Entretien avec Mgr Bertin, évêque de Djibouti
APIC interview
«Bombarder la Somalie ne servirait à rien» déclare Mgr Bertin
Mogadiscio, 10 décembre 2001 (APIC) «Bombarder la Somalie ne servirait à rien. Au contraire, cela risquerait d’apporter de nouvelles recrues aux terroristes, déclare Mgr Bertin, évêque de Djibouti et administrateur apostolique de Somalie. Mgr Bertin, interrogé par l’Agence vaticane Fides, répond ainsi aux rumeurs faisant état d’un déplacement de la guerre de l’Afghanistan vers la Somalie, ou encore le Yémen, l’Irak, l’Indonésie et la Corée du Nord. *Je demande aux dirigeants occidentaux d’abandonner cette idée et d’utiliser d’autres méthodes pour combattre le terrorisme».
Q. La Somalie est indiquée comme le prochain objectif de la guerre contre le terrorisme. Que pensez-vous d’une intervention militaire éventuelle ? Quelle force représentent les groupes extrémistes dans le pays ?
Mgr Bertin: «A partir de 1985, et surtout dans les dernières années d’absence de l’Etat, on a vu se former des groupes islamiques qui, face à l’échec de l’Etat laïc, proposent de créer un Etat islamique. Certains groupes sont armés. Ils ont entrepris des actions en Ethiopie surtout, dans des régions habitées par les Somalis. Une certaine confusion s’est ainsi créée entre le mouvement somalien de revendication et l’islamisme». Je déplore que la population somalienne soit bombardée parce que «les groupes islamiques ne représentent pas une menace pour le monde occidental. Depuis des années, l’Ethiopie les combat, et il est difficile qu’ils puissent entreprendre des actions de grande envergure. Les extrémistes sont isolés du reste de la société somalienne: la majorité des Somaliens ne les reconnaît pas. Une action militaire amènerait les gens à se solidariser avec les extrémistes, en aggravant le problème». J’estime que les dirigeants occidentaux doivent donc bien réfléchir, et recourir à d’autres moyens pour combattre le terrorisme.
Q. Quelle est la situation de la communauté chrétienne en Somalie ?
Mgr Bertin: «On ne peut parler de communauté chrétienne. Il n’y a que quelques chrétiens, y compris des religieuses. Il s’agit en grande partie d’étrangers qui travaillent pour des organisations humanitaires. Il existe aussi un groupe de jeunes catholiques à Mogadiscio. Ces jeunes gens, dans la situation de chaos où se trouve le pays, vivent isolés et dans de véritables « catacombes ». Je ne puis les rencontrer, parce que je dois respecter des règles de sécurité. Je ne peux même pas en voir deux ou trois en même temps. Le retour des autorités de l’Etat est important pour garantir aux quelques chrétiens la sécurité personnelle, et à l’Eglise, la possibilité de mener sa propre action pastorale et caritative. La Caritas de Somalie elle-même n’est pas présente dans le territoire comme structure, mais elle appuie les initiatives d’autres organisations humanitaires».
Q. La Somalie n’a plus d’Etat central depuis 1991. Quelle est la situation politique actuelle du pays?
Mgr. Bertin: «La Somalie est divisée actuellement en trois parties. Au nord, il y a la République du «Somaliland », qui s’est déclarée indépendante il y a dix ans, mais n’a pas été reconnue par la communauté internationale. Dans cette région, il y a une certaine stabilité, en particulier dans la partie centrale occidentale. Dans la partie nord- orientale, il s’est créé, durant les trois ou quatre dernières années, une région de sécurité relative qui a amené à la fondation de la « Puntland ». Il s’agit d’une administration locale provisoire qui n’a pas de visées d’indépendance. Toutefois, durant les deux dernières années, la situation s’est dégradée rapidement, avec la création de deux pouvoirs exécutifs en lutte l’un contre l’autre. Le sud de la partie centrale, la plus habitée et la plus riche en ressource potentielles, est la région du pays qui n’a jamais réussi à se donner une administration stable. Le gouvernement de transition, formé il y a un an avec la Conférence de Djibouti, s’est installé à Mogadiscio ; mais il ne contrôle pas le reste du territoire. Le gouvernement continue à être accrédité auprès de la communauté internationale.
