Tableau du mémorial du génocide arménien de 1915 à Erevan | © Maurice Page
Suisse

100 ans du Traité de Lausanne:  les Arméniens se souviennent

Cent ans après sa signature en 1923, le traité de Lausanne a encore des conséquences directes pour les peuples kurde et arménien qu’il a pour ainsi dire ‘rayés de la carte’.

Taline Garibian, membre du comité de l’exposition ‘Fragments’ sur le génocide arménien | © Maurice Page

Sous le titre Au carrefour des mémoires, Lausanne organise tout au long de l’année une série de manifestations et d’expositions sur cet épisode décisif de l’histoire du XXe siècle.

L’exposition Fragments. Le génocide des Arméniens et l’œuvre suisse vus par la presse apporte un éclairage sur l’histoire du peuple arménien et ses persécutions telles que relatées dans la presse romande. Installée au Forum de l’Hôtel de Ville, du 8 juin au 1er juillet, elle présente quelques échantillons des journaux romands.

L’Arménie sans les Arméniens

Si le mot génocide n’existe pas encore – il ne s’imposera qu’après la deuxième guerre mondiale – les journaux suisses sont parfaitement explicites sur la volonté des Turcs d’exterminer les Arméniens, explique Taline Garibian, membre du comité d’exposition. La Gazette de Lausanne dès 1898 titre sur ›la destruction d’un peuple’.

L’Impartial du 20 octobre 1915 en fait une description ›clinique’: «A Zilé les autorités étaient occupées à emprisonner 25’000 personnes. Les hommes furent emmenés en groupes dans la campagne attachés ensemble et massacrés. Les femmes et les enfants furent exposés dans la plaine, livrés à la faim et au froid pendant plusieurs jours et plusieurs nuits jusqu’à ce qu’on les crus à point pour se convertir au mahométanisme. Tous ayant refusé, les mères furent passées au fil de la baïonnette sous les yeux de leurs enfants, et ces derniers furent ensuite vendus.»

En 1909, la Gazette de Lausanne livre le récit des massacres d’Adana

›Une Arménie sans Arméniens’ abonde La Sentinelle en 1916. «Vous n’arriverez jamais, malgré l’horreur des champs de bataille, à vous représenter les horribles formes de torture dont se sont servis les Kurdes et les Turcs, plus féroces que les bêtes les plus féroces. Et tout cela d’après un plan prémédité…»

Une Suisse solidaire

Un élan de solidarité se dessine en Suisse dès les premières attaques contre les Arméniens au milieu des années 1890, sous le sultan Abdul Hamid II. Au moment des premiers massacres, la presse suisse relate ses événements et des comités philo-arméniens se constituent pour venir en aide aux victimes.

‘L’impartial’ met en parallèle les massacres des Arméniens et les tranchées de la Grande Guerre

«Ce soutien est très large, de l’extrême gauche à la droite, et dépasse les frontières confessionnelles», relève Taline Garibian. Dans les dénonciations de la presse, La Sentinelle quotidien socialiste, de la Chaux-de-Fonds côtoie les organes bourgeois comme La Gazette de Lausanne ou le Journal de Genève.

«L’angle d’approche n’est pas tout à fait le même, mais tout le monde prend fait et cause pour les Arméniens persécutés. La Sentinelle critique davantage le jeu des grandes puissances occidentales qui protègent d’abord leurs propres intérêts. A droite, la solidarité religieuse face à ceux qu’on appelle encore les Mahométans est plus marquée.»

Une pétition populaire adressée au Conseil fédéral lancée en 1896 en faveur de la cause arménienne recueille pas moins de 454’291 signatures!

Le 20 octobre 1916 ‘Sentinelle’ dénonce ‘l’Arménie sans Arméniens’

Accueil des orphelins

Ce soutien est aussi matériel avec une aide humanitaire distribuée sur place ou l’accueil de réfugiés, en particulier des orphelins accueillis notamment à Begnins (VD) et à Champel (GE) par le pasteur Antony Krafft-Bonnard et l’Œuvre suisse de secours aux Arméniens.

Carte postale du foyer arménien de Begnins | DR

L’enseignement s’y donnait en arménien afin de former ces jeunes pour assumer plus tard des responsabilités dans le nouvel État arménien qui devait être créé. Mais comme le traité de Lausanne mit une fin quasi définitive à l’idée d’une Arménie indépendante (hormis l’Arménie soviétique), beaucoup de ces enfants s’intégreront en Suisse et en Europe occidentale. Entre 1898 et 1922, près de 2’000 orphelins arméniens au total auront été accueillis en Suisse.

Le traité de Lausanne renversa la donne

Le Traité de Lausanne est signé en 1923 au Palais de Rumine, après des mois de négociations. Il conclut la phase de la première guerre mondiale pour le Moyen-Orient. Le traité de Sèvres, conclu en août 1920, et dont la République arménienne avait été signataire, confirmait la reconnaissance d’une Arménie libre et indépendante. Mais le traité de Lausanne renversa totalement la donne.

Ce fut une victoire diplomatique quasi totale pour le gouvernement turc de Mustapha Kemal qui avait entre-temps pris l’avantage militaire sur le terrain. Les projets d’une Arménie et d’un Kurdistan indépendants promis par le traité de Sèvres sont totalement éliminés, sans aucune contrepartie. Malgré les vives protestations de la délégation arménienne, la Turquie obtint la souveraineté complète sur la totalité de l’Anatolie. Si le texte contenait bien quelques articles sur les droits des minorités, les Arméniens n’obtinrent ni une république ni le foyer national envisagé en Cilicie. Non seulement les Arméniens ne seront pas signataires du texte, mais, ils ne sont même pas mentionnés dans le Traité!

L’exposition ‘Fragments’ évoque le génocide des Arméniens

Les premiers jalons du déni du génocide arménien

Si l’empire ottoman était multiethnique, plurireligieux et multiculturel, le Traité de Lausanne entérine l’idée d’un Etat-nation turc, peuplé majoritairement de Turcs. «Une vision qui perdure aujourd’hui qui posait les premiers jalons du déni du génocide arménien», relève Taline Garibian. Le territoire convoité par les Arméniens sera divisé entre la Turquie et la république soviétique d’Arménie qui n’est pas indépendante.

Le traité de Lausanne est le seul des accords passés à l’issue de la Première Guerre mondiale à toujours déployer ses effets, soulignent les organisateurs de la manifestation. Il a consacré la naissance de la Turquie moderne, mais passa sous silence les aspirations des minorités. «Nous ne pouvons pas commémorer le génocide arménien et le Traité de Lausanne sans provoquer la réflexion, sans rappeler que le processus n’est toujours pas achevé. Surtout face à la situation actuelle du territoire arménien du Haut-Karabagh, encerclé par l’Azerbaïdjan. Ce n’est pas que de l’histoire. Il y a une claire continuité entre la politique turque et celle des autorités actuelles de l’Azerbaïjan», conclut Taline Garibian. (cath.ch/mp)

Expositions Frontières

L’exposition Frontières ouverte jusqu’au 8 octobre, au Musée historique de Lausanne, revient sur les temps forts et les lieux de la Conférence de Lausanne qui a abouti à la signature du traité, le 24 juillet 1923, au Palais de Rumine. Un espace est réservé au questions mémorielles qui restent vives un siècle plus tard. MP



Tableau du mémorial du génocide arménien de 1915 à Erevan | © Maurice Page
9 juin 2023 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture: env. 5 min.
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