Denis Müller

L’éthique de la discussion et la vie politique

Les Français, Emmanuel Macron en tête, viennent d’inventer la lune, en créant l’idée apparemment nouvelle de grand débat national. Cette euphorie passagère est surprenante. Vu de Suisse, ce projet pose plusieurs questions.

1. Que veut dire un grand débat national public? Tout le monde devrait y avoir accès. Le suffrage universel ne veut pas dire que sur un total de 67 millions de personnes (pour la France) ou de 8 millions de personnes (pour la Suisse), il doive y avoir chaque fois la totalité de ces votants. Nous sommes placés pour savoir, en Suisse, qu’une participation de 50% est déjà un succès. Universel veut dire: ouvert à tous, et non pas utilisé par tous. Il en va du débat démocratique comme de l’éthique : son horizon est l’universalité, et non pas simplement les intérêts particuliers. Il n’est pas juste de dire que la démocratie est éthique; elle doit devenir éthique, dans une visée universelle. C’est un effort de tous les jours, une progression continuelle.

Ce qui manque beaucoup dans les débats publics actuels, c’est le sens d’une véritable éthique de la discussion, au sens de Jürgen Habermas et de Jean-Marc Ferry. On entend beaucoup dire, notamment par les gilets jaunes ou les partis d’opposition, qu’on jugera de la réussite du grand débat en fonction de ses résultats. Mais c’est une conception très utilitariste de l’éthique et de la démocratie. D’abord, les résultats peuvent déplaire à certains. Il faudra bien que quelqu’un arbitre. Normalement, ce devrait être le Parlement et le gouvernement, chacun selon ses attributions.

«Il faut un large débat public permanent, par-delà la seule logique politique»

2. Ensuite, encore faut-il que la discussion se soit déroulée dans les règles, en respectant les différentes opinions en présence. Les décisions qui en seront tirées auront forcément le caractère d’un compromis. Mais un tel compromis ne veut pas dire un juste milieu; s’il veut être un compromis fort, au sens de Paul Ricœur, il devrait aussi opérer des choix et donc, le cas échéant, plaire davantage à certains qu’à d’autres. Gouverner, ce n’est pas se contenter de suivre l’opinion, même majoritaire, du peuple.

Le succès ambivalent des réseaux sociaux a brouillé les cartes et obscurci le sens de la démocratie. Ni facebook, ni twitter, ni instagram ne doivent faire la loi. Ce sont des moyens d’expression libres, non pas des instruments de mesure de l’opinion publique.

3. C’est le pluralisme qui conditionne l’espace public des médias. En jouant à fond cette carte du pluralisme, ils parviendront à déjouer les pièges tendus par les réseaux sociaux.

4. Le débat public devrait donc avoir lieu aussi et même d’abord sur la place publique. Mais où est-elle, cette place publique ? Partout et nulle part: dans un débat public local, en ville ou en campagne. C’est toute la société qui débat. Il n’y a personne pour compter les points ou pour arbitrer le débat de manière définitive. Un tel débat ne se confond ni avec un référendum, ni avec une initiative: lors des votations ou des élections naissent des discussions spécifiques, portant sur des objets précis. Mais le souverain n’est pas forcément cohérent: il peut accepter une option aujourd’hui, et son contraire le lendemain.

Il ne suffit pas non plus de dialoguer avec le président de la République ou de la Confédération. Il faut un large débat public permanent, par-delà la seule logique politique. A notre échelle, la démocratie helvétique nous en offre les moyens. En jouant le jeu de la démocratie directe, certes, mais aussi en reconnaissant le rôle médiateur du Parlement, où le débat se déroule selon les règles très précises. La situation française est peut-être née d’un effacement dommageable du Parlement.

Denis Müller

6 février 2019

Le mouvement des Gilets jaunes a suscité le projet de «grand débat national» en France | © Patrice KALATAYU/Flickr/CC BY-SA 2.0
5 février 2019 | 14:14
par Denis Müller
Temps de lecture: env. 3 min.
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