Rencontre avec Jean-Marc Ela, théologien africain

APIC – Interview

La «théologie sous l’arbre»

Fribourg, 24juin(APIC) Théologien africain «engagé» de réputation mondiale, Jean-Marc Ela était cette semaine de passage à Fribourg, invité par

l’Institut de science des religions de l’Université. Connu à Fribourg – il

ne put en novembre 1990, suite à des objections «romaines» à une liste de

candidats au titre de docteur honoris présentée par la Faculté de théologie, y recevoir cette distinction – le prêtre camerounais a évoqué pour

l’agence APIC quelques uns des défis auxquels est confrontée l’Eglise

d’Afrique en attente de son synode spécial.

APIC:Jean-Marc Ela, peut-on vous qualifier de «théologien africain de la

libération ?»

J.-M.Ela:Je me situe en-dehors des étiquettes et je fais une théologie

tout à fait ordinaire. A partir de ce que j’ai vécu quatorze ans durant

comme prêtre avec les paysans du Nord-Cameroun, sur le terrain. J’ai appelé

cela une «théologie sous l’arbre». En effet, pour moi, la théologie consiste à parler de Dieu à partir de nos traditions, notamment de l’oralité, qui

est l’une des dimensions de notre culture.

Au-delà de l’image d’une palabre sous un grand baobab, cette «théologie

sous l’arbre» est celle qui s’efforce de voir comment sur la croix le

Christ a assumé le cri de l’homme africain. Tout ce qui concerne le destin

de notre continent doit être réexaminé à la lumière de Celui qui, sur sa

croix, porte en quelque sorte le calvaire de notre peuple. Voyez les situations que nous vivons depuis l’esclavage, la colonisation et jusqu’à aujourd’hui! L’Afrique est restée cette terre où la Création gémit.

APIC:Vous sentez encore le poids de la colonisation dans le société et

l’Eglise ?

J.-M.Ela:J’ai vécu étant petit les luttes pour l’indépendance, et nous

avons été nourris par les récits de l’époque des travaux forcés, le système

de l’indigénat, la «culture de la chiquotte» (le fouet) qui a caractérisé

le système colonial… Après est venue l’indépendance, mais beaucoup de

pays d’Afrique sont devenus indépendants sans pour autant connaître la liberté. Ils vivent une nouvelle forme de dépendance : l’Afrique est restée

en quelque sorte une néo-colonie, il n’y a pas eu de rupture totale avec le

système colonial, surtout quand on considère nos économies extraverties,

placées sous tutelle. Un paysan de chez nous qui fait du coton, du cacao ou

du café est sous la dépendance de ceux qui, au niveau international, fixent

à leur gré le prix des matières premières.

Dans les Eglises en Afrique, nous vivons aussi un malaise grave, car il

n’est pas évident que nous ayons réellement été reconnus pour ce que nous

avons le sentiment d’être. L’un des grands défis auxquels est confronté le

christianisme en Afrique est de sortir d’une religion toujours plus ou

moins modelée par une civilisation de conquête, qui domine les autres, qui

se croit unique. Notre préoccupation est de libérer le christianisme de cet

«encombrement» qui risque d’empêcher son incarnation dans la culture et

l’humanité de l’homme africain. L’Eglise doit être plurielle, elle doit

avoir plusieurs visages.

Elle doit redevenir ce que Jésus-Christ a voulu qu’elle soit, un Eglise

servante, l’Eglise du crucifié, et pas forcément un système monolithique,

encore moins un système où le pouvoir est exercé de façon dominatrice. Il y

a une telle obsession du pouvoir, de l’autorité et de l’orthodoxie dans

l’Eglise que la préoccupation du service en devient secondaire.

Beaucoup de chrétiens africains vivent plus ou moins le christianisme

avec une humanité d’emprunt. Si le christianisme est une religion de l’incarnation, cela veut dire que Dieu ne peut pas nous sauver en pénalisant

notre humanité, l’humanité de l’homme africain. Tant que cette réalité

n’est pas vraiment assumée, on ne peut pas dire que cette religion-là apporte une réponse à nos problèmes. D’où le succès des courants messianistes

dans de nombreuses régions d’Afrique, comme par exemple le kimbanguisme au

Zaïre.

APIC:Avec un tel discours, ne courez-vous pas le risque de vous faire

sanctionner ?

J.-M.Ela:Quand vous parlez de risque, c’est que ce que je dis est vrai:

cela veut dire que l’on n’admet pas le dialogue, l’échange, la confrontation. Je cours un risque dans la mesure où l’Eglise ne se présente pas comme un espace de liberté. Le risque est que ma parole ne soit pas considérée

comme légitime, une parole qui met en cause des vérités considérées comme

«infaillibles». Aujourd’hui, dans l’Eglise, le théologien n’est forcément

quelqu’un à qui on reconnaît le droit à la parole. C’est un personnage sinon plus ou moins suspect, en tout cas à contrôler! On ne reconnaît pas

vraiment au théologien le droit à exercer un magistère, qui a pourtant sa

place dans l’Eglise. Le climat de suspicion ne permet pas un développement

tout à fait libre de la pensée théologique, cela m’inquiète.

