David Cochet est membre d'une équipe des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens de Genève | DR
Suisse

Une boîte à outils pour concilier sa foi et son rôle de manager

Comment concilier les valeurs entrepreneuriales et sa vie de chrétien? «Quand on a pour objectif de vouloir participer au bien commun, on peut se retrouver en porte-à-faux en tant que dirigeant tourné vers le tout économique.» C’est ce dilemme qui a mené David Cochet à rejoindre une équipe genevoise du mouvement des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens. Et à y trouver des réponses concrètes.

David Cochet vit à Genève. Ce catholique est directeur général de Swiss Risk & Care, une société de courtage en assurances implantée à Genève et Lausanne, qui emploie 170 personnes. Il y a quatre ans, aiguillé par un ami à qui il confiait son questionnement, il a rejoint les Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC), un mouvement œcuménique dont le siège est en France.

L’objectif des EDC est de soutenir les responsables d’entreprises dans leur quête de mise en œuvre, dans le cadre de leur activité professionnelle, de la pensée sociale chrétienne. Une pensée qui s’est construite à partir de la doctrine sociale de l’Église catholique et de l’expérience du christianisme social protestant.

Les EDC sont représentés en Suisse par un groupe à Lausanne et deux à Genève, où un troisième est même en train de s’édifier. La demande semble s’accentuer. Qu’est-ce qui, personnellement, vous a poussé à rejoindre le mouvement?
David Cochet: Mon objectif initial était de mieux concilier les dimensions professionnelles et spirituelles de ma vie, mon rôle de dirigeant d’entreprise et mon engagement de foi. Cela ne coule pas de source. L’entreprise est un lieu de confrontation, de compétition. C’est celui du tout économique, de l’actionnariat. Des enjeux qui ne vont pas nécessairement de paire avec mes valeurs chrétiennes.

«En tant que dirigeant, on peut se sentir seul sur pas mal de sujets qu’on ne peut pas aborder avec ses collègues.»

J’étais tiraillé. En tant que dirigeant, on peut se sentir seul sur pas mal de sujets qu’on ne peut pas aborder avec ses collègues ou son comité de direction. Un ami m’a alors invité à participer au printemps 2018 aux assises nationales des EDC. Je me suis retrouvé au milieu de 3000 personnes qui partageaient un même questionnement, témoignaient de leurs expériences et amenaient des pistes de résolutions. Ce n’était pas de la théorie. Toutes ces personnes étant actives sur le plan professionnel. J’ai tout de suite décidé de rejoindre le mouvement à Genève.

Répond-il à vos attentes?
Oui, cela m’aide très concrètement. J’arrive mieux à appliquer la notion de bien commun dans mon travail de direction et je crois pouvoir dire que mon entreprise, mes équipes, mes clients et moi-même en tirons un vrai gain. Bien sûr, la croissance des bénéfices reste une composante importante des objectifs de mon travail, mais je cherche aussi à veiller au bien-être et à l’épanouissement de mes collaborateurs. Et à répondre au mieux aux besoins de mes clients quand ils sont malades ou accidentés.

Comment sont organisées vos équipes?
Les EDC sont un mouvement français réparti sur 19 régions autonomes, dont l’une qui regroupe toutes les équipes de l’étranger sur les cinq continents, et donc les suisses. Dans mon groupe, nous sommes douze. On compte des dirigeants du monde de la banque, de la communication, de l’aviation, etc. Et comme je vis à Genève, il y a naturellement plusieurs protestants dans mon groupe.

Chaque équipe a un président à sa tête pour une année. En plus, nous sommes toujours accompagnés par un conseiller spirituel. L’abbé Pascal Desthieux, ancien vicaire épiscopal de Genève, assure ce rôle dans mon groupe depuis septembre 2022. C’est lui qui met en relation les sujets de business, dont on débat lors de nos réunions mensuelles, avec les enjeux spirituels.

