750 ans de l’Abbaye de La Maigrauge: La Mère abbesse s’interroge sur les vocations

Apic Interview

«Choisir et laisser le reste»

Valérie Bory, Agence APIC

Fribourg, 20 juin 2005 (Apic) A l’occasion des festivités pour le 750e anniversaire de l’Abbaye de La Maigrauge, la mère abbesse de l’abbaye cistercienne de Fribourg, Gertrude Schaller, aborde la difficulté des jeunes devant le choix d’entrer dans la vie monastique. Elle met en avant la multiplicité des sollicitations dans notre société, qui rend plus difficile un engagement absolu. Elle aborde aussi les structures de l’Ordre cistercien, beaucoup plus ouvertes aux femmes, depuis Vatican II.

La Mère abbesse depuis 1974 – elle est alors la plus jeune à occuper ce poste – parle d’une voix douce. Une paix émane de sa personne et pourtant la préparation des festivités du Jubilé du 3 juillet, l’ouverture de la Maigrauge à de nombreux visiteurs à cette occasion – même si elle s’en félicite – sont une intrusion dans la vie cloîtrée et silencieuse de ce couvent féminin. La Mère abbesse de l’abbaye cistercienne de La Maigrauge, à Fribourg, Gertrude Schaller, originaire de Willisau, est entrée en 1963 comme jeune moniale à La Maigrauge, sans l’ombre d’un doute. Comme Charles de Foucauld, elle choisit l’idéal de pauvreté et comme Edith Stein, elle pense que seul Dieu peut combler «le coeur profond» d’une femme.

Abordant la difficulté des jeunes devant le choix de la vie monastique, elle met en avant les multiples options de notre société, difficilement compatibles avec un absolu.

Apic: Quel est le rôle d’une Mère abbesse?

Mère Gertrude: Selon la Règle de St Benoît, elle doit représenter le Christ au milieu des soeurs, agir dans son Esprit, répercuter sa parole, orienter la communauté selon cette parole. Il y a deux éléments principaux pour qu’une communauté vive: s’aimer les uns les autres et faire avancer l’ensemble de la communauté, et chacune personnellement, à la suite du Christ.

L’abbesse a aussi la fonction de lien entre le dedans et le dehors. Elle représente la communauté dans les organismes de l’ordre. Pendant longtemps les abbesses n’avaient pas droit au chapitre général de l’ordre, l’autorité suprême. Mais c’est seulement depuis Vatican II que les femmes ont avancé vers une pleine participation aux structures de responsabilités de l’Ordre. Actuellement, ces structures sont vraiment mixtes. Ce qui n’était pas le cas avant Vatican II. En l’an 2’000, nous avons eu notre premier Chapitre Général mixte (réunion de tous les responsables de communautés cisterciennes dans le monde). Les femmes sont aussi présentes dans les structures intermédiaires aujourd’hui. Actuellement je peux témoigner qu’elles ont bien pris leur place et les moines en sont heureux.

Apic: Et à la tête de l’Ordre?

Mère Gertrude: Le chapitre, autorité suprême de l’ordre, élit un abbé général qui doit guider l’ordre, mais toujours dans le sens des décisions du chapitre. Pour le moment, il n’est pas possible d’élire une abbesse générale, car la juridiction est liée au sacerdoce.

Les monastères cisterciens jouissent d’une grande autonomie mais forment ensemble une grande famille unie dans une certaine diversité.

Apic: La question de la baisse drastique des vocations vous préoccupe-t- elle?

Mère Gertrude: Actuellement à la Maigrauge, nous avons eu une entrée récente, d’une personne déjà d’un certain âge. D’autres manifestent un certain intérêt, qui en général ne va pas jusqu’à l’engagement. Dans notre Ordre, il y a pourtant quelques communautés qui n’ont pas de problèmes de vocations: en Autriche, au Danemark, en France, en Italie, où il existe une relève plus importante qu’en Suisse. Au Viet-nam, les candidats dépassent les possibilités d’accueil des communautés.

Nous ne savons pas très bien comment remédier au mouvement de baisse. Le premier coup de pouce? C’est de mener une existence authentique, fraternelle, pour qu’il y ait une véritable vie à l’intérieur de la communauté avec, bien sûr, la prière.