Concernant le Synode sur l’Afrique, l’Eglise chez nous – dont une grande

partie de la hiérarchie – souhaitait ardemment un «Concile africain». L’un

des plus fervents partisans de cette idée était le cardinal Malula, mais

Rome a souhaité un Synode. Aujourd’hui, on ne sait pas encore quand et où

il aura lieu. On ne sait pas ce que cela va donner, car c’est un Synode

voulu par Rome, qui proposera ses thèmes. On verra si les enjeux que bon

nombre de théologiens africains ont énoncés seront pris en compte. Le grand

enjeu pour nous est de redéfinir le rôle du christianisme en Afrique, de

telle façon que l’Evangile, dans le contexte qui est le nôtre, soit perçu

comme un ferment de libération. L’impact considérable des mouvements messianistes interroge la façon dont l’Evangile a été transmis aux Africains.

Propos recueillis par Jacques Berset

Encadré

Théologien et sociologue camerounais connu au niveau international, JeanMarc Ela a été ordonné prêtre en 1964. Il a fait son doctorat en théologie

en 1969 à l’Université de Strasbourg avec une thèse sur Martin Luther. Il

enseigne actuellement au département de sociologie de l’Université d’Etat

de Yaoundé. Auteur de nombreux ouvrages tant en théologie qu’en sciences

humaines (Le cri de l’homme africain; Voici le temps des héritiers; Ma foi

d’Africain; Foi et libération en Afrique, etc.), Jean-Marc Ela continue

d’exercer son ministère pastoral dans une paroisse populaire de Yaoundé.

(apic/be)

Encadré

Session de 3e cycle de Science des religions

Dans le cadre d’une session de 3e cycle organisée par l’Institut de science

des religions de l’Université de Fribourg – en collaboration avec les Universités de Lausanne, Genève et Neuchâtel – quatorze doctorants de diverses

religions et nationalités suivent une semaine de cours (du 22 au 26 juin) à

«Notre Dame de la Route» à Villars-sur-Glâne sur la «Perception mutuelle

des religions». La première partie a été consacrée à l’hindouisme et la signification de Jésus-Christ en Inde et en Asie; la seconde partie a été

consacrée à l’Afrique. En mars dernier, le Prof. Richard Friedli, directeur

de l’Institut de science des religions, avait mis sur pied une première

session sur l’égyptologie et l’hellénisme ainsi que la rencontre entre les

monothéismes au Moyen-Age (judaïsme, christianisme et islam). (apic/be)

24 juin 1992 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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Rencontre avec le cardinal Christian Tumi, archevêque de Garoua

APIC-Interview

Le synode africain est bien parti

Jacques Berset, Agence APIC

Depuis la diffusion, en juillet dernier, du document préparatoire (»lineamenta») à l’Assemblée spéciale pour l’Afrique du Synode des évêques,

l’Eglise africaine réfléchit intensément à son identité. Ce sera pour nous

l’occasion de mieux connaître la théologie africaine, une théologie originale qui, en toute fidélité à la foi chrétienne, veut réfléchir sur la Révélation à partir de l’homme africain, de sa culture et de sa sagesse.

Le Synode africain, qui devrait se dérouler en 1993, soit à Rome soit en

Afrique – la décision appartenant au pape -, semble en effet bien parti.

C’est ce qu’a confirmé à l’agence APIC le cardinal Christian Wiyghan Tumi,

archevêque de Garoua (Cameroun), lors de son récent passage en Suisse. Il

s’agit pour ce Synode de «trouver, comme l’a dit Jean Paul II, le langage

qui traduise vraiment la foi en Afrique».

APIC:Le prochain Synode sur l’Afrique, est-ce vraiment l’affaire des

Africains; les Africains ont-ils choisi les thèmes des travaux ?

CardinalTumi:L’Afrique est bien présente à Rome ainsi que dans la préparation de Synode. On rencontre au Vatican les cardinaux Francis Arinze,

président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (Nigéria)

et Bernardin Gantin, préfet de la Congrégation pour les évêques (Bénin),

sans compter les prêtres africains qui travaillent dans les divers dicastères romains. Beaucoup d’évêques africains font aussi partie des membres de

ces dicastères.

Ce sont les évêques africains eux-mêmes qui ont déterminé les thèmes :

il y a d’abord l’élaboration du questionnaire, que l’on appelle «lineamenta». Le pape a proposé le thème de l’Eglise en Afrique et sa mission évangélisatrice vers l’an 2’000 : «Vous serez mes témoins». C’est nous qui

avons décidé comment analyser ce thème. Nous avons choisi cinq grands titres : évangélisation, inculturation, dialogue avec les autres religions,

justice et paix et moyens de communication sociale. Les présidents de chacune des commissions sont des évêques qui sont en Afrique. Nous nous réunissons à Rome par commodité, car c’est quelques fois plus difficile pour

nous de nous réunir en Afrique. Cela ne nous gêne absolument pas pour notre

travail d’être à Rome.

APIC:N’est-ce pas symbolique qu’un Synode sur l’Afrique se réunisse à

Rome ?

