Chemin, Vérité, Vie

Jésus se présente dans l’évangile de Jean (14,6) comme le Chemin, la Vérité et la Vie. Jusqu’à maintenant j’accueillais ce trio théologique avec une grille poétique, rhétorique et même, je m’en rends compte, romantique. C’est une tentation constante des exégèses de riches (les pauvres ont d’autres tentations). Ce n’était certes pas faux, mais cela manquait singulièrement de corps, d’incarnation concrète dans une humanité que le Fils de l’homme est venu assumer et sauver.
Il a fallu me trouver dans ma paroisse miséreuse de la brousse congolaise pour me rendre compte que ce qui est en jeu s’enracine dans ce qu’il y a de plus fondamental en l’homme.
Une évidence dès l’abord s’impose. Pour améliorer la situation de la République démocratique du Congo, un des pays les plus sinistrés du monde, il faut réparer le réseau routier qui s’enfonce dans la poussière et le néant, il faut investir dans le système éducatif gangréné par l’inertie et la corruption, il faut remettre d’aplomb l’état sanitaire d’une population qui manque d’hygiène fondamentale et de centres de santés dynamiques et compétents. Trois créneaux qui (avec la sécurité politique et militaire, mais ceci est une autre question) sont les bases pour permettre à une société d’émerger dans le monde tel qu’il est aujourd’hui. Routes, écoles, santé.

L’adéquation entre le trio: réseau routier, réseau éducatif, réseau sanitaire et les trois noms de Jésus Chemin, Vérité et Vie a quelque chose à la fois de troublant et de révélateur, surtout – bizarrement – lorsqu’on les dit en langue locale: njila, bulelela, muoyo. Tout à coup cela rejoint des réalités et des question très concrètes:

Qu’est-ce que c’est qu’un chemin lorsque la piste qui traverse les hameaux de la paroisse est minée par l’érosion, impraticable par temps de pluies, semée de bancs de sables lorsque la sécheresse sévit? L’importance d’un chemin décent, qui permettrait d’acheminer les denrées au marché (et retour) se mesure aussi à la quantité de bêches que l’on n’a pas et qu’il faudrait pour l’entretenir. Ainsi lorsque Jésus nous dit qu’il est le Chemin qui nous conduit au Père, le mot Chemin, prononcé Njila comme l’artère principale de la paroisse, prend du poids.

Qu’est-ce que la vérité, l’accès au vrai et au réel, la connaissance fine de ce qui est bien et mal, le discernement subtile des enjeux de la vie, lorsqu’il devient insurmontable de payer des taxes pour l’école secondaire, lorsque l’argent destiné au matériel scolaire finit dans des poches inconnues, lorsqu’un examen s’achète simplement par une jupe insolente ou une liasse épaisse? Ainsi lorsque Jésus dit qu’il est la Vérité de l’homme et de Dieu, le mot Vérité, prononcé Bulelela, comme dans les discussions entre voisins, prend du poids.

Qu’est-ce que la vie, l’épanouissement intégral de l’homme dans ses dimensions charnelle, sociale et spirituelle, lorsque 80% des morts de la malaria sont des enfants de moins de 5 ans, lorsque la typhoïde tue parce que c’est trop épuisant de se rendre à pied au dispensaire à 5 km, ou de faire à manger pour ses 8 enfants? Ainsi lorsque Jésus dit qu’il est la Vie, le mot Vie, prononcé Muoyo, comme dans la paillote d’attente devant le centre de santé, prend du poids.

Je vois bien le danger de faire glisser l’exégèse de la parole de Jésus vers une lecture superficielle – à la limite marxisante, matérialiste, politisée de la bible. Mais je crois aussi qu’il y a un danger tout aussi aigu d’en rester à une rhétorique creuse ou éthérée. L’enjeu est celui qui sous-tend toute la christologie à travers l’histoire de la théologie: tenir ensemble la triviale incarnation de Jésus dans notre humanité concrète et réelle ainsi que sa nature divine, omnipotente, surplombant et sauvant l’Histoire et lui donnant sens.

C’est ainsi que tout se récapitule dans le Christ, Chemin, Vérité et Vie: les ornières de la route, le mot vrai qui brille dans les yeux d’un écolier de 11 ans, le cri du 6e enfant à sa naissance.