Récemment, Hassan Abshir Farah a formé un nouvel exécutif qui a entrepris d’établir des relations avec l’Ethiopie. Mogadiscio et Addis-Abeba ont décidé de convoquer dans les prochains mois une conférence à Nairobi pour tous les partis somaliens. Il s’agit d’un développement important, parce que l’Ethiopie a toujours cherché à affaiblir le gouvernement de Mogadiscio, et ce dernier n’a toujours pas été appuyé par les différentes éléments et groupes locaux».
Q. D’où vient cette instabilité en Somalie ?
Mgr Bertin: «Les Somaliens n’ont pas le «culte de l’Etat ». Ce sont des populations liées surtout au clan et au nomadisme. Il ne faut pas oublier qu’après l’indépendance de 1960 ; les dirigeants du pays ont pillé avec avidité et sans retenue les ressources de la Somalie. Ces derniers temps, les différents chefs de clans n’ont travaillé que pour leur propre intérêt. Tout cela désagrège le sens de la communauté. La logique du clan prévaut sur celle du bien commun» (fides/apic/at/pr)
Belgique: Colloque sur l’après 11 septembre de l’Observatoire du récit médiatique à l’UCL
La guerre par les armes se double donc d’une guerre médiatique
Louvain-la-Neuve, 7 décembre 2001 (APIC) L’après 11 septembre suscite nombre de débats, et en particulier sur le récit médiatique des événements qui ont suivi. La guerre par les armes se doublerait-elle d’une guerre médiatique? L’Observatoire du récit médiatique (ORM) s’est penché sur ce problème, au cours d’un colloque sur le traitement médiatique des attentats du 11 septembre contre les Etats-Unis, organisé le 5 décembre à l’Université Catholique de Louvain (UCL).
Près de trois mois après le 11 septembre dernier, les images des avions suicides transperçant les tours du World Trade Centre à New York restent profondément gravées dans les mémoires. Les médias y sont pour beaucoup. Depuis, il y a eu la riposte. Ici encore, les médias ont été sur la brèche. Mais comment la guerre se fait-elle dans les médias ? Qu’en raconte-t-on ? Quelle image en donne-t-on ? Ces questions étaient au coeur d’un colloque organisé le 5 décembre à l’UCL par l’Observatoire du Récit Médiatique (ORM).
Dès les premières images de la tragédie du 11 septembre, les experts de l’ORM ont été, comme tout le monde, sous le choc. Ils devinaient qu’il leur faudrait rapidement bouleverser leur programme pour y intégrer une réflexion plus distante sur le traitement médiatique des attentats. Le traitement médiatique de la riposte n’a fait qu’apporter de l’eau au moulin de leur réflexion.
Fait nouveau : c’est le ministre Richard Miller, chargé de l’audiovisuel en Communauté française de Belgique, qui a pris l’initiative du colloque. Convaincu que » la mise en images transforme la réalité «, il s’est posé la question: «Et si les séquences montées se transforment en armes de guerre? » Le gouvernement belge, en pleine présidence de l’Union Européenne, ne pouvait échapper, dit-il, aux questions éthiques et politiques. Sans vouloir tirer sur les journalistes, «ils font un métier difficile», le ministre de l’audiovisuel a saisi l’occasion d’encourager la réflexion de tous, et spécialement la formation des jeunes au langage de l’image.
Les leçons de la guerre du Golfe
Dix ans avant la riposte américaine contre le réseau al-Qaeda en Afghanistan, c’était la guerre du Golfe contre l’envahisseur irakien du Koweit. Une guerre en direct et pourtant sans images du terrain des opérations. Une information très cadenassée par les états-majors militaires américains. Aux journalistes bien encadrés étaient fournis des images officielles, réduisant la guerre à des » frappes chirurgicales » contre Bagdad. Bien des chaînes de télévision ont relayé cette propagande militaire à défaut d’autres images. Et le public s’y a fié au label de la manipulation:
» Vu à la télé «
Or, la guerre change tout dans l’information. Elle ramène la censure et propulse la propagande. Michel Mathien (Université de Strasbourg) ne s’en étonne qu’à moitié. » Les soldats, qui agissent au nom d’une collectivité, explique-t-il, en ont besoin pour justifier leur action et pour se sentir soutenus. Il n’y a pas d’armée sans soutien de l’opinion et donc sans information. Il s’agit, en effet, de résoudre la question : comment rendre la guerre supportable aux civils ? Le problème est qu’en temps de guerre, la demande d’information est anormalement élevée et que l’information se fait extrêmement rare. «
Or, dans le même temps, les médias » ont la prétention de suivre la guerre en direct «, comme en témoignent leurs technologies sophistiquées, leur invasion sur tous les terrains, la concurrence qu’ils se livrent et même «leur interférence dans la construction de l’histoire en cours «, note le sociologue.
