Un demi-siècle au côté des plus démunis

Paraguay : Les Sœurs de la Charité de Québec, «actrices» de la Théologie de la Libération

Asuncion, 21 avril 2013 (Apic) Installée en 1963 au Paraguay, en pleine dictature, la congrégation des Sœurs de la Charité de Québec accompagne depuis 50 ans les Paraguayens les plus démunis dans leur quête d’une vie plus digne. Une démarche largement inspirée de la Théologie de la Libération, pour une communauté qui doit désormais affronter une baisse des vocations, mais surtout concilier charisme et évolution des mentalités de ses membres.

Une fois encore, les ordures ont obstrué le passage de la «rivière» qui traverse la rue de l’Espoir. Résultat, le cours d’eau boueux aux relents fétides passe au dessus du petit pont de pierre qui est censé l’enjamber. Les mains sur les hanches, le visage un peu dépité, Sœur Henriette Poirier ne peut que constater les dégâts. «Nous avons tellement lutté depuis des années aux côtés des habitants de ce quartier défavorisé pour qu’ils puissent vivre sans avoir à redouter une inondation dans leurs maisons à la moindre averse, s’exclame t elle, que de voir un tel spectacle est terrible. Mais nous devons continuer à travailler, car nous ne pouvons pas laisser ces gens vivre dans des conditions aussi misérables. C’est notre mission».

Priorité à l’éducation et à la santé

Bienvenue au sein de la congrégation des Sœurs de la Charité de Québec, installée en 1963 à Asunción, la capitale du Paraguay, petit pays d’Amérique latine enclavé entre l’Argentine et le Brésil. A cette époque, le Vatican invite l’Eglise catholique occidentale à s’engager en Amérique latine, où les besoins sont immenses. «La congrégation est arrivée au Paraguay à la demande de prêtres canadiens qui y étaient présents depuis deux ans, explique Sœur Henriette. Elle a d’abord ouvert une école qui est devenue par la suite un grand collège comptant jusqu’à 2’500 élèves». Dans un pays marqué par une pauvreté endémique, les Sœurs de la Charité se rendent vite compte que le secteur de la santé est également exsangue dans les quartiers périphériques de la ville. D’où l’idée d’ouvrir un dispensaire à San Cristobal, à l’époque l’un des quartiers les plus pauvres de la ville. De quoi prodiguer les soins de base à une population oubliée de tous.

«Nous étions toutes des communistes»

Education, santé, mais aussi formation, à travers la création de sessions de couture, coiffure et autres petits métiers manuels, et même cours de liturgie… les Sœurs de la Charité font tout ce qu’elles peuvent pour améliorer la vie quotidienne des pauvres dont elles veulent partager le destin. «Notre démarche a été d’observer comment les gens vivaient, d’identifier ce dont ils avaient le plus besoin et de tenter d’y répondre du mieux possible à travers des actions concrètes, explique Sœur Gabrielle Tardif, la doyenne des six religieuses qui composent aujourd’hui la communauté. Une démarche somme toute classique pour des sœurs empreintes de Théologie de la Libération. Sauf que le contexte, notamment dans les années 70 et 80, est particulier. Le Paraguay vit en effet sous le régime dictatorial d’Alfredo Stroessner, qui a dirigé le pays d’une main de fer, entre 1954 et 1989.

Sous surveillance

«Pour le pouvoir d’alors, nous étions toutes des «communistes» se souvient Sœur Gabrielle. Nous avions la liberté de faire notre travail auprès des plus démunis, mais nous devions être prudentes lorsque l’on parlait». Une méfiance en particulier à l’égard des «pyraeu», des espions chargés localement par le pouvoir en place de traquer les moindres propos jugés subversifs, y compris durant les messes. «Il ne fallait jamais évoquer le gouvernement, confirme Sœur Marguerite Gallagher, qui avait déjà connu la dictature argentine avant d’être envoyée au Paraguay. Les noms des religieux et religieuses étaient d’ailleurs notés sur des cahiers lorsqu’ils et elles passaient les frontières. Quant au courrier, il était déjà ouvert lorsqu’il nous était remis».