Apic: Aujourd’hui, une jeune femme, un jeune homme peuvent-ils encore choisir un ordre cloîtré?

Mère Gertrude: Je comprends qu’il ne soit pas si facile d’entrer, pour les jeunes, dans une vie structurée comme le nôtre. Actuellement, les jeunes ont beaucoup d’options dans la société. Or, il est problématique pour eux de choisir une chose et laisser le reste. Et puis les jeunes ne désirent pas forcément se lier pour toujours, mais se garder libres pour opérer un éventuel autre choix plus tard. Plutôt que de vivre toujours au même endroit dans une communauté, avec un même objectif. Je crois que c’est très fort dans la société actuelle.

Le rythme de vie régulier qui est le nôtre n’est pas si aisé à envisager. Et pourtant, dans un sens, c’est libérateur, une fois que l’on a intégré cela. Mais il faut du temps. Je pense que c’est ce choix, clair et résolu, qui s’avère si aigu aujourd’hui.

Apic: On est dans une société qui manque de repères et où les instances transmettant les valeurs ne jouent presque plus ce rôle. Que pensez-vous de la société actuelle?

Mère Gertrude: A la mort du pape Jean Paul II, je me suis dit: la société a une soif d’amour. Parce que les gens ont senti l’amour de ce père pour tous. Les jeunes l’ont senti particulièrement et y ont répondu. Je pense que tout le monde ressent une soif d’amour, une soif d’être reconnu. Et en même temps, il y a une quête de liberté effrénée, mais qui n’est pas une vraie liberté respectant celle de l’autre. Tout le monde voudrait faire à sa guise. On est bien sûr très tolérant, mais en même temps, on veut s’imposer comme individu. Il y a un paradoxe, là.

Dans l’expérience de la vie en communauté, l’amour est la première valeur. Cela demande beaucoup d’engagement, beaucoup de travail, de respect, de fidélité. Dans cette société, je vois aussi, en même temps, une soif de spiritualité. Mais quelquefois, c’est une spiritualité «pour soi». Qui remplit l’être pour sont bien-être. C’est une bonne chose certes, mais la paix intérieure doit permettre d’établir la paix avec l’autre, la fidélité à l’autre.

Apic: Quelles sont vos préoccupations pour La Maigrauge.

Mère Gertrude: Nous ne pouvons pas nous plaindre, si nous regardons d’autres communautés. Nous sommes peu nombreuses parce que nous avons eu un «trou» de vocations énorme de 17 ans. Cela se fait sentir maintenant.

Nous n’avons quand même pas trop de soeurs âgées. Il existe encore une base de soeurs dans la quarantaine, bien représentées. Mais en même temps, je suis confiante, parce que la société ne pourra pas toujours courir sur la voie actuelle, sinon elle va se détruire.

Si je peux exprimer mon souci, c’est un souci plus général. Comment transmettre la foi ou les conséquences de la foi, toute cette richesse de la tradition vivante de l’Eglise, cette richesse spirituelle, humaine. Comment la transmettre? Dans le passé les monastères étaient des centres de culture. Aujourd’hui les monastères sont encore des rappels de l’autre dimension, la troisième dimension, la dimension spirituelle de l’homme. Ils vivent pour la louange de Dieu à qui ils donnent la première place. Et une valeur de signe, c’est déjà une sorte de transmission.

Apic: La Maigrauge a connu ces derniers 20 ans une ouverture vers l’extérieur

Mère Gertrude: Oui, nous avons fait recours pour permettre aux gens de participer à nos liturgies. Quiconque vient à l’Eglise à une heure de prière trouve une feuille pour pouvoir participer. L’Eglise, qui est typiquement cistercienne, avec son extrême sobriété, est ouverte. Les gens viennent plutôt à l’Eucharistie. D’après les témoignages, ce sont surtout des personnes qui prennent le temps de se ressourcer.

Apic: Qu’est-ce que le chant pour un moine, une moniale cisterciens, qui perpétuent encore le chant grégorien?

