Rencontre avec Frère Marie-Pierre, missionnaire carme dans la savane sénégalaise
Apic Interview
Un nouveau monastère naît au coeur d’une population musulmane
Jacques Berset, agence Apic
Fribourg/Dakar, 29 septembre 2005 (Apic) Le monastère de Keur Moussa, oasis de prière et de travail fondé il y a une quarantaine d’années par les bénédictins à quelque 50 km de Dakar, s’inspire de la devise «Ora et labora» – «prie et travaille». Au milieu de l’aride savane sénégalaise surgissent bananes, ananas, papayes, mangues, oranges, mandarines et pamplemousses. Bientôt, Keur Moussa ne sera plus la seule implantation monastique de cette région sahélienne.
C’est en effet un projet de ce genre, Keur Mariam (»Chez Marie»), au beau milieu d’une population musulmane, qu’entendent réaliser les religieux de la province carmélitaine d’Avignon-Aquitaine (Sud de la France, Québec, Suisse et Sénégal), à laquelle appartient le couvent des Carmes de Montrevers 29, à Fribourg.
Création d’un pôle spirituel à Kaolack
A 10 km de Kaolack et à quelque 150 km au sud-est de la capitale Dakar, 4 frères ont répondu à l’appel de l’évêque du lieu, Mgr Benjamin Ndiaye. A la tête du diocèse de Kaolack depuis 2001 – il a succédé à l’actuel archevêque de Dakar, Mgr Théodore Adrien Sarr, qui souhaitait depuis pas mal d’années une présence carmélitaine masculine dans ce diocèse – Mgr Ndiaye a entrepris d’y créer un pôle spirituel interdiocésain pour le Centre Ouest du Sénégal. Sur un territoire de près de la moitié de la Suisse et une population d’environ 1,7 million d’âmes, les catholiques du diocèse de Kaolack sont quelque 14’000, avec à leur service une trentaine de prêtres.
Sous les auspices de Mgr Ndiaye, le diocèse a acquis, dans cette région qui jouit d’un climat chaud et sec, une étendue de sable de 25 hectares, aujourd’hui entourée d’une clôture. Le terrain dispose déjà d’un puits provisoire de 20 m de profond, mais les moines ont décidé de faire creuser un puits de 300 m pour trouver de l’eau en quantité suffisante.
L’électricité, qui n’est pas loin, va être acheminée vers ce grand terrain où quatre espaces sont prévus. Sur 10 hectares, un couvent de carmes, avec église et hôtellerie, pour l’accueil. A côté se tiendra un petit couvent de carmélites apostoliques, comme celles qui sont dans le quartier du Schönberg, à Fribourg. Ensuite, on trouvera un séminaire de propédeutique, qui accueillera les candidats deux années avant l’entrée au grand séminaire. Cette institution prévue pour tout le Sénégal sera réalisée à la demande de la Conférence épiscopale du Sénégal. Il s’agit d’un temps de discernement entre le petit et le grand séminaire. A côté, est prévu encore un sanctuaire marial, dédié à Notre-Dame du Sacré-Coeur, patronne du diocèse. A Kaolack, ce sanctuaire comblera un manque de lieu source, confie à l’Apic Frère Marie-Pierre.
Apic: Vous avez choisi de vous installer dans une région assez sèche.
Frère Marie-Pierre: Ici, dès que vous mettez l’eau, c’est tout bon, tout pousse. Le problème, aujourd’hui, c’est que les hivernages ne sont plus du tout comme autrefois. René, notre postulant, a vécu au village toute son enfance. Il se rappelle qu’il y avait alors beaucoup de pluie, trois récoltes de mil, plein de mangues. On note un changement climatique notoire. L’enjeu, c’est le reboisement. Nous recevons pour cela des financements du gouvernement français.
Le projet global de Keur Mariam – «Chez Marie» – va certainement coûter 2 millions d’euros. On cherche de l’argent un peu partout. Le forage coûte déjà 160’000 euros.Mais on va réaliser ce projet par tranches.
Apic: Quand comptez-vous vous entrer dans votre nouveau couvent ?
Frère Marie-Pierre: On pense que l’on pourra entrer dans deux ans. Pour le moment, on sensibilise les donateurs, pour trouver des finances. La vie quotidienne des quatre prêtres français de la province Avignon-Aquitaine et des deux Africains qui vivent avec nous est pour le moment assurée grâce aux offrandes de messe.
Actuellement, nous habitons encore en ville, dans une maison de 300m2 que nous louons. Cela nous permet de nous réfugier hors du bruit infernal des quartiers populaires. Ici se crée un lieu fort pour les chrétiens minoritaires du diocèse. Dans notre zone, il y a 10 ou 12% de chrétiens. Dans la ville de Kaolack, on trouve une paroisse, la cathédrale et trois lieux de culte.