La guerre par les armes se double donc d’une guerre médiatique. » Les gouvernants ne sont pas prêts à penser la guerre sans opinion publique, explique M. Mathien. Mais la crise qui en résulte pour les rédactions n’est pas simple à gérer. L’image aura toujours un effet d’entraînement plus fort que la parole, surtout quand l’information pertinente n’est pas disponible. » Quel rôle fait-on alors jouer aux journalistes, en particulier aux correspondants de guerre : celui de partisans d’un seul camp ? Qu’est-ce qu’on dit et qu’est-ce qu’on tait ? Quelle est la logique d’information ou la logique d’omission : renforcer l’identité nationale ou assumer jusqu’au bout l’identité professionnelle médiatique, qui impose le recul et l’information plurielle ?
Qui a dit » terroriste «?
Le maintien de l’identité professionnelle du journaliste se repère à bien des indices. Un directeur de l’agence de presse Reuter a surpris une de ses rédactions en flagrant délit de qualification partisane pour désigner Ben Laden. Un des mots les plus employés depuis trois mois : » terroriste «.
Ces remarques de M. Mathien, Jean-Paul Marthoz les reprend à son compte en tant que directeur de l’information à Human Rights Watch/Bruxelles. Ancien journaliste, il comprend qu’au lendemain des attentats du 11 septembre, la presse américaine ait été très patriote. Aujourd’hui, 80 % sont encore favorables à George W. Bush, mais leur engouement pour la presse est retombé à 48 %. Le New York Times, par exemple, incite clairement au débat. C’est la presse écrite qui avait fait perdre la guerre au Vietnam. Signe que » le courage et la liberté de penser et de dire » sont à même de » maintenir les droits humains au-dessus des intérêts nationaux «.
A » La Libre Belgique » rapporte son directeur de rédaction Jean-Paul Duchâteau, les événements du 11 septembre ont forcé une nouvelle réflexion du quotidien. Surtout face à » la puissance de l’image » de la catastrophe. » Nous avons appelé à la prudence dans la riposte et à l’audace dans la réponse. Mais certaines opinions ont perdu la capacité de s’éveiller dans la durée. Elles retombent dans la lassitude et dans l’indifférence. C’est un des problèmes d’aujourd’hui : comment amener les opinions publiques à s’alimenter non seulement à l’émotion de l’image, mais à une information plus rationnelle ? Comment encourager la vigilance citoyenne grâce à une démarche proactive de chacun et à une information plurielle ? «
Les journalistes ont-ils donc tiré des leçons de la guerre du Golfe pour couvrir la riposte en Afghanistan ? Jean-François Dumont, rédacteur en chef adjoint à l’hebdomadaire » Le Vif/L’Express «, a retrouvé des points communs : censure, pressions gouvernementales, consensus sur l’adhésion, personnification des belligérants… Mais il n’y a plus eu, à ses yeux, une mise en scène aussi » maquillée » de la réalité. Il y a eu davantage d’efforts d’information et d’analyse, bien que souvent limités à » la périphérie du conflit «. Bref, » on est au moins passé du conflit maquillé au conflit suggéré «.
Censure, autocensure et dérision
Les journalistes sont chatouilleux sur la censure. Benoît Grevisse (ORM) leur rappelle pourtant qu’elle est normale en contexte militaire et en contexte judiciaire. Le problème posé par le traitement médiatique est » l’unanimisme de perception » : » il rend difficile le journalisme de nuance «. Or, » la recherche critique de la vérité au nom du peuple et pour lui » est essentielle à la démocratie et au journalisme.