Mère Gertrude: Le chant est un support de la prière. Puisqu’on doit s’adapter les unes aux autres, chanter en commun, ça crée une communion. En même temps chanter relève de la prière, s’il y a quelque chose qui engage tout l’être, davantage que la parole parlée. Le chant, la voix, c’est le corps, l’âme. Le corps de la communauté s’unifie par le chant. Les psaumes, le corps de la prière liturgique, sont chantés. Nous chantons encore le chant grégorien pendant les Vêpres. A l’Eucharistie aussi. Nous avons également intégré des éléments de chant actuel, en français

Apic: L’un des maîtres de la spiritualité cistercienne, Guillaume de St- Thierry (1075-1148), sollicite les sens dans l’ascèse. De quels sens parle- t-on?

Mère Gertrude: La spiritualité cistercienne a beaucoup développé l’écoute. Et l’oeil est éduqué pour vivre avec l’essentiel. Par exemple regardez notre église, vous comprendrez. La façade Est, surtout, à 3 vitraux, qui permettent de percevoir la lumière du matin et de prendre conscience de la beauté de la lumière. C’est une orientation des sens et de la réceptivité profonde, qui ne flatte pas la jouissance superficielle. Les sens corporels conduisent ainsi aux sens spirituels. La lumière extérieure nous rappelle la lumière intérieure, qui est: Dieu est lumière, Dieu est expérimenté comme lumière. C’est pareil pour la musique, ou le goût: expérimenter la saveur, la beauté de Dieu. On goûte une parole, on la reçoit, on la remémorise, on la reprononce, on la chante. VB

Encadré

La Maigrauge: L’abbaye cistercienne vit surtout de la fabrication d’hosties

Erigé au Moyen Age dans une boucle de la Sarine, près des falaises, au bas de la ville de Fribourg, le premier couvent de femmes de Fribourg a vu le jour en 1255. Les religieuses cisterciennes, cloîtrées, y ont poursuivi leur absolu, la quête de Dieu.

La Maigrauge, ou auge maigre, vient de l’adjectif latin macra, féminin de macer, maigre, qui désigne en agriculture un terrain pauvre, et Auge, qui provient de l’allemand Au, désignant une terre pleine, entourée d’eau, mais non fertile.

Les moniales sont de quatre nationalités, francophones et germanophones. Elles sont encore 15, dont l’une n’est pas définitivement engagée, et une autre qui vient d’entrer en religion, dans cet ordre cloîtré.

La clôture qui sépare du monde extérieur a duré des siècles. Grilles partout, à l’Eglise, aux parloirs, et même doublées de rideaux noirs. Peu à peu, on enlève les grilles au grand parloir en 1975, tout en gardant l’un des parloirs grillagés. En 1974 la règle de clôture a passé des Supérieurs masculins, évêques ou Abbés, aux Abbesses et l’observance est devenue plus souple et plus humaine (examens médicaux, détente, formation ou achats, et même choisir des souliers, rendre visite à des parents gravement malades, etc.). On s’achemine vers la création de l’hôtellerie, pour de brèves retraites de laïcs. Le monde entre davantage à la Maigrauge et les soeurs en sortent, pour des sessions de formation ou d’entraide, dans l’ordre, en Suisse ou à l’étranger.

La principale source de revenus du monastère est la fabrication d’hosties, qui a commencé en 1903. L’énorme machine automatique achetée en 1977 est encore en service. Le travail des soeurs comprend entre autres la distillation de l’Eau verte, faite de plantes médicinales, distillées dans un alcool fort à 55 degrés, selon une recette du 19e siècle, dont elles ont déposé la marque en 1905. Elles fabriquent aussi une liqueur de noix, des confitures, tisanes, biscuits, objets artisanaux. VB

Encadré

Lever peu avant 4 h du matin

La journée d’une moniale commence à 3h 30 le matin, pour arriver à l’église à 4 h. pour l’Office des Vigiles. «C’est selon les forces de chacune».

Ensuite, vient un long temps de silence, que chacune emploie pour l’oraison, la lectio divina, avant de prendre son petit-déjeuner individuellement vers 6h45. A 6h 45 les Laudes, l’Office de louange du matin, face à la lumière qui se lève. A 8 h moins quart c’est l’Eucharistie, ensuite on se rencontre pour lire un petit chapitre de la règle de St Benoît (qui date du VIe siècle, écrite par St Benoît, synthèse de règles antérieures et de sa propre expérience). «Cette règle est une anthropologie très juste, qui s’est imposée dans tout l’Occident au cours des siècles», indique la Mère abbesse.

