Elie Wiesel, nouveau docteur «honoris causa» de l’U.C.L. : «Le témoin qui
écoute un témoin devient à son tour un témoin» =
Louvain-la-Neuve, 2 février 1995 (CIP)
L’écrivain juif d’origine hongroise Elie Wiesel, survivant des camps
d’Auschwitz-Birkenau et de Buchenwald, a été promu le 2 février, à
Louvain-la-Neuve, docteur honoris causa de l’U.C.L. Aujourd’hui de
nationalité américaine, mais toujours écrivain francophone, cet homme de 66
ans a consacré l’essentiel de sa vie à «donner une force morale à la
mémoire», comme il l’a écrit lui-même dans un de ses 37 livres. En plus du
prix Nobel de la Paix reçu en 1986, Elie Wiesel est déjà docteur honoris
causa de plusieurs universités. Au cours d’une rencontre de presse à
l’U.C.L., il a redit son souci d’ «ouvrir à la mémoire par le verbe».
Lors de la commémoration du 50e anniversaire de la libération des
survivants d’Auschwitz, Simone Weil se réjouissait d’avoir «plus de raisons
d’espérer qúhier». «Oui et non», corrige Elie Wiesel. «Oui, parce que le
pire est derrière nous. Non, parce que le siècle qui s’achève reste marqué
par un cortège de souvenirs, d’angoisses et de doutes, et qui sait où ce
cortège aboutira ? Nous sommes dans un train qui court au précipice. Le
devoir de l’enseignant et de l’écrivain est de tirer la sonnette d’alarme.
«Je reste pessimiste quand je vois que l’indifférence à la haine, qui
aurait dû appartenir au passé, se reproduit ailleurs. En Tchétchénie, toute
une capitale a été sous les bombes. Le Rwanda a été déchiré par une guerre
civile presque sans précédent. En Somalie, il a fallu des mois avant qúon
n’arrête la famine. En Bosnie, la haine ancestrale a resurgi et les
dirigeants du monde sont restés trop longtemps sans intervenir.
L’antisémitisme n’est pas mort et les négativistes poursuivent leur
travail.»
«Mais j’ai des raisons d’être optimiste quand je vois les jeunes d’ici
exprimer leur curiosité et un intérêt nouveau pour le passé proche et même
lointain. Les jeunes veulent apprendre. Et puis, à travers le monde, il y a
plus de 2000 comités de soutien aux victimes de massacres, plus de 2000
organisations de défense des droits de l’homme. Heureusement, quand on
arrête quelqúun aujourd’hui, il se trouve des gens pour réagir, protester.
L’écrivain français Albert Camus se sentait «entre l’optimiste qui pleure
et le pessimiste qui rit». Moi, je suis les deux, et je souris. Pourquoi
pleurer ? Ce qúil faut, c’est faire réfléchir, étudier. C’est pourquoi je
m’accroche à la mémoire par le verbe, dans le verbe. Il y a des mots que
j’ouvre pour y découvrir 2000 ans d’histoire. Oui, ouvrir à la mémoire par
le verbe !»
Dans «La nuit», premier grand livre consacré à la «Shoah» par E. Wiesel en
1948, un grand témoin qui raconte l’horreur rencontre l’incrédulité. «Nous
aussi, en arrivant à Auschwitz, en 1994, nous ne savions pas exactement ce
qui se passait», dit E. Wiesel. «Mais d’autres ont su. Comment n’y a-t-il
pas eu d’appel à la radio de la part de Churchill ? De Roosevelt ? Car on a
fini par savoir : les déportations en Hongrie ont commencé en mai 1944,
deux à trois semaines avant le débarquement en Normandie !»
Le salut pour tous
En décernant à Elie Wiesel le titre de docteur honoris causa, l’U.C.L. sait
qúelle rend pas seulement hommage à un écrivain ou à un survivant de la
mort, mais à un juif. Et celui-ci reçoit cet honneur avec «gratitude».
