frappée, en revanche, c’est qu’aujourd’hui, les jeunes auteurs d’ici sont curieux de ceux qui les ont précédés en Suisse romande. Parfois, ils ont commencé à travailler cette littérature à l’école, mais ils se demandent surtout ce qui s’est écrit ici dans le siècle précédent. Et du coup ce fonds culturel biblique – chez Ramuz et les autres – revient par le détour de la littérature ! Ça m’a toujours étonnée, sur le plan religieux, qu’on veuille transmettre plus la religion ou la foi que les textes.

Une sorte de religiosité… sans sources?
Oui, entre les années 1970 et aujourd’hui, on cherchait d’autres manières de faire passer la foi, de rallier à la foi, parce que les églises et les temples se vidaient. Mais ce qui se transmet dans la culture humaine, ce sont les textes. Ce qui m’intéressait c’était de voir comment les Écritures avaient nourri la littérature de Suisse romande. Où j’observe aussi une énorme déconstruction des textes bibliques, de la subversion, de l’ironie, jusqu’à la profanation, chez les femmes autant que chez les hommes – pour s’en libérer. (cath.ch/jds/rz)

1 UTZ, P., Culture de la catastrophe. Les littératures suisses face aux cataclysmes [2013] (trad. M. Graf), Genève, Zoé, 2017

> Au commencement était le verbe – Editions Zoé, Genève, 2021.

Biographie
Sylviane Dupuis, née en 1956, est poète, auteure de théâtre et essayiste. Elle vit à Genève où elle a enseigné la littérature de langue française au collège Calvin et à la Faculté des Lettres. Prix C. F. Ramuz de poésie en 1986, elle séjourne à l’institut suisse de Rome en 1988-1989. Sa pièce La Seconde Chute a été traduite et jouée en plusieurs langues. Elle est membre fondateur de la Maison Rousseau et Littérature à Genève, et membre du Conseil. JDS

Sylviane Dupuis | © Magali Girardin
1 avril 2022 | 17:00
par Jessica Da Silva
Temps de lecture: env. 5 min.
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