Apic: Pourquoi vous a-t-on sollicités ?
Frère Marie-Pierre: Nous voulons créer un lieu spirituel fort, et le carme va très bien dans ce contexte. On va rendre service au séminaire, assurer la formation des jeunes, les accompagner, favoriser leur discernement. Le monastère permettra un accueil spirituel, des retraites. Ce sera un lieu où l’on vivra la liturgie, sans oublier l’hôtellerie, qui permettra aux gens de venir se ressourcer. L’évêque est convaincu que notre apport est décisif.
L’Eglise locale a peu de moyens, alors elle compte sur nous. Mgr Benjamin Ndiaye, qui a étudié à Fribourg et à Paris, et fait en son temps des remplacements de prêtres à Lausanne, s’occupe également de récolter des fonds, pour le sanctuaire marial et le séminaire, et nous pour notre projet de couvent. On est en train de prendre de l’avance, parce qu’on est des «toubabs», on a plus facilement accès à des sources de financement.
Apic: Vous allez équiper tout le terrain et partager avec les Sénégalais.
Frère Marie-Pierre: Nous avons par ex. rencontré un Français qui a une entreprise de reboisement à Mbour, sur la côte. Il nous a déjà proposé la première ébauche d’un reboisement, et nous avons un financement de la France. C’est évident que nous allons en faire profiter le reste du terrain, comme pour le forage qui devra fournir l’eau.
Par ailleurs, nous recevons énormément des gens du Sénégal; nous sommes frappés par la richesse humaine de cette population. Le carmel a quelque chose à dire au Sénégalais, car le Sénégalais est un homme de relations, qui aime être avec. Toute notre vie est fondée sur ce «être avec»: être avec Dieu, être avec son peuple. On sent que cela va marcher. Dans le domaine interreligieux, on va apprendre tout doucement. D’abord on vit avec, et on verra ensuite.
Apic: Vous n’allez pas seulement vous occuper de spiritualité?
Frère Marie-Pierre: Bien sûr que non. Dans cette réalité, il y a tout un aspect de développement qui est obligatoire. Nos axes sont l’eau, la femme et l’enfant. Le forage va profiter à tous les villages alentours, car les femmes font actuellement des kilomètres pour trouver de l’eau.
Quant aux problèmes de la femme et de l’enfant, on va d’abord faire une étude sérieuse des besoins de la zone, et ce sera plus spécialement la tâche des soeurs carmélites apostoliques. Les soeurs devront aider à l’insertion des enfants maltraités et accompagner les femmes en détresse. On voit en effet que la femme est souvent avilie, victime de violence et d’exploitation. Elle a besoin d’être soutenue, d’être alphabétisée. Des lieux de formation sont prévus à Keur Mariam.
Nous ne sommes pas des spécialistes, mais nous allons nous faire conseiller et aider par les Sénégalais, dont certains trouveront du travail chez nous. Nous avons foi en l’Afrique et en ses habitants. Keur Mariam sera un lieu de vie – à la manière carmélitaine – et un pôle de développement pour toute la région, comme l’est devenu Keur Moussa. JB
Encadré
Frère Marie-Pierre est entré au carmel il y a une quinzaine d’années
Frère Marie-Pierre, entré au carmel il y a une quinzaine d’années, est passé par diverses communautés en France, dont une communauté érémitique, à Roquebrune, près de St-Raphaël, à l’ermitage de Notre-Dame de Pitié. Ordonné en 2001 par l’archevêque de Toulouse, il a vécu en Suisse pendant 5 ans, car la communauté des carmes de Fribourg dépend de la province carmélitaine du Sud de la France Avignon-Aquitaine, qui comprend six communautés (Toulouse, Bordeaux, Montpellier, le Midi de la France, Fribourg et le Québec)
Il a été dans l’aventure de cette fondation dès les origines, car il était promoteur de la mission des carmes en France et en Suisse. Il avait déjà eu une expérience de l’Afrique, ayant fait sa «coopération- missionnaire» à la place du service militaire à Libreville, au Gabon. Frère Marie-Pierre était dans un poste de pastorale, dans un Foyer de Charité, au service de la vie de prière, de la catéchèse. «J’avais quasiment achevé mes études de médecine, sept ans. Ce temps de maturation et de réflexion m’a conduit au carmel à Montpellier». Dans sa province, il sont près d’une centaine de Frères carmes déchaussés, et environ 150 dans toute la France. JB
Encadré
L’ordre des carmes déchaux: une cinquantaine de provinces et près de 4’000 religieux