Des sœurs venues de loin

C’est en écoutant ces innombrables anecdotes que Sœur Cintia, 34 ans, a découvert l’histoire de son propre pays. «J’ai pris conscience de la présence de la politique et que l’on ne peut pas faire les choses toute seule», admet elle. Attirée très jeune par la vie religieuse, Sœur Cintia a été interpellée par le charisme des Sœurs de la Charité. Aujourd’hui, elle est encore marquée par le dévouement de ses sœurs qui ont fait des milliers de kilomètres pour venir vivre et œuvrer au Paraguay, aux côtés des plus pauvres. «Il s’agit là d’un grand témoignage de foi et de don de soi», admet cette ancienne infirmière, impliquée dans un groupe de jeunes religieux.

«Pas seulement donner aux pauvres. Être pauvre avec eux»

Pendant longtemps, cependant, les Sœurs de la Charité du Québec au Paraguay n’ont pas souhaité intégrer des religieuses locales. «Avec le régime politique en place, notre propre présence était précaire, explique Sœur Henriette. Du jour au lendemain, on pouvait nous expulser». Une situation qui a changé avec la fin de la dictature. Dès lors, la congrégation a accueilli des religieuses latino-américaines. Nerida Giffoni, en fait partie. Cette argentine de 56 ans a intégré les Sœurs de la Charité dans les années 90, après avoir été… employée dans une banque pendant plus de dix ans ! Un temps attirée par la vie monacale, Sœur Nerida a pourtant la révélation en ouvrant, au hasard, une Bible illustrée. «Je suis tombée sur l’image d’une vieille dame en train de se réchauffer près d’un feu, explique t elle. En légende, il était écrit : «Il ne s’agit pas tant de donner des choses aux pauvres que d’être pauvres avec eux».

Une «maman» pour les pauvres

Vivre et travailler aux côtés des plus humbles. Voilà la conception que se fait Sœur Nerida de sa mission. «De fait, je suis une actrice de la Théologie de la Libération, assure t elle. Mais sans jamais être radicale». Une opinion que partage Sœur Eudocia Esquivel, 49 ans, une paraguayenne, issue d’une famille très pauvre de la campagne. «Je suis venue à Asuncion à l’âge de 17 ans pour y être femme de ménage, explique t elle. J’ai eu la chance d’être employée dans une famille qui m’a aidée à étudier». Très vite, Eudocia souhaite entrer dans les ordres. Mais elle diffère son projet pour s’occuper de ses petits frères à la mort de sa mère. Sont-ce ses origines modestes et son parcours difficile qui la poussent à vouloir aider les pauvres ? Sœur Eudocioa l’ignore. En revanche, elle se sent «comme une maman pour les pauvres». Un don de soi qui ne l’exonère pourtant pas d’une certaine lucidité «sur la capacité de manipulation dont sont parfois capables les pauvres.»

«Administrer l’héritage»¨

Cette précision n’est pas fortuite, car elle symbolise la différence «culturelle» pouvant exister aujourd’hui entre les religieuses venues du Québec et celles nées sur le continent sud-américain. «Il n’y aucune différence sur le charisme, affirme Sœur Eudocia. Mais nous avons sans doute moins de naïveté concernant les pauvres». Une approche un peu différente qui pourrait représenter aussi à terme une inflexion dans la manière de concevoir la mission des Sœurs de la Charité au Paraguay et, «d’administrer l’héritage», comme dit Sœur Nerida. «Il y a moins de vocations aujourd’hui, reconnaît d’ailleurs Sœur Henriette. Et les choses évoluent. Nous devons par exemple apprendre à travailler mieux et davantage avec des laïcs et des jeunes, qui sont nombreux et de plus en plus impliqués dans la vie de l’Eglise». De quoi donner sans doute une nouvelle impulsion à une communauté qui fête cette année son 50ème anniversaire de présence au Paraguay.

Encadré

La Théologie de la Libération

La théologie de la libération est un courant de pensée théologique chrétienne né en Amérique latine dans les années 1960. Il fut suivi d’un mouvement socio-politique, visant à rendre dignité et espoir aux pauvres et aux exclus et les libérant d’intolérables conditions de vie. La réflexion théologique part de la base : le peuple rassemblé lit la Bible et y trouve ressources et inspiration pour prendre en main son destin.

Pour la pratique, l’instrument d’analyse et d’observation utilisé est inspiré du marxisme, même si les théologiens de la Libération se distancient quasi tous de cette idéologie. Elle prône la libération des peuples et entend ainsi renouer avec la tradition chrétienne de solidarité. Parmi ses représentants les plus célèbres, on trouve les archevêques brésilien et salvadorien Hélder Câmara et Oscar Romero, ou encore le théologien brésilien Leonardo Boff. (apic/jcg/rz)

21 avril 2013 | 09:57
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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