Qui ajoute qu’au XXIe siècle se sont développés des mouvements réclamant une observance plus fidèle de la règle de St Benoît. De là est issu l’ordre cistercien. «Le premier mot, c’est écoute, ensuite il y a un prologue qui donne une orientation: Qui est celui qui cherche la vie? Ne préfère rien à l’amour du Christ. Et ensuite il y a 3 grands chapitres très importants pour la spiritualité monastique, l’obéissance, le silence et l’humilité», résume la Mère abbesse. Un chapitre est consacré à la vie en communauté et l’avant-dernier chapitre, à ce qu’on appelle le bon zèle, détails et attitudes d’amour en communauté, patience, respect, attention».

Le dernier chapitre conclut en évoquant les sources de cette vie, l’Ecriture sainte et toute la tradition de l’Eglise. «Le fruit de cette observance serait l’expérience de Dieu, les cimes de l’amour. Et cela se termine avec l’assurance: Si tu pratiques jusqu’au bout, tu y parviendras.

Les Offices de Vigiles et Complies constituent les heures d’ouverture et de conclusion du cycle quotidien des religieuses. Outre la liturgie des Grandes heures, Laudes et Vêpres, il y a les Petites heure: 3e heure, 6e heure, 9e heure. Ce sont, selon les Actes des Apôtres, les heures de prière traditionnelles au Temple. A 16h45 ont lieu les Vêpres, puis deux heures plus tard, les Complies. Le reste est consacré au travail, aux repas, au temps libre, au sommeil. VB

Festivités et publication d’un ouvrage

Outre les manifestations qui ont déjà eu lieu dans le cadre du Jubilé, le lancement d’un splendide ouvrage historique illustré de 532 pages (L’Abbaye de la Maigrauge 1255-2005) Ed. La Sarine, par N. Delétra-Carreras), aura lieu le 26 juin la Journée de fête pour l’association des Amis de la Maigrauge et les familles des soeurs, soit 400 personnes.

Le dimanche 3 juillet marquera la conclusion des festivités du Jubilé, avec des représentants de la famille cistercienne d’un peu partout, du monde entier, ainsi que les représentants des autorités civiles. Une Eucharistie festive et une messe solennelle sera célébrée par Mgr Bernard Genoud, évêque du diocèse de LGF.

L’association des Amis de la Maigrauge compte environ 700 membres. Elle contribue aux travaux de restauration, outre les subsides de l’Etat, puisque il s’agit d’un corps de bâtiments du Moyen-Age. «Et heureusement, les soeurs touchent aussi l’AVS!» s’exclame la Mère abbesse. VB

Les illustrations de cet article sont disponibles à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1705 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: ciric@cath.ch

(apic/vb)

20 juin 2005 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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Pérou: La presse séquestrée à la veille du second tour des présidentielles

APIC – Interview

Le peuple otage d’une communication unilatérale

Par Pierre Rottet, de retour du Pérou

Lima, 11 mai 2000 (APIC) L’enjeu du second tour des présidentielles péruviennes n’est pas le président-candidat Alberto Fujimori contre Alejandro Toledo. le candidat de l’opposition arrivé en seconde position lors du premier tour, le 9 avril dernier. Le 28 mai prochain, les Péruviens seront placés devant une alternative bien plus importante: la dictature ou la démocratie. L’analyse est abrupte. Elle émane de Luis Iberico, récemment élu au Congrès sur une liste d’opposition. Il est surtout journaliste à «Liberacion» et bras droit de César Hildebrandt, le journaliste ennemi public numéro un du pouvoir.