En raison de son rayonnement multiséculaire et de sa dimension internationale, l’ordre des carmes déchaux est divisé en une cinquantaine de provinces (environ 4’000 religieux). Celle d’Avignon-Aquitaine, remodelée en 1932, est héritière de celles d’Avignon et d’Aquitaine, fondées respectivement en 1617 et 1641. Son territoire correspond à la moitié sud de la France. Il comprend sept couvents. Quatre en France: Le Broussey (près de Bordeaux), Roquebrune-sur-Argens (Var), Montpellier et Toulouse; trois hors territoire français: Fribourg (Suisse), Trois- Rivières, au Québec, et Kaolack, au Sénégal. Ces deux derniers sont des fondations assumées par la Province dès leur origine. Fribourg, placé autrefois sous la juridiction immédiate du Père Général, a été confié à la Province en 1991. JB
Encadré
Les carmes, rattachés aux ordres mendiants
Les carmes, dès l’origine, ont été rattachés aux ordres mendiants. Issus d’une famille contemplative érémitique de Terre Sainte, ils ont été chassés en Europe. Ils ont une vie mixte, avec un gros socle de vie contemplative, toute la tradition spirituelle du Carmel, avec un «débordement apostolique» de leur vie de prière. Les carmélites sont très apostoliques, mais dans leurs murs, derrière leurs murs. Ils sont comme les dominicains et les franciscains, un ordre mendiant.
Les carmes ont apostolat de la vie spirituelle: «Nous voulons rendre compte de l’espérance de Dieu, inviter les gens à prier, les aider à prier», témoigne Frère Marie-Pierre. La province Avignon-Aquitaine, qui a une centaine de frères, est composée de jeunes. C’est une province en renouveau depuis les années 80, alors qu’auparavant, elle dépérissait. «Je pense que c’est dû à des pères qui ont su faire le pas; ils avaient gardé l’essentiel durant les années de tourmente, la prière, le coeur. Quand quelques jeunes sont venus, ils ont pu les accueillir, essayer de les comprendre, connaître leurs attentes et leurs désirs. Les jeunes ont ensuite appelé les jeunes. Aujourd’hui, il y a une telle soif d’intériorité que l’on vient puiser à cette source du carmel, qui est une source très ancienne. On ne vient pas de hier. Nous ne sommes pas vieux, mais nos racines sont très anciennes». JB
Des illustrations de cet article peuvent être commandées à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1705 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: info@ciric.ch Dorénavant, les photos de CIRIC peuvent être commandées automatiquement par internet sur le site www.ciric.ch (apic/be)
Colombie: 49 syndicalistes colombiens assassinés en 2001
APIC – Interview
«42 millions de personnes menacées de mort»
Propos recueillis pour l’APIC par Inès A. Chittilappilly
Genève, 30 juillet 2001 (APIC) Depuis plusieurs décennies, l’histoire de la Colombie est marquée par la violence. Une violence présente sous toutes ses formes : conflits armés entre les différentes fractions des guérillas et l’armée, répressions militaires, terreur des paramilitaires, disparitions, déplacements, mutilations, assassinats, tortures, mais aussi la pauvreté.
Julio Roberto Gomez, secrétaire de la Confédération générale des travailleurs démocratiques, un des trois importants mouvements syndicalistes de la Colombie encore existant, explique la situation colombienne où la violence fait partie de la vie quotidienne. Ce dirigeant syndical menacé de mort par les groupes paramilitaires dénonce non seulement les assassinats mais aussi la politique gouvernementale, responsable de la disparition des mouvements sociaux et de la plupart des syndicats. Une politique qui entraîne la population colombienne dans la misère.
APIC: Quelle est la situation actuelle de la Colombie?
Julio Roberto Gomez : On a un problème d’indigence généralisée. 67% de la population colombienne salariée gagne moins d’un salaire minimum légal, c’est-à-dire moins de 140 dollars par mois, 17 à 20% gagnent à peine 280 dollars. Plus on monte en salaire plus le pourcentage se rétréci.
56% de notre économie est informelle (»economía del rebusque»), vendeurs ambulants, crieurs de presse, cireurs de chaussures, tous travaillent sans aucune sécurité sociale. L’écart entre riches et pauvres s’est converti en un abîme. C’est cela la violence sociale.
APIC: Quelle est aujourd’hui la réalité des mouvements sociaux?