Pascale Bourgaux, rentrée d’Afghanistan où elle couvrait la guerre sur le terrain pour la RTBF, n’a pas ramené que des souvenirs d’oppression talibane. Elle a vécu comme tous les journalistes sous contrôle de l’Alliance du Nord : parcage en ville sous haute surveillance, interprètes et taxis officiels avec taxe de guerre, déclaration quotidienne du projet de reportage et contrôle du produit fini. Sur un terrain marqué par l’absence d’état de droit, le manque d’eau et d’électricité, le contrôle compliquait encore l’accès à l’information. On l’avait justifié en ces termes aux journalistes : » C’est pour votre sécurité ! » Bilan de Pascale Bourgaux : «Les trois premiers journalistes sont morts pour avoir pris des risques cautionnés par un commandement de l’Alliance. Trois autres ont été assassinés sur une route libérée par l’Alliance et un Suédois a été assassiné dans une maison prêtée par un ministère de l’Alliance. «
Jacques Polet (ORM) revient au 11 septembre. On a dit que la réalité avait rejoint la fiction des films-catastrophes. La comparaison ne vérifie pas le cliché. Les films à effets spéciaux sont bâtis sur un découpage prosaïque et cassent l’impression de la réalité pour donner le spectacle d’une » illusion documentaire «. Dans les images du 11 septembre, en revanche, » la pauvreté d’effets devient une vertu de nature à réaliser un effet de fiction «. Les mêmes images ont été repassées des dizaines de fois : » cela n’avait rien de ludique «. Mais J. Polet en convient : » Il n’y a pas eu ce jour-là que des détournements d’avions. Il y a eu des détournements de sens. «
Ces détournements ont d’ailleurs donné lieu à différentes images de dérision. Le phénomène est assimilable, selon Philippe Marion (UCL), à celui des blagues et des rumeurs qui circulent sur les événements traumatiques. La dérision met l’émotion à distance. Mais jusqu’où aller et avec quel effet ?
On a représenté, par exemple, Ben Laden en King Kong enjambant les Twin Towers de New York. On a même détourner une photo des gens sautant des tours enflammées : une légende, photo incrustée à l’appui, invitait à y lire le » championnat du monde du saut dans le vide «. Saper à ce point le capital d’authenticité d’une photo, est-ce encore éduquer ou provoquer la suspicion générale ? demande l’analyste.
D’un média à l’autre
» C’est vrai, je l’ai vu à la télé ! » Rien n’est plus subtil que la construction d’une image. Incruster dans l’image d’un débat en studio l’image en duplex d’un correspondant à l’étranger crée un effet de direct puissant. Cela permet d’accréditer l’idée que la chaîne de télé est sur le terrain… même quand elle n’a pas accès au théâtre des opérations. C’est un des constats relevés par Muriel Hanot (ORM). La technique télévisuelle maintient ainsi le spectateur accroché à un terrain où il ne peut aller et à la chaîne qui prétend en parler. L’image est toujours un découpage et une mise en scène de la réalité.
Durant la guerre du Golfe, l’image en direct d’une guerre peu filmée par les journalistes passait surtout par la chaîne américaine CNN. Celle-ci s’est fait détrôner en Afghanistan par la chaîne Al-Jazeera, surtout présente dans le camp taliban, jusqu’à relayer les messages de Ben Laden. Frédéric Antoine (ORM) s’est donné la peine de regarder davantage cette chaîne originaire du Qatar, aux conceptions très différentes de sa concurrente nationale. Il s’agit d’une télévision d’information mondiale, présente dans le monde entier : chaîne à l’occidentale, technologies occidentales, avec découpage du temps à l’américaine, affichage de divers points de vue, dramatisation des héros de l’actualité, spots d’autopromotion. Serait-ce la mise en scène médiatique de ce que le philosophe René Girard appelle » la violence mimétique» et qu’il juge «responsable de la fréquence et de l’intensité des conflits humains «?
Affrontements entre bons et méchants
Comment dépasser le registre émotif ? Michel Konen, chef de rédaction du Journal Télévisé de la RTBF, ne cache pas que les journalistes sont eux- mêmes affectés par la crise qu’ils doivent dépasser quand ils en parlent. C’est aussi, remarque-t-il, une veine intéressante pour les inciter à aller -au-delà du spectaculaire, pour explorer d’autres aspects, pour faire entendre des points de vue variés et montrer la réalité sous des angles d’approche différents.
Les événements et leur réception Le regard s’est ensuite porté sur l’impact du traitement médiatique des attentats et de la guerre. En particulier chez les jeunes et chez les enfants. Pour ceux-ci surtout, les images des attentats ont été une source d’angoisse renouvelée. D’où l’importance d’une expression de l’angoisse jusque dans la parole, selon le psychanalyste Philippe van Meerbeeck. Chez les adolescents, Philippe Marion (ORM) a observé un regret difficile à décoder : il leur a manqué des images du réel des victimes pour soutenir leur révolte ou leur compassion. Le » Petit Ligueur » et les » Niouzz » pour jeune public de la RTBF ont cherché, par des clés de lecture, à éviter les clichés d’affrontement entre bons et méchants.