De 1992 à 1997, Luis Iberico a dirigé le programme politique et d’enquête «Contrapunto», diffusé par canal 2 de «Frequencia latina». Face aux pressions du pouvoir pour aligner la presse, lui et son équipe ont préféré renoncer après 5 ans. Comme a dû le faire Hildebrandt avec son programme «Panorma» et des centaines d’autres journalistes. Luis Iberico parle du danger de «pinochetisation» que court aujourd’hui le Pérou. Il évoque les fraudes – seuls les membres d’une commission (ONPE) nommée par le gouvernement ont accès au système informatique chargé de recueillir les chiffres issus des urnes. Selon l’opposition, on a compté un nombre de votes supérieur de l’ordre de 1,3 million par rapport aux votants. Surtout, le journaliste péruvien parle de la liberté de la presse, bafouée et inexistante. Le public est pris en otage et la presse est séquestrée. A quelques exceptions près. Au soir du 9 avril, Alberto Fujimori avait frôlé l’élection avec 49,78% des voix, contre un peu moins de 42% àà son rival. Interview

APIC: La presse étrangère et les observateurs de l’OEA (Organisation des Etats américains) ont parlé du séquestre de la presse et de l’ensemble des canaux de TV non câblés par le pouvoir. Est-ce que les choses ont maintenant changé?

Luis Iberico: Non, rien n’a changé. Les sept chaînes de TV non câblées ont un seul langage, celui du pouvoir, fait d’attaques personnelles et de diffamations. Lors du premier tour, l’Association civile «Transparencia» a démontré que la couverture informative de l’ensemble des programmes des TV avait été de l’ordre de 80% en faveur du candidat Fujimori. Le reste est allé à l’ensemble des huit autres candidats. Mais la moitié de ces 20% a été consacrée à les «détruire». L’unique chose qui change pour ce second tour est que ces TV maquillent un peu plus leur allégeance au système. Les programmes dits d’information ou d’enquête ne reculent cependant devant rien. Tous les coups sont permis.

APIC: Les téléspectateurs non câblés, c’est-à-dire plus du 80% de lapopulation, peuvent-il encore se faire une opinion? Peut-on parler d’un peuple péruvien «otage» des programmes proposés?

Luis Iberico: Il faut savoir qu’au Pérou, la télévision est regardée par le 90% de la population. Près de 80% des familles parmi les plus pauvres des bidonvilles possèdent un écran, même noir et blanc. On imagine dès lors l’importance de ce moyen de communication, aujourd’hui converti en un redoutable appareil de propagande au service du seul pouvoir. Les radios ont pour leur part axé leurs programmes sur le sport ou la musique. Hormis deux d’entre-elles, «Radio programa del Peru» et «Radio CPN», où l’information et le débat sont réellement présents, aucune autre ne s’intéresse à l’actualité. Et si elles le font, c’est encore pour encenser Fujimori. Quant aux journaux, ils sont très peu achetés. Le taux de lecture est particulièrement faible. «El Comercio», le plus important quotidien du pays, tire à 200’000 exemplaires, alors que le Pérou compte 24 millions d’habitants.

Le gouvernement a financé la création d’une presse de boulevard, une presse à scandale, qui n’hésite pas à salir, comme lors du premier tour, le candidat Toledo ou quiconque se dresse comme un obstacle sur la route de la réélection de Fujimori. A la TV comme dans ces journaux, tout y passe, y compris de faire venir dans un programme de grande diffusion TV des enfants apeurés et pleurnichant, venus sur le plateau en compagnie de leur mère pour prétendre publiquement que Toledo, «leur papa», les a délaissés… Il n’y a ni barrière ni limite pour démolir, injurier, diffamer.

APIC: Le Pérou a pourtant connu des programmes TV de qualité. On peut imaginer que ce qui se passe actuellement, c’est-à-dire la mainmise sur les médias, a été préparé de longue date…

Luis Iberico: La soumission des chaînes de TV ne date pas d’hier, en effet. Elle a été soigneusement préparée depuis 1996, soit un an seulement après la seconde réélection de Fujimori. Cette manœuvre visait à préparer le terrain. Elle faisait partie d’un plan appelé «bulldozer», mis en place par le régime pour assurer la réélection en 2000. Et bien au-delà encore, afin d’asseoir longtemps encore cette «dictature». Des personnages importants du gouvernement ont visité les médias, sous la responsabilité du ministre des Transports et Communications d’alors et, surtout, du président du Congrès de l’époque, Victor Joy Way. L’impact a été immense, incalculable. Victor Joy Way était en possession d’une liste des médias trop critiques à l’égard du gouvernement, sur lesquels se sont abattus une série de mesures répressives: investigations fiscales, amendes, hausses d’impôts, enquête de toute nature, sans parler du boycott des pages publicitaires.