L’homme, déjà honoré par des universités jésuites comme par des universités
hébraïques, est heureux de dire aujourd’hui : «J’ai des amis chrétiens.» Il
poursuit : «L’histoire a un de ces sens de l’humour ! Car je suis né le
village de Sighet en Transylvanie, dans un milieu pieux de tradition
hassidique, où j’ai appris à craindre les chrétiens comme la maladie. Car
je suis porteur d’une mémoire mutilée, troublée tragiquement. Mais en cette
fin de siècle, on se rend compte que, lorsqúune communauté est menacée,
toutes sont atteintes. Le salut n’appartient pas à une seule communauté,
qúelle soit croyante ou séculière. Chacune a le droit de croire ce qúelle
croit, si sa foi est influencée par la tolérance. Aucune religion n’est
supérieure aux autres. Ce que je puis vous offrir, quant à moi, c’est ce
que je suis, à travers mon attachement à la tradition juive.»
Et d’insister sur l’urgence des dénonciations de la violence, où qúelle
éclate. «Quand la violence a éclaté en Bosnie, comme au Cambodge, je suis
parti tout de suite. Et en 1986, j’ai dit clairement : j’espère que l’on ne
m’a pas donné un Prix Nobel sous condition. Bien sûr, mes priorités sont
juives. Mais elles ne sont pas exclusives. Quand quelqúun souffre quelque
part, il est de mon devoir d’alerter toute la famille humaine.»
«Aujourd’hui, par exemple, les Kurdes souffrent en Turquie. Certes, je suis
contre le terrorisme, d’où qúil vienne. Mais je m’insurge lorsque je vois
qúon poursuive ou qúon emprisonne en Turquie des Kurdes qui défendent leur
langue et leur culture, comme le romancier Y. Kemal.
«En Algérie aussi, le fanatisme s’en prend à des écrivains. J’ai aussi
protesté. J’ai reçu de là-bas des lettres d’écrivains algériens qui
s’étonnaient que je sois un des rares à évoquer leur drame !»
Le problème principal
«La tradition hassidique, que vous portez en vous, ne vous a-t-telle pas
protégé contre le fanatisme ? demande-t-on à E. Wiesel. Cette tradition
vous donne le droit de contester le Dieu auquel vous vous attachez et de
vous attachez au Dieu que vous contester !»
L’écrivain répond: «Le hassidisme ne protège pas de sa célébration
fanatique ! J’ai vu des juifs hassidiques s’opposer avec véhémence.
Heureusement, cela restait au sein d’un même courant. Et il faut
reconnaître que c’est parmi les juifs hassidiques que la Shoah a fait le
plus de victimes.
«Quant à mes rapports avec Dieu, ils sont tellement bizarres ! Mais j’en
conviens : le problème principal, pour moi, c’est Dieu, et non pas l’homme.
Comment la Shoah a-t-elle pu avoir lieu sans que Dieu n’intervienne ? Comme
je n’ai pas de réponse à cette question – que Dieu me pardonne ! – c’est à
lui que je la laisse !»
Révisionnistes pas morts
Six millions de victimes et des documents accablants pour en attester.
Pourtant, 50 ans après la «solution finale» imaginée par les nazis, des
révisionnistes continuent de mettre en doute les camps de la mort ! Elie
Wiesel en reste choqué, mais non tout à fait surpris : «Il y a huit ans,
tandis que je recevais le prix Nobel de la Paix, raconte-t-il, des
révisionnistes organisaient dehors des manifestations contraires. Disposant
de moyens puissants – car les révisionnistes sont avant tout des riches -,
ils avaient acheté des placards publicitaires dans la presse américaine.
Ils usaient ainsi de leur droit à la liberté d’expression. Mais pourquoi
d’autres ont-ils accepté de leur offrir la place nécessaire à leur saleté ?
C’était aussi leur droit de refuser. Par respect pour les survivants ! Car
rien n’est pire que de dire aux survivants qúils n’ont pas souffert !»
Tout est possible par la rencontre
Elie Wiesel était aux côtés du président polonais Lech Walesa pour célébrer
le 50e anniversaire de la libération des camps d’extermination. N’aurait-il
pas préféré des cérémonies plus unies ? En fait, il a gardé de ces
célébrations une impression moins durcie que les montages de télévision.
«Finalement, ça s’est bien déroulé, dans la dignité et la sobriété C’est
vrai que, durant quelques semaines, il y a eu des tensions entre les
autorités polonaises et les organisations juives. Lech Walesa m’avait
invité en tant que Prix Nobel de la Paix. Le président américain Clinton
m’avait également désigné comme membre de la délégation présidentielle. Je
reconnais que j’ai hésité à me rendre là- bas. Mais si je n’y étais pas
allé, il m’a semblé que cela aurait encore envenimé les choses.
