Suisse: Lancement officiel du tome II des Ecrits Apocryphes chrétiens dans la Pléiade
Apic Interview
Une consécration internationale pour les biblistes romands
Par Valérie Bory, Apic, Fribourg
Lausanne, le 16 janvier 2006 (Apic) La prestigieuse collection de la Pléiade consacre le rayonnement international des biblistes et chercheurs romands. Avec la parution du 2e tome des Apocryphes chrétiens, sous la direction de Jean-Daniel Kaestli, directeur de l’Institut romand des textes bibliques, à l’Université de Lausanne.
Ces textes, non retenus par le Nouveau Testament, ont été écartés du «canon» officiel des Ecritures. Soit qu’ils divergent trop de la doctrine de l’Eglise, soit qu’ils sont trop tournés vers le merveilleux, aspect dont l’Eglise s’est toujours méfiée. Par contre l’intérêt croissant du public pour des textes sur les origines de la chrétienté et l’engouement pour les récits ésotériques, véhiculés par des best seller comme le roman Da Vinci Code, de Dan Brown, font des Ecrits Apocryphes un succès, qui est en soi un phénomène de société: le tome I s’est déjà vendu à 30’000 exemplaires. Les chercheurs en sont tout retournés.
C’est une Pléiade qui met la Suisse à l’honneur et rayonne dans le monde francophone, comme le faisait remarquer récemment le directeur de Gallimard, qui édite la Pléiade. «Après Ramuz, les Apocryphes chrétiens!*». L’Institut romand des sciences bibliques, rattaché à l’Université de Lausanne (UNIL), dirigé par Jean-Daniel Kaestli, est à la fête. Ce spécialiste des écrits intertestamentaires, en charge de la publication du tome II, est également secrétaire général de l’Association pour l’étude de la littérature apocryphe chrétienne (AELAC). Il a reçu l’Apic dans un petit bureau au fond de la Bibliothèque universitaire de l’UNIL, aujourd’hui internationalement connu.
Apic: Au début, tous les textes étaient «apocryphes». Quand les textes «officiels» ont-ils été fixés dans le canon de l’Eglise?
Jean-Daniel Kaestli: C’est le premier Père de l’Eglise qui donne une liste du Canon de l’Ancien testament et du Canon du Nouveau Testament Pour le Nouveau Testament on peut dire que l’essentiel des 27 livres, soit 21 ou 22, sont déjà reconnus par la grande majorité des Eglises à la fin du IIe siècle. Il n’y a pas eu de Synode ou de Concile qui a pris des décisions. Il y a des textes qui sont l’objet de découvertes et toute une autre partie de textes apocryphes qui n’ont au fond jamais disparu.
Apic: Un exemple?
Jean-Daniel Kaestli: L’exemple le plus connu c’est le récit de la naissance de Marie, de ses parents Anne et Joachim, de la façon dont elle a été accordée à Joseph, qui était lui-même un homme âgé ayant déjà des fils, et ce qu’on appelle le protévangile de Jacques
Ce récit a été abondamment copié et a influencé l’iconographie – Dans n’ importe quelle église byzantine , vous avez des fresques qui représentent des scènes de la vie de Marie provenant de ce protévangile de Jacques. C’est un apocryphe admis, accepté. Pour les historiens byzantins, ces données étaient aussi sûres que celles, disons, des Evangiles.
Apic: L’ennui, dites-vous, c’est que de ce terme apocryphe embrasse énormément.
Jean-Daniel Kaestli: On ne peut pas parler des Apocryphes globalement. Il y a des différences entre les Eglises. En Orient, c’était net. L’exemple le plus parlant c’est celui de l’Eglise d’Ethiopie. On a un texte du Livre du coq, ce récit de la Passion amplifié, qui fait partie du lectionnaire officiel du patriarcat d’Addis Abeba, en Ethiopie. Ce n’ est pas un texte canonique, il n’est pas copié dans des Bibles. (Ndlr Un coq est servi, lors de la dernière Cène de Jésus avec ses disciples. Lorsque Jésus le touche du doigt, le coq ressuscite, et Jésus lui donne pour mission de suivre Judas, qui va trahir Jésus, puis de revenir avec un rapport précis).