Les représentants de ce système ont promis aux médias et surtout aux TV qui faisaient acte d’allégeance un paquet de publicité de l’Etat. Ils ont offert de fermer les yeux sur les dettes fiscales des chaînes; de les privilégier dans leurs programmes politiques ou leurs enquêtes. A l’époque, seul «Canal 2», appelé «Frequencia latina», avec l’actionnaire majoritaire Baruch Ivter, n’était pas redevable vis-à-vis du fisc. Baruch Ivter, un Péruvien né en Israël, a été dépossédé de sa TV et de sa nationalité. Son tort? Avoir autorisé la diffusion d’informations sur les liens entre militaires et narco-trafiquants; dénoncé la pratique de la torture; révélé le meurtre de Mariella Baretto, agent des services secrets, «coupable» d’avoir donné des informations sur le massacre des étudiants de l’Université «La Cantuta» et mis en garde la presse contre un complot visant à assassiner César Hildebrandt. Pour avoir enfin permis la diffusion des écoutes téléphoniques pratiquées par les Services de renseignement national, opérées notamment contre des personnalités du monde politique et du spectacle.

Gerardo Delgado Parker, chef d’entreprise, actionnaire majoritaire de «Canal 13», est lui aussi tombé dans un piège tendu par le gouvernement. Il a également été dépouillé de sa chaîne de TV pour n’avoir pas accepté l’obéissance inconditionnelle que le gouvernement exige aujourd’hui des médias.

APIC: Est-il encore possible de faire du journalisme au Pérou?

Luis Iberico: Beaucoup ont renoncé à exercer leur métier, face à l’impossibilité de pratiquer leur profession. Mon équipe de reportage «Contrapunto» a démissionné dans son ensemble le 19 décembre 1997. D’autres l’ont fait plus tard, comme le directeur du «Programme dominical» diffusé sur l’une des chaînes. Malheureusement, les autres ont fait acte de soumission, d’allégeance, par peur, chantage ou pression. Et parce que dans ce pays, des millions de personnes sont sans emploi, y compris des milliers de journalistes. Aujourd’hui, à part les professionnels des émissions de TV câblées et quelques journalistes de radio, aucun n’a vraiment le courage de s’opposer au gouvernement. Les rares quotidiens qui osent encore s’engager pour défendre la liberté de la presse et la démocratie ont notamment pour nom «El Comercio», «La Republica», «Ojo» et «Liberacion», fondé par Cesar Hildebrandt, avec qui je collabore.

APIC: Et cela continue aujourd’hui, malgré les critiques de l’OEA, des Etats-Unis, de l’Union Européenne et de Reporters sans Frontières… ?

Luis Iberico: Oui! On peut aujourd’hui salir un homme, le démolir, le calomnier en toute impunité. Et la personne visée n’a pas droit au chapitre. Le candidat Toledo a été séquestré par les services spéciaux il y a six mois, drogué et filmé saoul en compagnie de prostituées. Le poids des images, si elles sont diffusées, sont moindres par rapport à ce qui est suggéré. Car c’est cela que retiennent nombre de personnes simples, qui n’ont, elles, que les seules TV pour s’informer. La misère de l’ignorance. Les exemple ignobles abondent. Ils ont été utilisés au premier tour contre les candidats. Ils le sont aujourd’hui de manière répugnante en ce second tour.

APIC: Il existe une Association de la presse nationale, comme il en existe une pour les correspondants étrangers. Le Pérou ne connaît-il pas de conseil de la presse pour mettre de l’ordre dans la maison et faire respecter les droits les plus élémentaires du journaliste? En d’autres termes, on peut impunément s’en prendre à quiconque ose être critique à l’égard de Fujimori et de son système?