Quel est le déroulement type de vos séances?
Elles sont structurées autour de trois temps. Tout d’abord un temps de prière, pour se mettre en présence du Christ et entrer dans une dimension spirituelle. C’est là que je perçois combien les EDC ne sont pas un simple club de patrons ou de réseautage. Ce temps intègre des prières collectives, la lecture d’un passage de l’Évangile et des intentions de prières personnelles.

«Le temps de prière permet de se mettre en présence du Christ et d’entrer dans une dimension spirituelle.»

Puis nous passons au tour de table, où chacun peut partager son vécu en entreprise durant le mois écoulé, amener un problème qui lui tient à cœur, la façon dont il l’a résolu, etc. Il s’agit de poser en toute confiance ses problématiques professionnelles. C’est un temps d’écoute sans jugement où on ne rebondit pas sur ce qui a été dit.

Le troisième temps a pour base un exposé préparé en binôme, toujours en lien avec l’entreprise et notre vie de dirigeant. Il est suivi d’un échange qui nous permet d’approfondir le sens qu’on donne à notre travail. En dehors du développement de nos affaires! Là encore, il y a un vrai partage d’expérience. Du genre: «J’ai une relation difficile avec l’un de mes collaborateurs qui ne n’épanouit pas dans son travail, comment vous, les autres membres de l’équipe, pouvez m’aider à réagir?»

Des six principes fondamentaux qui guident la pensée sociale chrétienne et qui font la raison d’être des EDC (voir encadré plus bas), lequel vous parle-t-il le plus?
C’est clairement la subsidiarité. Il s’agit de déléguer le pouvoir d’agir à tous les échelons, en commençant par le bas, et de donner à tous les collaborateurs les moyens de mettre en œuvre leur mission. Ce fil rouge m’accompagne constamment, en particulier à chaque réorganisation interne.

«J’essaye aussi d’instaurer une culture de bienveillance dans l’entreprise. Le fait que nos équipes soient fidèles est un bon signe pour moi.»

Bien sûr, ce principe n’est pas spécifiquement chrétien. On sait, en tant que manager, que pour faire du chiffre, il vaut mieux que les collaborateurs et les clients soient satisfaits! Mais la dimension de subsidiarité part du besoin de la personne, et pas seulement de l’entreprise, pour permettre à chacun de trouver du sens à son travail.

J’essaye aussi d’instaurer une culture de bienveillance dans l’entreprise. Le fait que nos équipes soient fidèles est un bon signe pour moi.

Et le principe de la destination universelle des biens? Dans Fratelli tutti, le pape François parle d’«amitié sociale» qui dépasse les frontières.
Toutes nos entreprises n’ont pas des retombées hors de la Suisse. Il m’est donc plus difficile de répondre par l’affirmative. Reste que tout est lié, et que l’on peut appliquer la charité à tout. Ainsi cette dimension questionne notre utilisation du bénéfice. Est-ce qu’il va revenir uniquement aux actionnaires, aux salariés ou être réinvesti en vue de créer du développement?

Peut-on dire que vous privilégiez la voie pratique pour faire appliquer les valeurs sociales chrétiennes?
Oui, c’est bien ça. Quand je dis au Comité de direction: «On doit être attentif au sens qu’on donne au travail de chacun», je n’avance pas que c’est tiré de la pensée sociale de l’Église. Ce principe s’applique à tous, chrétiens ou pas. C’est de l’humanisme et c’est du bon management. Beaucoup de mouvements qui n’ont rien de religieux réfléchissent d’ailleurs à la participation en entreprise.»

Le Centre Français du Patronat Chrétien (CFPC) est devenu en 2000 les Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens. Est-ce l’indicateur d’un changement d’ancrage? Que la dimension identitaire collective du mouvement laisserait de plus en plus de place à l’engagement individuel?
Pas pour moi. Je n’ai pas connu le CFPC, mais mon expérience des EDC est clairement collective. C’est passer du dirigeant seul dans sa boîte à une communauté d’équipe où on partage une expérience. Je ne vois pas les EDC comme une réunion d’individus, mais comme une communauté. La dimension fraternelle y est importante. D’ailleurs, quand l’un de nos membres ne peut pas venir à l’une de nos réunions, nous l’intégrons dans le temps de prière.