Apic: L’équipe a fait dû rassembler des textes épars.
Jean-Daniel Kaestli: Oui, par exemple Le texte de l’Homélie – on a dû lui donner un titre – sur la vie de Jésus, traduit du copte , la langue de l’Egypte ancienne, qui n’avait encore jamais été reconstitué. C’est un autre type de malheur qui a pu arriver à ces textes. Il y avait des tas de manuscrits de ces textes anciens dans les monastères coptes et puis quand les savants européens sont arrivés, ces manuscrits étaient mal conservés, ils ont été dépecés. Pour un même exemplaire, on a quelques feuillets à Paris, quelques feuillets à Vienne, à Berlin, dans les grandes bibliothèques.
Dans l’Homélie sur la Vie de Jésus et son amour pour les apôtres, on voit qu’il y a un prédicateur qui s’adresse aux fidèles. Manifestement quelqu’un s’adresse à un auditoire et là on saisit le type d’enseignement qui devait être dispensé dans les Eglises au 5e au 6e siècle. Le prédicateur se fonde sur ce qu’il appelle les saints Evangiles. C’est une manière de prêcher, d’enseigner où on prend la liberté de mettre dans la bouche de Jésus des paroles qui ne sont pas dans l’Evangile. Le prédicateur explique que le Seigneur ne peut pas être offensé si l’on ajoute des embellissements.
Apic: Pourquoi ces texte apocryphes donnent-ils plus d’importance aux femmes que dans les textes canoniques retenus par l’Eglise au cours des siècles.
Jean-Daniel Kaestli: Je crois qu’il faut être très clair. Les textes qui permettent de dire: il y avait des milieux chrétiens où on faisant davantage de place aux femmes que dans le christianisme ordinaire, ces textes là sont rares. Mais évidemment, c’est ceux dont on parle le plus. En particulier tout le mouvement de la théologie féministe les a étudiés.
Parmi ces textes, il y en a un qui est traduit dans le volume qui vient de paraître, c’est l’Evangile de Marie (Marie de Magdala ou Marie Madeleine). Là effectivement, on a un texte déjà bien connu. Il existe en un exemplaire, en copte, et se trouve à Berlin. Le début manque, et il y a encore une lacune au milieu. Dans une première partie, Jésus parle à ses disciples. Au moment où il les quitte – il s’agit d’ une apparition de Jésus sans doute après la résurrection – les disciples sont désemparés et se tournent vers Marie Madeleine, car ils savent que le Seigneur lui a fait des révélations. Là commence la lacune. Et on a juste la fin du texte. Marie rapporte un enseignement de Jésus qui, si on le lit avec nos yeux modernes, permet de dire que c’est un enseignement sur la manière dont l’âme va pouvoir franchir la barrière des différents cieux pour retrouver, au fond, sa patrie céleste.
Apic: Vous parlez de gnosticisme?
Jean-Daniel Kaestli: Oui. Cela n’est pas comparable à ce qu’on lit dans les Evangiles canoniques. De ce point de vue, on est dans un type de langage et de pensée qui caractérise ce que l’on appelle le gnosticisme. La fin du texte est tout à fait intéressante: quand Marie a fini de parler, Pierre intervient et doute que «le Seigneur ait parlé en secret à une femme sans nous en avoir parlé». Le récit se poursuit : Marie est affectée par cette réaction négative, elle pleure. Un disciple, Lévy, intervient pour dire «Qui es-tu toi, Pierre, toujours prompt à t’emporter? Si le seigneur l’a aimée plus que nous, c’est qu’il la connaissait parfaitement». C’est ce thème là qui fait que dans certains milieux, elle a été reconnue comme la dépositaire d’un enseignement remontant à Jésus lui-même.
Apic: Jésus embrassait-il Marie Madeleine sur la bouche?
Jean-Daniel Kaestli: Dans un apocryphe retrouvé à Nag Hammadi (1945, Haute Egypte) l’Evangile de Philippe, qui est aussi cité dans le bestseller Da Vinci Code, il y a un passage qui cite la fameuse phrase: «Jésus embrassait souvent Marie Madeleine sur la bouche». Cela ne m’étonnerait pas que le texte ait dit cela. Mais si on lit bien l’ensemble du texte, cette expression est une manière symbolique de dire, au fond, elle était particulièrement apte à recevoir une révélation – c’est une idée typique de ces cercles gnostiques. Il y a une élite de gens capables de recevoir des vérités qui échappent au plus grand nombre, et ça, c’est à mon avis ce qui se cache derrière ces mots.