Au terme du colloque, la parole a été donnée à Bernard-Henri Lévy, dont la présence sur divers terrains de conflit a débouché sur un livre récent (»Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire», Grasset, 2001). Il y montre combien la guerre se nourrit d’une haine qui diabolise l’adversaire jusqu’à vouloir le rejeter de l’histoire dont la fin est imaginée en vision intégriste. Il justifie cependant la notion de » guerre juste «, et va jusqu’à légitimer le » terrorisme » pour » cause juste «.
D’autres, comme Michel Serres, réclament que la réflexion soit poussée davantage quand ils voient que les médias construisent leurs récits sur les vieux ressorts de la tragédie : » la terreur et la pitié «. Le philosophe croit à la paix possible pour des hommes autrement humanisés. Son interrogation prolonge aussi le colloque de l’ORM : » les médias restent parmi les rares dans notre société à n’avoir pas encore aboli la peine de mort. D’où leur puissance formidable et leur gloire archaïque et païenne «(apic/cip/pr)
Croire en l’avenir de l’Afrique (240293)
APIC – Interview
Rencontre avec Mgr Bernard Agré, évêque de Yamoussoukro
Jacques Berset, Agence APIC
Je ne suis pas un intellectuel, plutôt un pasteur, fier de mes origines
paysannes que je ne troquerais pour rien au monde. D’emblée Mgr Agré suscite la sympathie par son ton chaleureux et sa liberté de parole. L’évêque du
diocèse de Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire, invité par l’Ecole de la Foi à
Fribourg, nous parle de la culture de son continent, du Synode africain qui
s’ouvrira le 10 avril 1994 à Rome, du défi de l’islam et de la Basilique
Notre-Dame de la Paix qui a fait couler tellement d’encre.
«Je suis d’une petite tribu insignifiante en Côte d’Ivoire, les Mbatto;
nous nous appelons entre nous «Gwa», requins, parce que nous étions des
guerriers», témoigne Mgr Agré. Originaire de la région d’Abidjan, c’était
une tribu de chasseurs, de pêcheurs et d’agriculteurs. Dès son enfance,
Bernard Agré a été baigné dans cette culture africaine qui recèle tant de
valeurs: sens religieux, famille, solidarité… Un atout de taille à la
veille d’un Synode où l’inculturation sera l’un des enjeux décisifs.
Aîné de douze enfants, Bernard Agré n’a commencé l’école qu’à l’âge de
dix ans: «Je ne savais ni lire ni écrire; mes parents, des agriculteurs,
n’ont jamais appris». A l’origine, chez les Agré, on était animiste, pratiquant comme les autres familles du village les sacrifices traditionnels. Un
jour la famille, devenue entretemps protestante méthodiste, s’est faite
baptiser catholique. Un parcours certes original pour l’ancien évêque de
Man, mais également une expérience d’une grande richesse pour faire face
aux réalités parfois si déconcertantes de ce continent africain.
APIC:Mgr Agré, vous êtes bien enraciné dans le terroir africain…
MgrAgré:J’ai initié mes diocésains à l’agriculture et à l’élevage. Je
vais travailler avec les paysans dans les champs. L’an dernier, à l’arrivée
dans mon nouveau diocèse de Yamoussoukro, la première chose que j’ai faite,
c’est de planter des tomates et des concombres. Comment, ont dit les gens,
vous êtes évêque et vous plantez des légumes ? J’ai répondu:»L’évêque mange aussi!». Ainsi, je suis proche des gens et leurs problèmes me touchent.
APIC:N’auriez-vous pas souhaité que l’Assemblée spéciale du Synode pour
l’Afrique se tienne dans un des pays du continent et non à Rome ?
MgrAgré:Pour dire vrai, les Africains auraient été heureux d’accueillir
le Synode sur sol africain soit à Nairobi, au Kenya, ou en Côte d’Ivoire,
voire même à Kinshasa. Nous avons été déçus, car un tel événement, chez
nous, aurait permis de faire vibrer davantage la population. L’idée est du
reste partie d’Afrique, plus précisément d’Abidjan: c’est en 1977 que «Présence africaine», une association d’hommes de lettres et de théologiens, a
adopté une résolution demandant à l’Eglise d’Afrique de se mettre en état
de conciliarité permanente. A ce moment-là, on parlait de Concile africain.
