Jean-Blaise Fellay

Quand on a tout perdu, une vie nouvelle devient possible

On a souvent dépeint saint Ignace, le fondateur de la Compagnie de Jésus, comme un homme à la volonté de fer, se fixant des objectifs précis et les menant à chef avec une détermination sans faille. Mais si je relis sa vie avec attention, je constate exactement l’inverse. Sa jeune existence est marquée par une série d’échecs qui remettent complètement en cause tous les idéaux qu’il s’était donnés.

Il est un jeune chevalier au service de la cour de Castille, désireux de s’illustrer par des exploits militaires et amoureux, suivant l’exemple d’Amadis de Gaule, son héros. Or, lors de son premier combat au siège de Pampelune, il est gravement blessé par un boulet qui lui broie la jambe. La blessure s’infecte, il risque de mourir. Il s’en tire avec une jambe raccourcie qui le laisse boiteux pour le reste de ses jours. Finis les rêves de grandeur et de combats épiques.

C’est quand on est libéré du vieil homme que l’on peut arpenter le monde au souffle de l’Esprit.

Pendant sa convalescence, il découvre les modèles de sainteté offerts par la Légende dorée de Jacques de Voragine. Il est enflammé par l’exemple de saint Dominique et de François d’Assise. A peine remis, il s’efforce de les imiter par de longues prières et tente de les dépasser dans l’ascèse, le jeûne et la pénitence. Mais, là encore, c’est l’échec. Il se laisse prendre dans les vertiges de la culpabilité. Sa vie devient si dure qu’il songe au suicide. Cela ne peut être le chemin de Dieu, se dit-il, dans un éclair de lucidité. Mais que faire ? vers qui se tourner ? Il suivrait un petit chien, songe-t-il, si celui-ci était capable de lui montrer une piste.

C’est ainsi qu’un matin, il suit le cours du Cardoner, une jolie rivière des environs de Manrèse en Catalogne. Après un temps de marche, il s’assied. Et soudain, il est foudroyé. Des commentateurs ont parlé d’une vision, d’autres d’une extase, mais de fait, il ne voit rien, il n’entend rien. Il se sent complètement transformé, il est devenu un autre homme. Il comprend, en un instant, plus de choses «de la terre et du ciel» qu’il n’en acquerra jamais ensuite au terme de longues études. Débarrassé de toutes les images antérieures de la chevalerie espagnole et de la piété médiévale, il fait une expérience directe de Dieu et du monde. Tout lui paraît plus clair. Il voit, il entend, il sent tout d’une manière nouvelle. Il a «trouvé Dieu en toutes choses», ce qui sera le leitmotiv de sa spiritualité. Il est entré dans l’«obéissance» au sens premier du terme, c’est à dire l’écoute, l’acceptation du réel. Il est devenu libre et disponible.

Il recommence à se peigner, à se couper les ongles, à quitter la défroque du fou de Dieu. Il suivra les injonctions de l’Inquisition qui lui demande de se mettre à l’étude. Il apprendra le latin sur les bancs d’école, puis la discipline académique de la voie triviale, il peinera sur la maîtrise ès Arts mais viendra à bout de tout. Et aussi des méfiances ecclésiastiques.

Il lui reste un dernier rêve, celui pour lequel il a réuni quelques compagnons de l’université de Paris, le départ en Terre Sainte pour convertir les chefs de l’Islam. La Divine Providence saura lui dire non, encore une fois, par le biais d’une guerre entre Venise et la Sublime Porte, qui interdit tout départ de navire. Voilà la fascination d’un hidalgo du temps de la Reconquista qui s’évanouit.

Il ne lui reste plus qu’à offrir ses services à la papauté, libre à celle-ci d’envoyer les compagnons chez les fidèles ou les infidèles. Ce qu’elle ne manquera pas de faire avec persévérance. A Ignace d’organiser l’intendance.

Dans sa petite cellule romaine, il devient moins le stratège qui établit un plan de conquête mondiale qu’un éducateur qui prépare des hommes capables de s’adapter à toutes les situations possibles, par une solide formation intellectuelle et pratique, mais d’abord et surtout grâce à leur disponibilité intérieure. Celle que le jeune Inigo dut si cruellement apprendre à conquérir.

C’est quand on est libéré du vieil homme que l’on peut arpenter le monde au souffle de l’Esprit. C’est l’affirmation que Paul Claudel met dans la bouche d’un jésuite dans le Prologue du Soulier de satin. Il est cloué à la vergue d’une caravelle que des adversaires de sa foi ont prise et sabordée. Il est voué à une mort imminente, mais il se sent libre dans son choix d’être parti pour le Nouveau Monde. Profonde leçon de l’Évangile: oser mourir pour renaître. L’injonction de porter la croix n’est pas une invitation à l’effacement et au renoncement, c’est au contraire l’audace de la libération des vieux rêves à la Don Quichotte pour risquer le présent dans son indétermination. La foi n’a pas peur de l’avenir, car l’amour aura le dernier mot. Quand on a tout perdu, une vie nouvelle devient possible, ici ou ailleurs. Mais il faut la commencer ici déjà.

Jean-Blaise Fellay | 19.08.2019

«C’est quand on est libéré du vieil homme que l’on peut arpenter le monde au souffle de l’Esprit» | © Pixabay
19 août 2019 | 10:52
par Jean-Blaise Fellay
Temps de lecture: env. 3 min.
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