Mais c’est une vérité d’évidence pour toutes les théologiennes féministes aujourd’hui que, dans la mouvance de Jésus aux origines, les femmes jouaient un rôle sans commune mesure avec leur rôle dans le reste de la société juive. Mais assez rapidement il y a eu un retour en arrière – et c’était bien avant qu’on parle de Pères de l’Eglise (Ndlr et de leur influence patriarcale).
Apic: Les Apocryphes rendent-ils justice à Marie Madeleine?
Jean-Daniel Kaestli: Oui, mais il faut commencer par les texte du canon. Marie, déjà dans le récit des Evangiles, est la première à qui le ressuscité se manifeste. Ce que font des gens comme Dan Brown, l’auteur de Da Vinci Code, c’est utiliser ces textes comme si c’était un compte rendu exact de ce qui s’est passé aux origines dans la vie de Jésus.
Apic: Comment expliquez-vous le succès phénoménal du 1er tome des Apocryphes ?
Jean-Daniel Kaestli: Il y a déjà le prestige de la Pléiade. Puis un intérêt assez généralisé pour ces textes dont on pense qu’ils ont tous été cachés, dissimulés. Il y a ce soupçon qu’exploite très bien Dan Brown et tout ce mouvement ésotérique. Dans le public francophone, des gens continuent en outre à s’intéresser à l’héritage chrétien. Il y a un intérêt pour une veine de récit littéraire qui fait rêver. Ces textes viennent comme une sorte de Grand livre qui parle de personnages et d’événements des origines chrétiennes En même temps le bestseller absolu, on le sait, c’est la Bible. Donc on participe peut-être aussi de ce succès de librairie qu’est la Bible.
Apic: L’intérêt historique de ces Apocryphes?
Jean-Daniel Kaestli: Si l’on pense qu’ils nous aident à mieux connaître le Jésus historique, la réponse est non. On n’est pas dans l’ordre du récit historique, mais dans l’ordre de la légende. Cependant la légende a une vérité, et aussi une vérité historique. Savoir que des groupes chrétiens parfois très anciens s’appuiaient sur une figure comme Marie Madeleine, c’est extrêmement intéressant.
*Romans de C F Ramuz parus dans la Pléiade, 2005, 2 tomes.
VB
Encadré:
Les Apocryphes, mode d’emploi
Les textes recueillis dans les deux volumes de La Pléiade sont des apocryphes, ce qui signifie qu’en dépit d’un contenu comparable à celui des Écritures ils n’appartiennent pas au canon. En effet, soit ils s’écartent de la doctrine officielle de l’Église en véhiculant des idées non conformes, soit ils font trop appel au merveilleux, dont l’Église s’est toujours méfiée.
De multiples manuscrits ont jalonné l’aube du christianisme: Evangiles, épîtres, apocalypses, actes d’apôtres, récits des martyrs, dans les différentes communautés du monde chrétien primitif. Le second tome, une cinquantaine de textes, est centré sur des livres qui ont circulé dans des aires religieuses où les traditions copte, arabe, éthiopienne, arménienne, géorgienne, y sont bien présentes, sans compter le grec et le latin. Pour la plupart, ces écrits n’avaient encore jamais été publiés en langue française.
Les écrits chrétiens que l’on dit «apocryphes» n’ont cessé d’être diffusés, récrits, adaptés. Ils furent le terreau de l’imaginaire chrétien, et une source d’inspiration pour les sculpteurs, les peintres, les écrivains, les musiciens et les cinéastes : le Bunuel de La Voie lactée se souvient des Actes de Jean. Ces textes se développent en quelque sorte dans les marges des livres canoniques. Et c’est ce qui fascine leurs lecteurs, qui ont l’impression d’y goûter un peu à l’interdit et y cherchent même parfois une révélation. L’Evangile selon Marie, qui figure dans le tome II de La Pléiade, promet de faire un tabac et montre le rôle partiellement méconnu de Marie Madeleine. Traduit du copte par Françoise Morard, chercheuse et ancienne professeure de l’Université de Fribourg.
