Denis Müller

Mémoires

Je viens de publier des souvenirs dans «La marche en avant de l’écrevisse. Mémoires d’un théologien à livre ouvert» (L’Aire, 2019). Pourquoi une telle tentative?

Ecrire ses souvenirs est sélectif pour deux raisons au moins. Premièrement, on se reconnaît fondamentalement oublieux, oublieux du secondaire comme de l’essentiel. Cherchant à retrouver dans sa mémoire chancelante des traces certaines du vécu, on bute sur des datations boiteuses, des impressions fugaces et des sentiments brouillés. Deuxièmement, toute tentative de mémoires se construit à partir d’une sélectivité fondamentale, ancrée dans la subjectivité. Non seulement l’auteur oriente son récit, en donnant plus de poids à des expériences ou à des souvenirs qu’à d’autres, mais de plus il choisit délibérément de dire ou de taire, ou de ne dire qu’en partie, en fonction de ses évaluations et de sa manière propre de tracer la naissance du sujet. Il ne faut jamais oublier, comme Rousseau nous l’a magnifiquement montré dans le sillage de saint Augustin, que le récit historique de soi est une construction futuriste de soi.

Les liens naturels peuvent se muer, de cas en cas, en affinités électives (Goethe). Je préfère, tout bien considéré, les catégories classiques, celles de Goethe notamment, aux séparations postmodernes souvent oiseuses que voudrait nous imposer un certain langage des «études genre». La nature, après tout, demeure centrale au cœur de l’anthropologie, et, comme l’étymologie l’indique, le passage de la nature à la naissance du sujet n’est pas fait que d’une rupture. Quant à cette naissance du sujet, elle se construit sur la lente et ardue élaboration d’un sens, sens de la vie, sens du monde. Sans jamais rien renier du «sentiment tragique de la vie» (Miguel de Unamuno), et de l’expérience même du tragique.

Je prends conscience que travailler ma mémoire, en écrivant des mémoires, est une subtile méthode pour surmonter la dépression. Tel est peut-être bien le fil rouge de notre entreprise.

«En racontant ma vie par bribes, j’essaie d’advenir comme sujet de ma propre destinée»

Ma mémoire et mes mémoires se constituent de toute évidence autour des rencontres de ma vie – influences, héritages, collaborations, transmissions. Le nombre important – certains diront: pléthorique! – de personnalités et de figures que je mentionne dans ce livre reflète non seulement un mode de fonctionnement prédominant et typique chez moi, mais aussi une perception très forte de la transmission qui m’habite, nourrissant mes espoirs mais consolidant parfois mes angoisses et mes interrogations. Les autres sont dépeints en pleine conscience comme des partenaires, parfois même comme des faire-valoir poussant le soi à mieux se connaître, à se reconnaître dans leur miroir.

Bien sûr, des mémoires ne sont pas du roman, du moins c’est ce que je souhaite; pourtant, la justification ultime de ces mémoires tient bel et bien à leur caractère potentiellement romanesque. En racontant ma vie par bribes, en dépeignant les personnages qui la constituent, j’essaie d’advenir comme sujet de ma propre destinée, je tente de devenir à nouveau vivant comme le héros à venir d’une vie inachevée. Je nourris l’espoir que le lecteur, lui aussi, pourra reproduire et ré-imaginer pour lui-même un tel parcours romanesque. Raconter ma vie intriquée dans celle des autres, c’est reconnaître à la vie des autres une vitalité sans pareille. C’est ce que j’essaie de faire dans ce livre, grandir les autres, croître moi-même.

Denis Müller

26 juin 2019

 

Ecrire ses mémoires est un exercice hautement subjectif (Pixabay.com)
25 juin 2019 | 13:28
par Denis Müller
Temps de lecture: env. 2 min.
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