
Questions insidieuses et dangereuses
Autrefois, les bonnes règles éducatives imposaient aux enfants de se taire à table. Surtout, de ne pas poser à leurs parents des questions inopportunes et embarrassantes. La bienséance les obligeait au même comportement à l’école. Ils n’avaient qu’à écouter – certains diraient ingurgiter – les leçons des adultes qui eux seuls décidaient du contenu de ce qu’ils devaient savoir. Il arrivait même que des étudiants universitaires subissaient ce genre de désagrément. J’ai connu moi-même au cours de mes études supérieures un éminent professeur qui s’étonnait que l’on puisse parler de «théologie interrogative» du moment qu’ il détenait toute la science nécessaire pour résoudre nos problèmes. Inutile donc de l’interroger. Il suffisait de l’écouter pérorer.
Il est vrai que la question dérange, incommode, embarrasse, désarçonne et ébranle les conventions les mieux établies. Le «pourquoi?» est même inconvenant. Indécent et, pour tout dire, «révolutionnaire». A ce sujet, me pardonnerez-vous de répéter une fois de plus cette judicieuse répartie de Don Helder Camara,: «Quand je donne une aumône à un pauvre, on dit que je suis un saint. Mais quand je demande pourquoi il est si pauvre, on me traite de communiste!». Ce «pourquoi» malséant aurait pu lui valoir en son temps – pas trop lointain – le sort qui fut réservé à Oscar Romero, son collègue archevêque salvadorien.
Ceci dit, il fallut donc un certain courage civique à ceux qui en 1978 adaptèrent dans notre langue l’ouvrage de Rudolf Strahm en lui donnant comme titre: «Pourquoi sont-ils si pauvres?». Grâce à Dieu, les escadrons de la mort ne couraient pas nos chemins. Je me suis laissé dire que le livre que l’on nous présente aujourd’hui s’inspire du projet et de la présentation de celui de Rudolf Strahm dont l’édition allemande originale date de cinquante ans. Sans reprendre le titre exact de l’édition française de 1978 ( «Pourquoi sont-ils si pauvres?»), le livre d’aujourd’hui en poursuit néanmoins le questionnement, adapté désormais à une situation sociale, économique et politique radicalement nouvelle. Sous le constat assez banal qu’il y a trop de riches trop riches et trop de pauvres trop pauvres, gît nécessairement la question du pourquoi. Une question qui pourrait être aussi insidieuse et dangereuse que celle posée autrefois par don Helder et qui lui valut bien des misères. C’est l’honneur de la COTMEC de reprendre ce questionnement aujourd’hui. Non pas par goût de la provocation, ni même pour jouer au martyre, mais par honnêteté intellectuelle, dans le but de sauvegarder la création et la dignité des humains qui l’habitent. Une lucidité mise au service d’un grand projet.
J’ai dit que ce livre honorait la COTMEC. Puisse-t-il n’être pas son chant du cygne! Beaucoup ne savent pas que le mandat ecclésial fut retiré à la COTMEC (Commission Tiers Monde de l’Eglise Catholique) en 2013, après plus de 40 ans d’activités au service de l’Eglise Catholique à Genève. Une décision malheureuse qui aurait pu mettre en danger la rédaction et la publication de cet ouvrage. Sa parution atteste que le feu n’a cessé de couver sous la cendre. La Commission dont on annonçait la mort pourrait bien se relever. Comme le vieux chalet détruit, plus belle qu’avant!
Je termine par une remarque qui pourrait paraître saugrenue. Dans des temps pas trop anciens on appelait question une forme de torture utilisée par les tribunaux de l’époque pour arracher des aveux. Etre soumis à la question signifiait donc subir un traitement fort douloureux dans le but de faire éclater la vérité. Je ne peux que deviner, n’ayant pas directement participé à sa rédaction, les transes par lesquelles ont passé les rédacteurs et rédactrices de ce livre. Mais je devine aussi leur joie d’être parvenus à sa page ultime. Pas seulement le soulagement d’être déchargés d’un contrat honorablement tenu, mais la joie bien réelle qui survient au terme d’un long travail à laquelle se joint l’impatience d’en faire goûter tous les fruits.
Communication faite par Guy Musy, membre de la COTMEC, le 2 juin 2015, lors du vernissage du livre: «Trop riches…trop pauvres» rédigé par des membres de la Cotmec et sous son couvert.
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