L’Institut romand des sciences bibliques à l’Université de Lausanne, est un Institut de recherche et d’enseignement post grade commun aux facultés de théologie protestantes romandes. Il est dirigé par Jean Daniel Kaestli et regroupe biblistes et chercheurs en littérature apocryphe.
L’Institut est également le secrétariat scientifique de l’édition des textes apocryphes, par l’AELAC, dont le professeur Kaestli est le secrétaire général. Les 2 tomes de La Pléiade regroupent une quarantaine de chercheurs francophones, dont la moitié sont Romands ou ont été rattachés à des Universités romandes.
ECRITS APOCRYPHES CHRÉTIENS, Bibliothèque de La Pléiade, Tome I : 1856 pages – , Tome II : 2208 pages – Édition publiée sous la direction de Pierre Geoltrain et Jean-Daniel Kaestli, traduit des différentes langues anciennes et annoté par un collectif de chercheurs.
Mercredi 18 janvier une petite fête universitaire réunira les principaux acteurs du tome II à la Grange de Dorigny, à l’Université de Lausanne. VB
(apic/vb)
Fribourg: Soeur Lusia Shammas a prononcé ses voeux perpétuels à Mossoul
Apic – Interview
Etudiante chaldéenne à Fribourg de retour de la poudrière irakienne
Jacques Berset, APIC
Fribourg/Bagdad, 2 octobre 2033 (Apic) Depuis l’invasion américano- britannique de l’Irak en mars dernier, la situation dans le pays est devenue totalement chaotique: près des 2/3 de la population est au chômage, l’eau et l’électricité n’ont été que partiellement rétablies, tandis que l’insécurité et le gangstérisme tiennent le haut du pavé. Témoignage de Soeur Lusia Markos Shammas, religieuse chaldéenne vivant depuis 7 ans à Fribourg, de retour de la «poudrière irakienne».
Tant que les Américains ne bougent pas, qu’ils ne font rien pour améliorer le sort de la population – censée être libérée du tyran Saddam Hussein – ils devront faire face à une farouche résistance, raconte Soeur Lusia. De retour de deux mois en Irak, où elle a prononcé ses voeux perpétuels en compagnie de 4 autres religieuses irakiennes, Lusia Shammas est choquée de ce qui est advenu de sa patrie depuis sa dernière visite en l’an 2000. «Le peuple irakien est pourtant un peuple cultivé, on le traite comme s’il n’était rien!»
La religieuse catholique de 31 ans, originaire de Zakho, dans le nord de l’Irak, est doctorante auprès du Père Adrian Schenker, professeur d’Ancien Testament à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg. Comme de nombreux membres de la minorité chrétienne d’Irak (un peu plus de 3% de la population), la famille de Lusia a choisi le chemin de l’émigration, dispersée dans le monde entier, principalement en Australie, aux Etats-Unis et au Canada. En raison de l’insécurité régnant à Bagdad, Soeur Lusia a dû prononcer ses voeux à Mossoul, dans le nord du pays.
Apic: Vous revenez de ce que vous appelez la «poudrière irakienne», où cohabitent tant bien que mal depuis des siècles les confessions musulmanes sunnite et chiite, chrétienne, juive, mandéenne-sabéenne, yézidie, et les peuples arabe, kurde, assyrien, turkmène, arménien, farsi.
Soeur Lusia: Face à cette mosaïque instable de peuples et de religions, la situation est volatile, tout peut exploser à tout instant. Nous sortons d’un régime autoritaire à parti unique qui maintenait l’unité du pays par la force. Nous sommes désormais confrontés à une multitude de médias, de partis et de personnalités politiques aux ambitions évidentes, dans un pays aux multiples religions et peuples.
Les attentats permanents, la violence criminelle, le chaos quotidien, l’absence de travail et de revenus, les tensions interreligieuses dues notamment à l’arrivée de fondamentalistes provenant des pays voisins – Iran, Arabie Saoudite, Syrie, Turquie – poussent les chrétiens à chercher leur salut dans l’exil. Il y a quelques années encore, on ne ressentait pas les tensions interreligieuses, car le régime du parti Baath était de tendance laïque.