«Je ne vois pas les EDC comme une réunion d’individus, mais comme une communauté.»

En tant que collectif, les EDC sont-ils amenés à interpeller les décideurs politiques? «Ces derniers ont besoin d’appuis, d’idées, d’initiatives qui nourrissent leurs engagements»,  peut-on lire sur le site de votre mouvement. Et si oui, en tant que groupe ou individu?
Les deux en fait. Lors des dernières présidentielles en France, certains candidats ont été reçus par le bureau national du mouvement pour échanger sur des problématiques d’entreprenariat. Un peu comme le ferait un syndicat patronal, mais toujours avec en toile de fond la doctrine sociale de l’Église. J’ai moi-même participé à un échange par visio conférence, fin 2021, avec Bruno Le Maire, ministre de l’Économie en France.

Sur le plan individuel, j’ai plus d’hésitation à mettre en avant mon adhésion aux EDC quand je suis amené à rencontrer des responsables politiques genevois. D’ailleurs, très peu de gens, au sein même de mon entreprise, savent que je suis membre des EDC.

Les EDC pourtant mettent en avant le témoignage chrétien.
C’est vrai, il est même au cœur de notre mission. La deuxième orientation du mouvement est de rencontrer le Christ, en priant, en s’engageant et en témoignant, et de faire connaître le message de la pensée sociale chrétienne. Mais cela m’est difficile à mettre en œuvre. J’ai une sorte de retenue naturelle et je ne souhaite pas faire de prosélytisme.

Reste que cela me questionne. J’aimerais bien être vu comme un chrétien plus engagé. Nous en parlons aux EDC. Certains de mes camarades ont posé une icône sur leur bureau. Cela leur permet d’ouvrir la discussion avec des gens qui passent. Je trouve ça bien, mais je me pose la question par rapport à des collaborateurs ou clients très laïcs qui pourraient mal le prendre.

«Certains de mes camarades ont posé une icône sur leur bureau. Cela leur permet d’ouvrir la discussion.»

En dehors de vos réunions, votre équipe organise-t-elle des actions communes?
C’est de la pleine actualité. Nous aimerions réaliser une œuvre de bienfaisance commune, par exemple servir la soupe un soir à la gare. Nous essayons de trouver la bonne approche. Cela n’a rien à voir avec notre dimension d’entrepreneur, le but étant de faire quelque chose ensemble en plus, qui serait de l’ordre de l’engagement pour la société. (cath.ch/lb)

Les six principes de la pensée sociale chrétienne retenus par les EDC
-Tout d’abord la dignité de l’homme, qui fonde les cinq autres: L’Église voit dans chaque homme l’image vivante de Dieu lui-même.
Le bien commun: rechercher le bien commun pour son entreprise consiste à la diriger, l’organiser et l’animer de façon à ce que chacune des personnes qui y travaille tende «vers sa perfection» (Gaudium et Spes, 1965).
La subsidiarité: donner la responsabilité de ce qui peut être fait au plus petit niveau d’autorité compétent pour résoudre le problème.
La participation: que chacun «apporte sa pierre» dans tous les domaines de la vie sociale, conformément à sa dignité et à sa liberté d’Homme et donc à sa capacité d’agir.
La destination universelle des biens: cette question de justice est inséparable de la charité. Elle traverse toute la vie sociale et pose la question des rapports Nord-Sud, mais aussi entre «ceux d’en haut et ceux d’en bas» au sein de chaque entreprise.
La solidarité: une organisation qui laisse peu de place à l’expression de la solidarité entre ses membres a peu de chance de voir s’épanouir leurs capacités et leur créativité. LB

David Cochet est membre d'une équipe des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens de Genève | DR
8 décembre 2022 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture: env. 8 min.
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