Luis Iberico: Il existe un Conseil de la presse. Mais il ne fait rien, ou le fait trop mollement. Pour le reste, la presse au service du pouvoir peut effectivement tout faire en toute impunité. Cela ne servirait du reste à rien de porter l’affaire devant un tribunal. Un jugement est impossible à gagner: le pouvoir judiciaire est constitué dans sa grande majorité de magistrats «provisoires» mis en place par le système. Le même système, sous prétexte de réformes judiciaires, a créé une Commission exécutive transitoire devenue éternelle; le procureur de la nation «travaille» avec des attributions particulièrement réduites. A quoi il faut encore ajouter l’absence d’un Tribunal constitutionnel.

APIC: Et comment font les quelques rares journaux, 4 ou 5 au maximum, pour ne pas céder et pour conserver leur indépendance?

Luis Iberico: Des tentatives de muselage ont été exercées contre «El Comercio». Ce quotidien est d’ailleurs sous la menace d’une douzaine de poursuites judiciaires. La tentative du gouvernement a cependant échoué. «La Republica», a été la cible de la presse «basura» (ordures). Une campagne terrible contre son propriétaire et directeur Gustavo Mohme, décédé début mai, est allée jusqu’à l’accuser d’homosexualité. S’agissant de notre journal «Liberacion», les journalistes ont été contraints de dormir aux portes de l’imprimerie peu avant le 9 avril. Cela pour protéger l’unique entreprise à avoir eu le courage de l’imprimer. L’Etat avait en effet décrété la saisie des biens appartenant à l’imprimerie, donc la rotative.

APIC: Quels sont les moyens de pression utilisés par le système et les services de l’ombre du «fameux» Montesinos, bras droit du président Fujimori?

Luis Iberico: Journalistes menacés, comme leurs familles, journalistes emprisonnés. A Lima, la situation est encore vivable. Du moins nous sentons-nous plus ou moins protégés contre la répression exercée par les services spéciaux. Ce qui est loin d’être le cas dans les provinces du pays, où la situation est grave. On ne compte plus les journalistes enfermés, les agressions physiques, les manœuvres d’intimidation, les licenciements. Au nord de Lima, on a retrouvé un journaliste avec une balle dans la jambe. Le journaliste, pour ce qu’il avait osé écrire, a été dénoncé par un responsable du mouvement «fujimoriste», aujourd’hui directeur de «Canal 7», c’est-à-dire de la Télévision dite «nationale du Pérou».

APIC: Si les choses ne changent pas et que les dés continuent à être pipés, à quoi sert donc d’aller au second tour? Peut-on dire que le Pérou court le risque d’une guerre civile si rien ne se fait pour rendre plus limpide ce processus électoral?

Luis Iberico: Oui. Mais je ne suis pas fataliste sur la question des moyens de communication. Ils sont terriblement puissants. Mais pas déterminants. Le premier tour l’a d’ailleurs démontré: malgré la manipulation à grande échelle, le candidat Toledo a été de taille à faire front. Et s’il n’y avait pas eu fraude au premier tour, Toledo serait aujourd’hui président. Ces prochains jours, Toledo et son équipe devront évaluer l’impact des moyens de communication dans la campagne. Et si réellement, lui et l’opposition dans son ensemble se rendent compte que la fraude sera effective comme lors du premier tour, que les dés sont définitivement pipés, il est question qu’il renonce à poursuivre sa campagne. On vivra alors une situation terrible et dangereuse. Il est difficilement imaginable que le peuple péruvien puisse accepter sans broncher qu’un candidat soit dans l’obligation de renoncer à cause de la tricherie. Raison pour laquelle, avec les observateurs internationaux, nous devons exiger un accès au système informatique, aujourd’hui exclusivement en mains de l’Office nationale du processus électoral (ONPE), mis en place par le système, à l’instar du Jury national pour les élections. Si tel n’est pas le cas, c’est-à-dire obtenir des conditions minimales de supervision et de contrôle, ce serait mener Toledo et l’ensemble du pays à l’abattoir. La situation est dangereuse, tant la polarisation entre Péruviens est grande. L’enjeu du 28 mai n’est pas entre Fujimori et Toledo, mais entre la dictature qu’entend imposer un régime et la démocratie que veut le peuple. (apic/pr)

16 mai 2000 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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