Des évêques étaient pour, d’autres contre. Finalement le pape a pris les
choses en main et décidé de faire un Synode.
Maintenant que c’est décidé, nous avons dépassé ce sentiment de déception, en essayant d’en voir les aspects positifs. Car il y a des arguments
qui militent en faveur de Rome, comme les facilités de communication, l’infrastructure des dicastères romains et la présence des médias du monde entier, permettant ainsi de donner plus de résonance à l’événement. D’autre
part, cela facilitera la participation du pape à l’ensemble des travaux.
APIC:Quel est le défi principal de ce Synode ?
MgrAgré:Le vrai défi, c’est de voir comment les Africains vont mettre en
oeuvre ce qu’ils ont reçu de Jésus-Christ, qui leur dit: «Allez enseigner
toutes les nations, baptisez-les…». Il faut donc dire aux Africains que
Jésus existe, dans un langage compréhensible pour les gens de ce continent:
c’est l’inculturation. Ensuite, on ne peut pas faire cette annonce tout
seuls, mais avec les autres, dans le dialogue et dans un esprit oecuménique. L’annonce de Jésus-Christ doit encore se faire en sauvant l’homme, en
luttant pour ses droits, pour la démocratisation, le développement, la justice et la paix. Pour ce faire, il faudra se servir des tam-tam nouveaux,
les moyens de communication modernes, pour faire résonner ce message.
Si on parle d’inculturation, on a l’impression que c’est une affaire
africaine. Mais, dans l’histoire, c’est ce que vous avez réalisé en Europe.
A partir de Jésus-Christ Sauveur, vos moines, vos grandes abbayes, n’ont
pas fait autre chose! Aujourd’hui, si l’Europe a encore une âme, elle est
chrétienne. En Afrique, nous verrons si nous allons donner à ce continent
une âme à résonance chrétienne, ou alors à résonance païenne et musulmane.
APIC:L’Eglise romaine n’est-elle pas trop «latine» pour l’Afrique ?
MgrAgré:La pensée occidentale est marquée par Aristote, Platon, Thomas
d’Aquin, sans oublier Descartes. Si les orthodoxes nous avaient évangélisés, nous penserions différemment la théologie. Mais nous n’en sommes pas
fâchés: ce que vous nous avez donné nous sert pour construire quelque chose
d’original. Nous devons nous donner cette liberté; nous allons au Synode en
«gagneurs», pas en hommes résignés ou en enfants de choeur prêts à dire
amen à tout. Nous voulons nous faire comprendre. L’»instrumentum laboris»,
le document de travail du Synode, contient des passages assez vigoureux.
Cela peut faire trembler certaines personnes, mais nous devons remuer
les anciens meubles, faire la toilette de la maison. Le pape Jean XXIII l’a
bien fait avec le Concile Vatican II. Il fallait sortir les cancrelats pour
trouver une Eglise de printemps. Mais nous n’allons pas à Rome pour faire
le procès de l’Europe ou des missionnaires, chercher une tribune pour faire
sortir nos frustrations.
Nous allons discuter des vrais problèmes qui préoccupent l’Afrique. Pour
ne parler que de la Côte d’Ivoire, pays qui n’est pas le plus mal loti de
la région, on ploie sous le fardeau de la dette extérieure, les cours du
café et du cacao se sont effondrés; le pays compte au moins 30% d’étrangers, venus de tout le Sahel à l’époque où c’était encore «l’eldorado»,
sans compter quelque 300’000 réfugiés du Libéria en guerre ou du Togo. Le
temps du miracle ivoirien est terminé, c’est maintenant le temps du «mal
ivoirien», avec son cortège de misères et de problèmes sociaux.
Nous n’allons cependant pas faire un Synode seulement pour l’Afrique,
mais aussi pour le reste du monde. Si l’on voulait nous mettre dans un moule, il faudrait qu’il soit grand. L’africanité s’impose, mais nous ne
souhaitons pas une identité qui n’ait pas un air de famille avec le reste
de l’Eglise. Nous voulons être Africains complètement et romains aussi.
Pour nous, ce Synode est une grande espérance; nous n’allons pas à Rome
pour que la montagne enfante d’une souris!