Ces dernières années, face aux attaques américano-britanniques, Saddam Hussein a tenu un discours musulman militant, fondamentaliste, pour mobiliser les masses arabo-musulmanes. Nous avons peur que cela dégénère, car des fondamentalistes nous accusent d’être des «associés», des collaborateurs des Américains, et d’être comme eux des «kafaras», c’est-à- dire des mécréants.
La lutte contre l’occupation américaine prend également une dimension religieuse pour les fondamentalistes, qui affirment combattre les «croisés» chrétiens. Et le fait que Bush répète sans cesse «God bless America!» et prétend parler au nom de la civilisation occidentale et des chrétiens nous rend plus vulnérables.
Apic: Les chrétiens irakiens sont-ils désormais victimes d’attaques de la part des fondamentalistes ?
Soeur Lusia: A Bagdad, pas tellement, davantage à Mossoul. Des couvents ont été pris pour cible: des grenades et des roquettes ont été lancées, heureusement sans faire de blessés. Le danger est permanent, c’est pourquoi une surveillance policière – des policiers irakiens! – a été mise en place. Auparavant, on pouvait se promener en habits religieux, en principe sans aucun problème. On doit désormais faire face à une situation globale d’insécurité, à laquelle s’ajoute un sentiment de peur parmi les chrétiens. Dans quelques quartiers, les filles ne peuvent même plus porter de pantalons.
Avant la guerre, beaucoup moins de gens allaient à la mosquée, mais aujourd’hui, avec ce chaos et cette désorientation, les gens se réfugient dans la religion. Il faut reconnaître qu’il y a des leaders religieux musulmans qui prônent le dialogue. Plusieurs rencontres interreligieuses ont rassemblé des gens de bonne volonté – des musulmans chiites, sunnites, des chrétiens, des yézidis – qui cherchent la réconciliation et veulent surtout empêcher le développement du fondamentalisme. A cause de la déstructuration de la société irakienne, le sentiment national fait de plus en plus place au sentiment communautaire. On se protège au sein de la tribu, de la communauté religieuse.
Les Eglises jouent un très grand rôle maintenant, elles sont actives, malgré le peu de moyens. Des laïcs commencent à se rendre dans les quartiers très dangereux, pour évaluer ce qui peut être fait pour les familles chrétiennes ou musulmanes les plus pauvres. Il faut savoir que les institutions pour handicapés, les maternelles, les écoles, les hôpitaux, tout a été pillé et les soldats américains ont laissé faire.
Apic: Nombre d’Irakiens, heureux d’être libérés de Saddam, sont aujourd’hui désenchantés par le comportement des occupants. La vie est devenue insupportable!
Soeur Lusia: Tous les Irakiens ne sont pas catégoriquement opposés à la présence américaine. Certains condamnent les attaques sanglantes contre les troupes d’occupation. Mais la résistance ne fait que se développer en raison du comportement des Américains, qui donnent l’impression de n’être chez nous que pour s’emparer du pétrole et faire leurs affaires. Ils n’assurent aucun service public et ne répondent pas aux besoins quotidiens urgents de la population civile.
Les jeunes soldats américains, qui ne savent même pas ce qu’ils font chez nous, vivent dans la peur. Ils ne cherchent même plus le contact avec la population, comme au début. Ils tirent sur tout ce qu’ils ressentent comme une menace. Beaucoup de civils, des femmes et des enfants aussi, tombent sous les balles américaines, mais la presse étrangère ne les mentionne même pas!
Dans de nombreux quartiers, bien avant l’heure du couvre-feu, on ne peut plus sortir dans la rue sans risquer de se faire détrousser ou violer par les bandes organisées, les mafias, les profiteurs de guerre. N’oubliez pas que Saddam a décrété une amnistie générale juste avant la guerre: il a vidé les prisons des criminels et les a armés.
Les enlèvements d’enfants contre rançon sont désormais monnaie courante, et l’on se méfie même de son propre voisin. Le téléphone ne marche pas, il n’y a pas de communication et les familles ne peuvent se tenir informées et s’encourager mutuellement. Les gens font la queue pendant des jours pour trouver de la benzine pour leur voiture, dans un des premiers pays producteurs de pétrole!