Julio Roberto Gomez : En 2001, il y a eu déjà 46 syndicalistes assassinés. Il y en avait eu 130 en 2000. C’est pour cela que nous dénonçons très fort la mort de nos camarades. Nous parlons haut, mais aussi pour défendre le respect de la liberté syndicale et sociale de la Colombie. Parce que, pendant que nous enterrons et que nous pleurons nos morts, les syndicats, en raison des pressions, des menaces et des peurs mettent la clef sous le paillasson. Sans compter que la politique gouvernementale a restreint le droit d’association et a anéanti le droit de faire grève.
Moi-même je suis sur la liste noire des paramilitaires. Mais nous ne pouvons pas ignorer que nous sommes 42 millions, dans ce pays, à être menacés de mort. Tous peuvent être tués à n’importe quel moment.
APIC: Qui sont les responsables de ces assassinats?
Julio Roberto Gomez : En premier lieu les paramilitaires, suivis par l’Etat, l’armée, même la police, les groupes liés au narco-trafic et aussi la guérilla. C’est un état généralisé de violence très triste dans lequel on évolue.
APIC: Quelle est la relation entre l’Etat et les paramilitaires?
Julio Roberto Gomez : Il est démontré qu’il existe une liaison entre les groupes paramilitaires et l’armée. Il a été prouvé que des membres d’une ou l’autre fraction collaborent.
APIC: Qui tire le profit de cette situation au niveau international?
Julio Roberto Gomez : Ceux qui tirent profit sont ceux qu’on appelle «les chiens de la guerre», les trafiquants d’armes, les pays qui produisent les mines antipersonnel, (»quiebra-patas»), dont beaucoup sont enfouies dans une grande partie du territoire colombien. Ce sont les Etats-Unis, l’Allemagne et la France, Pour la plupart, ce sont des pays riches qui produisent ces armes. C’est contradictoire, avec certains signes de solidarité marqués par ces mêmes pays riches, on peut légitimement se demander ce que cache et que signifie cette solidarité. Car une réelle solidarité serait qu’on ne vende plus d’armes ni pour les paramilitaires, ni pour la guérilla, ni pour l’Etat. Ces armes, destinées à faire la guerre, pèsent énormément sur le budget de l’Etat.
APIC: Et les compagnies de pétrole?
Julio Roberto Gomez : Ce n’est pas seulement la Colombie, mais toute l’Amérique latine qui est dépouillée de toutes ses ressources nationales. Les ressources naturelles sont littéralement exploitées par des compagnies multinationales.
APIC: Qui exploite le pétrole en Colombie?
Julio Roberto Gomez : Les compagnies Shell, Esso et Texas principalement. Il en va de même pour le charbon, le fer nickel, les mines d’or et d’émeraudes.
APIC: Et les syndicats dans tout cela?
Julio Roberto Gomez : Si les compagnies pétrolières n’ont pas fait plus de dégâts à ce jour, c’est grâce à l’action des syndicalistes, en particulier du syndicat de la USO (Unión sindicalista Obrera), qui a lutté contre une politique pétrolière très agressive. Dans le cas des télécommunications, c’est la même chose. Le syndicat des télécommunications (SITTELECOM), a empêché que tout le réseau de notre pays soit bradé aux multinationales. Bien ou mal gérées, les meilleures affaires dans le monde sont les télécommunications. Bien avant le pétrole.
APIC: Quelle est l’image de la Colombie à l’étranger?
Julio Roberto Gomez : Aujourd’hui, la Communauté internationale parle beaucoup des victimes de la violence, mais on parle très peu des autres victimes, celles qui payent cash ce qu’il convient de qualifier de «délits sociaux» que commet le gouvernement. On devrait en effet parler de la quantité des personnes qui meurent de faim, de la malnutrition. Nous pouvons aussi parler de 4 millions de chômeurs (nous avons entre 22 et 25% de chômage, un des taux les plus hauts dans le monde) ; des quelque 2 millions de déplacés par la violence, en raison de l’exploitation des richesses naturelles par les multinationales, des Colombiens poussés à l’exil sur les propres terres, qui vivent comme parias dans leur pays.
APIC: Quelle serait une lecture proche à la réalité colombienne?
Julio Roberto Gomez : Une lecture correcte serait de voir la réalité dans son ensemble. J’aimerais que toutes les personnes qui font des analyses de notre situation viennent à Bogota, à Cali, à Medellin, Bucaramanga ou Barranquilla. Elles seront surprises de ce qu’elles vont voir : un peuple qui a de l’enthousiasme, qui chante, qui siffle, qui tente de s’épanouir. Une autre chose est si on va directement dans les zones où il y a clairement la guerre. Une chose est sûre, mon peuple résiste, malgré les 30’000 personnes qui meurent annuellement assassinées. (apic/iac/pr)