APIC:Vous avez dans votre diocèse la fameuse Basilique de Yamoussoukro…
MgrAgré:Les évêques de Côte d’Ivoire n’ont pas demandé cette Basilique.
C’est le président Houphouët-Boigny qui l’a fait construire, comme il a
d’ailleurs construit des mosquées dans tout le pays. Je me suis demandé ce
que nous pouvons en faire, puisque le pape l’a acceptée et est venu lui-même la bénir. Il l’a confiée à une équipe de Pères polonais, qui sont responsables de la pastorale de la Basilique. Jean Paul II est un homme charismatique, qui n’a pas peur. Malgré les pressions, au sein même du clergé
ivoirien, il est venu à Yamoussoukro. Moi je l’ai approuvé et je vois que
la Basilique n’est pas dans le désert: elle est remplie de pèlerins de Côte
d’Ivoire, des pays environnants et même d’autres continents.
C’est un important instrument de la pastorale. Si on peut se servir de
cette Basilique de pierre pour construire la Basilique des âmes, alors il
ne faut pas hésiter. Beaucoup de jeunes et d’étudiants des grandes écoles
de la ville – qui compte 120’000 habitants – fréquentent ce lieu. Ce sont
les futures élites du pays, qu’il ne faut pas négliger. N’oublions pas que
Yamoussoukro n’est pas une ville chrétienne: il y a une majorité d’animistes et de musulmans, qui viennent aussi dans cette Basilique…
APIC:Craignez-vous la montée de l’islam en Afrique ?
MgrAgré:Les Africains ont traditionnellement vécu dans la tolérance et en
bonne intelligence entre les religions: il y a plusieurs sortes de fétiches
et chacun adore le sien. On rencontre dans certaines familles des chrétiens
de diverses obédiences, et même des musulmans; on ne s’est jamais battu et
on continue à vivre ensemble. Mais ce qui nous inquiète, c’est la pénétration de l’islam intégriste et de l’islam politique. Ce sont des idées qui
viennent de l’extérieur, qui bénéficient du soutien financier de pays comme
l’Arabie Saoudite, la Libye ou l’Iran. A un moment donné, il y avait beaucoup de portraits de Khomeyni en Côte d’Ivoire, maintenant plus…
Tant que nous sommes entre Africains, nous restons tolérants; un musulman ivoirien peut devenir catholique et vice-versa. Mais nous avons peur de
l’influence du fondamentalisme venant de l’extérieur, car cet islam ne connaît ni tolérance ni réciprocité envers les chrétiens. C’est un défi pour
le monde et pour notre culture. C’est d’ailleurs la préservation de notre
culture qui nous sauvera des difficultés que nous connaissons actuellement.
A cette occasion, je salue le fait que la Campagne de Carême qui vient
de commencer en Suisse s’appelle «Vive l’Afrique». Au moment où l’Afrique
se sent abandonnée, est foulée aux pieds, des chrétiens et des hommes de
bonne volonté osent miser sur l’avenir de ce continent! (apic/be)
Encadré
L’Eglise catholique en Côte d’Ivoire
L’Eglise catholique en Côte d’Ivoire, visitée déjà à trois reprises par le
pape Jean Paul II, compte treize diocèses, tous dirigés par des évêques
ivoiriens. L’archevêque d’Abidjan, Mgr Bernard Yago, a été créé cardinal en
1983. Sur une population de 12 millions d’habitants, il y a environ 15% de
catholiques. L’Eglise est animée par plus de 400 prêtres, parmi lesquels
les autochtones sont en passe de devenir majoritaires, car il n’y a quasiment plus de prêtres qui viennent de l’extérieur.
L’Eglise de Côte d’Ivoire ne manque pas de vocations sacerdotales – le
chiffre de 200 grands séminaristes est atteint – mais plutôt de locaux et
de professeurs. Les ordres religieux féminins connaissent aussi une augmentation des vocations et les congrégations diocésaines locales – Notre Dame
de la Paix et Notre Dame de l’Incarnation – progressent également. «Ce
n’est pas un engouement, mais la croissance normale d’une jeune Eglise
consciente, note Mgr Agré. Ce n’est pas une sorte de promotion sociale, car
Côte d’Ivoire quand on veut faire de l’argent ou avoir une réputation sociale, on ne se fait pas prêtre. Le business est plus payant!». (apic/be)