Jacques-Benoît Rauscher

La prière qui devrait être consommée avec modération

On apprend beaucoup de ses ainés. J’ai, en particulier, toujours apprécié le caractère plein de sagesse et de mesure de certains de mes frères qui savent mettre à distance les petits aléas du quotidien et les tempêtes qui se lèvent dans des verres d’eau quand on traite de telles ou telles pratiques conventuelles. Ma surprise n’a donc été que plus grande quand un frère –que j’apprécie pour son sens de la mesure –s’est un jour emporté contre l’habitude de prier pour les chefs d’État dans de très nombreuses communautés chrétiennes ! Si j’avais bien noté, comme lui, que c’est effectivement un leitmotiv des prières universelles et des intercessions liturgiques, je ne voyais pas ce qui pouvait l’irriter à ce point dans cette pratique, encouragée –excusez du peu –par Saint Paul lui-même (1Tm 2,1-2).

S’il ne récusait en rien l’injonction de l’Apôtre, ce qui perturbait ce frère habituellement si calme était le caractère récurrent d’une telle prière derrière laquelle il voyait poindre une menace inhérente à notre vie chrétienne contemporaine. Et je dois dire qu’il m’a convaincu.

Prier pour les dirigeants oui…mais

Certes, prier pour ceux qui nous gouvernent, nous rappelle que notre vie chrétienne ne se déroule jamais « hors sol ». Le cadre, y compris le cadre social et politique, dans lequel elle se place a une importance pour la relation de l’homme à Dieu. En ce sens, aujourd’hui comme hier, nous avons besoin de prier pour ceux qui nous gouvernent. Mais aujourd’hui sans doute plus qu’hier, nous voyons notre monde changer à une vitesse encore rarement égalée dans l’histoire de l’humanité. Ces changements, s’ils affectent tous les hommes, touchent spécialement les chrétiens. Les modes de vie et les habitudes culturelles les plus enracinées, les identités et les appartenances peu mises en cause au cours des siècles sont aujourd’hui contestées. Le chrétien se trouve parfois assez démuni devant la vague qui a emporté (ou qui est en train d’emporter) des piliers de son univers mental.

La petite musique qui peut alors se frayer un chemin dans son esprit consiste à se dire qu’il doit bien y avoir un responsable qui a décidé tout cela : « les églises se vident ? C’est sans doute que des « dirigeants » ont voté des lois qui favorisent le travail du dimanche ! La famille traditionnelle est remise en cause ? Ce sont, à coup sûr, les « politiques » et les « médias » qui imposent leurs normes modernes et déshumanisantes ! Il faut donc se dépêcher de prier pour eux afin que leurs yeux s’ouvrent et que la vérité de la vie et de la foi chrétienne retrouve ses droits ! » Encore une fois, tout n’est pas faux dans de tels constats. Mais ils sont aussi porteurs d’une attitude fort peu évangélique.

Prier pour notre propre conversion

Un chrétien ne peut jamais attribuer aux décisions politiques et aux structures sociales ou culturelles un poids tellement important qu’elles en viendraient à contraindre les comportements personnels jusqu’à leur dénier toute marge de liberté. Oui, il y a sans doute un effet de mode, inspiré par tel ou tel dirigeant politique ou influenceur subtil qui explique la baisse de la pratique dominicale ou l’émergence de comportements peu en phase avec la morale catholique traditionnelle. Mais ceux qui adoptent ce type de comportements ne sont pas des moutons de Panurge stupides qui se seraient laissé détournés du bon bercail par des hypnotiseurs habiles. Ils ont aussi choisi de le faire parce qu’ils pensent y trouver le bonheur. Peut-être l’ont-ils fait parce que les chrétiens qu’ils ont rencontrés n’ont pas présenté un Évangile qui les a nourris, voire ont porté un contre-témoignage coupable ! Dans un tel cadre, le chrétien peut certes dénoncer les chefs iniques ou les organisations perverses et prier pour qu’elles évoluent. Mais il ne peut en rester là. Le chrétien se doit de regarder, au milieu des influences que chacun subit, des personnes concrètes qui exercent leur liberté. Et c’est cette liberté que le chrétien doit chercher à comprendre. C’est à cette liberté qu’il lui faut s’adresser, avant de désigner les « responsables » obscurs dont il s’agirait de faire tomber les têtes à coup d’intercessions.

Alors continuons de prier pour ceux qui nous gouvernent. Mais prions en même temps pour notre propre conversion. Prions pour que nous ne devenions pas des chrétiens spectateurs d’un monde où nous n’avons plus notre place. Prions pour que la prière ne soit pas le linceul que nous jetons sur nos responsabilités. Prions pour que notre prière nous redonne la mesure de notre vocation baptismale et de l’engagement créatif qu’il présuppose. Toute sa mesure.

Prière à Salvador de Bahia (photo Jean-Claude Gerez)
12 juillet 2023 | 08:00
par Jacques-Benoît Rauscher
Temps de lecture: env. 3 min.
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