«Or, arrivé en Pologne, j’ai sollicité d’emblée un entretien avec Lech
Walesa. Et quelques minutes nous ont suffi pour régler le problème. Je lui
ai fait comprendre que pour nous, juifs, la prière du Qaddish était
importante : on allait quand même pas nous interdire de prier pour des
millions de morts, qui sont nos enfants, nos parents, nos proches ! En
plus, j’ai demandé au président polonais de dire publiquement – quels
qúaient été les textes écrits auparavant – que la majorité des victimes
étaient juives. Et Lech Walesa a été d’accord de le dire.
«J’avais déjà rencontré M. Walesa en 1988. A cette époque, le président
communiste Jaruzelski lui interdisait de sortir du pays. Avec d’autres Prix
Nobel, nous avons donc affréter un avion pour nous rendre en Pologne. Et
cette fois-là, j’ai proposer à Lech Walesa de visiter, pour la première
fois, Auschwitz et Birkenau. Et je lui ai dit : Nous serons vos messagers
pour votre souveraineté en Pologne. Mais vous, soyez les gardiens de notre
mémoire juive ! Je n’oublie pas que, depuis 1945, on a tout fait en Pologne
pour effacer l’élément juif de la tragédie. Mais, vous le voyez : quand il
y a rencontre, tout est possible !»
La mémoire vive, 2000 ans après
Plaider pour la mémoire, d’accord, mais retient-on les leçons de l’histoire
? Se transmettent-elles vraiment de génération en génération ? Certains
historiens en doutent. Mais Elie Wiesel ne partage pas leur scepticisme :
«On se souvient encore de ce qui est arrivé il y a 2000 ans ! On raconte, à
ce propos, une histoire avec Napoléon, ce grand empereur, mais aussi ce
grand tueur. Arrivé un jour dans un village juif en Ukraine, il ne voit
personne. Il finit par découvrir les juifs rassemblés à la synagogue, assis
par terre et en pleurs. «Nous pleurons, expliquent-ils, parce qúon a
détruit notre temple ! – Qui ça ? Quand ?» demande Napoléon, qui est alors
loin d’imaginer que près de 2000 ans après, les juifs pleurent encore
chaque année le temple de Jérusalem que les Romains ont détruit en l’an
70.»
Et d’ajouter, à l’attention des chrétiens : «Vous aussi, vous vous souvenez
d’un jeune juif, crucifié par les Romains. Que serions-nous, sans la
mémoire ? Je sais bien qúen politique, on perd volontiers la mémoire : les
politiques aiment qúon oublie ! Mais autre est la mémoire spirituelle !»
Jérusalem
Sans se définir comme «israélien», Elie Wiesel s’est rendu plusieurs fois à
Jérusalem, qúil a appris à aimer dès son enfance. Imagine-t-il vraiment
l’avenir de Jérusalem comme lieu de convergence des grandes religions ?
«C’est déjà le cas, répond-il. Jérusalem a été détruite 17 fois, et à
chaque fois reconstruite. Il suffit de voir les lieux de culte qui s’y
côtoient pour comprendre qúelle est plus un lieu de rassemblement qúun lieu
de division. Puisque Dieu est Dieu, il est partout et pour tout le monde.
Oui, je crois que la Parole viendra de Jérusalem !
«Quant à la souveraineté, je ne pense pas, qúIsraël doive la céder. Je ne
voudrais pas qúun statut extraterritorial pour la Ville Sainte amène à
diviser Jérusalem !»
Témoins de demain
Que sera, demain, la mémoire de la «Shoah» quand les survivants auront
disparu ? Elie Wiesel n’a pas trop d’inquiétude : «Il y a quand même les
documents, les archives. C’est la tragédie la plus documentée de l’histoire
: les documents émanent des victimes et des résistants, mais aussi des
tueurs…
«J’ai aussi beaucoup d’espérance quand je vois les jeunes. Je ne peux
m’empêcher de penser au philosophe grec de l’Antiquité, Platon, qui allait
à la mort en toute confiance, parce qúil était entouré de disciples.
«Vous pouvez partir confiants quand vous savez qúil y a une conscience qui
survivra à votre appel, à votre témoignage. Je dis toujours : le témoin qui
écoute un témoin devient à son tour un témoin !»
nnnn
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