MgrTumi:Le pape n’a pas encore décidé si le Synode aura lieu en Afrique

ou à Rome. Je suis d’accord avec vous que, psychologiquement, ce serait

très symbolique de le tenir en Afrique. Il faut cependant admettre que nous

manquons parfois chez nous de structures pour travailler. Mais il y a des

pays qui seraient prêts à nous accueillir, non sans arrière-pensées. Certains espèrent notamment tirer des avantages politiques d’un tel rassemblement.

APIC:Quelles vont être à la base les répercussions d’un tel Synode ? N’y

a-t-il pas le risque que cela reste un exercice très abstrait et intellectuel ?

MgrTumi:Pas du tout. C’est justement pour cela que nous nous sommes donné trois ans de préparation. Les «lineamenta» sont maintenant à la base :

on est en train de réfléchir dans les paroisses, on les étudie dans les

villages. Dans mon diocèse de Garoua par exemple, dès avant la mi-février,

deux secteurs avaient déjà fait parvenir leur synthèse. Pour le Cameroun,

selon les règles, diocèses ou paroisses choisissent chacuns les questions

qui les touchent particulièrement parmi les 81 questions posées. Nous avons

examiné le document et le questionnaire, et après avoir choisi les thèmes à

traiter, chaque prêtre retourne dans sa paroisse et explique les questions

dans un langage simplifié.

Après les synthèses diocésaines et les synthèses des provinces ecclésiastiques (regroupant plusieurs diocèses), nous aurons les synthèses nationales. Elles doivent être remises à Rome jusqu’en novembre, pour permettre la

rédaction, par des évêques africains, de la synthèse continentale appelée

«instrumentum laboris», le document de base qui sera utilisé durant le Synode. Ce document sera très concret, car nous ne sommes pas des métaphysiciens, ce qui nous intéresse, c’est la pratique.

APIC:Ce qui sous-tend tout ce travail de réflexion, est-ce la théologie

de l’inculturation ?

MgrTumi:Non, c’est l’évangélisation de l’Afrique, qui est plus importante que l’inculturation. On doit évangéliser l’homme et sa culture. Mais ensuite, il faut se demander comment proposer l’Evangile, la Parole de Dieu,

à l’homme africain aujourd’hui, en tenant compte de ses valeurs. Si on a

fait un groupe de travail évangélisation et un groupe de travail inculturation, c’est parce qu’il faut analyser pour unifier. Il n’y a pas d’autre

moyen d’aborder le problème que d’étudier les croyances traditionnelles de

l’homme africain concret, pour que quand on lui propose l’Evangile, on sache ce à quoi il croit. Mais la Parole de Dieu est quelque chose de tout à

fait neuf, qui vient rencontrer l’homme africain avec sa culture, pour les

purifier. Nous attendons une grande impulsion de ce Synode.

Pour nous, l’idéal de l’inculturation, c’est le Christ : il a assumé

tout ce que nous sommes, sauf le péché. Nous disons qu’en principe, tout ce

qui est bien dans nos cultures africaines doit être assumé par l’Eglise.

Concrètement, nous sommes en train d’étudier nos cultures pour repérer nos

valeurs spécifiques. Il y a, à mon avis, au moins déjà deux cultures : celle des gens vivant dans les villes, qui ne sont plus en contact avec la

tradition villageoise, et celle des villages. A Yaoundé ou Douala, par

exemple, les jeunes ne connaissent plus la langue de leurs ancêtres, mais

seulement l’anglais et le français. Ils ont désormais une autre culture,

qu’ils assument à leur manière.

APIC:Quelles sont les valeurs que vous avez repérées ?

MgrTumi:Nous étudions par exemple dans la tradition la stabilité du mariage : dans la tradition, le divorce n’existait pas. Bien sûr, si la femme

ne pouvait pas avoir d’enfant, l’homme pouvait prendre une deuxième femme,

mais la première femme reste la première femme. Dans la tradition, quand il

doit faire le sacrifice coutumier, l’homme prend toujours la première femme, ce qui veut dire que c’est elle qui est reconnue. C’est pourquoi l’Eglise baptise toujours la première femme en cas de polygamie, car la première, c’est la vraie.

Nous avons bien d’autres valeurs encore, comme l’hospitalité africaine,

qui sont tout à fait chrétiennes. Nous avons besoin pour cette oeuvre d’inculturation de théologiens, d’anthropologues, de sociologues. Il faut

d’abord étudier ce qui est en accord avec l’Evangile, car c’est l’Evangile

qui doit rester la règle. (apic/be)

Encadré

Le cardinal Christian Wiyghan Tumi, archevêque de Garoua (Cameroun), est

depuis l’an dernier président du SCEAM, le Symposium des Conférences Episcopales d’Afrique et de Madagascar. Né le 15 octobre 1930 dans la partie

anglophone du Cameroun (diocèse de Bamenda), il a été nommé évêque par le

pape Jean Paul II en décembre 1979. Il a d’abord été chargé du diocèse de

Yagoua, puis il est devenu archevêque de Garoua en 1984. Il a reçu la pourpre cardinalice en 1988, devenant ainsi le premier cardinal camerounais.

(apic/be)

21 mars 1991 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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