Apic: Comment avez-vous vécu ce contraste avec la Suisse ?
Soeur Lusia: J’ai pu supporter cette situation, car me j’y étais préparée psychologiquement et spirituellement. Mais cela a été dur. Cet été, j’ai dû vivre avec 50 degrés à l’ombre, sans climatisation, sans frigo, faute d’électricité. Impossible de dormir à l’extérieur sur la terrasse, à cause des tirs toute la nuit. La poussière des destructions, causées par les bombardements et les attentats permanents, flotte partout sur la ville. L’odeur des détritus et des poubelles non récoltées est pestilentielle dans certains quartiers.
Dans certains endroits, l’eau est contaminée parce que les bombardements ont crevé les canalisations et les eaux usées se mêlent à l’eau potable. Il n’y a pas de gaz pour la faire cuire. Que dire du père de 5 enfants qui ne gagne plus rien, n’a plus de nourriture, qui voit ses enfants malades et n’a pas les moyens de les amener à l’hôpital. S’il a une arme à la maison, il peut faire n’importe quoi.
La mortalité infantile est en hausse, la malnutrition progresse, la distribution d’aide alimentaire est paralysée par l’insécurité. Bref, la situation est presque inhumaine. Les Américains parlaient de démocratie, surtout de liberté et de prospérité, et rien de tout cela n’est visible pour les Irakiens «libérés». Ils vivent beaucoup moins bien que sous Saddam. La population ne comprend pas que cette armée si bien préparée, avec tant de moyens, n’a pas été en mesure de protéger les civils et leurs biens, qu’elle a laissé détruire toutes les infrastructures. Les gens se demandent ce qu’on a fait des Conventions de Genève. Tout a été pillé, détruit, brûlé. sauf le Ministère du Pétrole. Il n’y a plus aucune confiance dans les Américains. La confrontation serait moindre si la population voyait que l’occupation lui apportait quelque chose.
Apic: Des signes d’espoir ?
Soeur Lusia: Actuellement, les signes d’espoir sont très rares, sauf si on les cherche: quelques groupes de volontaires ont commencé à nettoyer les rues, a aider les familles les plus pauvres, ils reconstruisent silencieusement l’Irak.Mais le travail de reconstruction est très lent: il prendra des années. Si les Américains continuent de se comporter comme ils le font, on ne pourra jamais remettre le pays sur pied. JB
Encadré
A Fribourg, l’ACAT aide des familles irakiennes vivant à Bagdad
Dans le canton de Fribourg, déjà du temps de l’embargo meurtrier imposé à l’Irak par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, quelques personnes s’étaient mobilisées pour venir en aide à des familles irakiennes dans le besoin à Bagdad. Elles continuent à le faire dans le cadre de l’ACAT, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture.
«Si j’ai été très touchée par les manifestations dans toute l’Europe contre la guerre en Irak, avant l’invasion, je constate qu’il n’y a plus grand monde pour la reconstruction du pays», déplore Soeur Lusia. «Avec l’aide de René Canzali, de l’ACAT-Fribourg, souligne la religieuse chaldéenne, elle-même membre du mouvement, nous avons lancé un projet d’adoption de familles irakiennes.»
«Chaque fois que nous faisions une prière pour l’Irak, nous évoquions ce projet. Aujourd’hui, 25 familles suisses ont adopté 25 familles de Bagdad». Soeur Lusia, lors de son séjour dans la capitale irakienne, a mis en place un comité local qui s’occupe des dossiers. L’échange n’est pas seulement matériel, il s’agit également d’un soutien moral et de relations d’amitié. Par conviction et aussi pour ne pas créer de tensions entre les communautés, l’ACAT soutient tant des familles chrétiennes que des familles musulmanes. L’étudiante irakienne de Fribourg souhaite également lancer d’autres microprojets avec le soutien de l’Aide à l’Eglise en détresse (AED), une oeuvre catholique internationale qui possède un secrétariat national à Lucerne et une antenne romande à Fribourg. JB
Les illustrations de cet article sont à commander à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1700 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: ciric@cath.ch (apic/be)