Taizé, sur la colline de la réconciliation, la communauté poursuit son chemin

Apic Reportage

Frère Roger a 90 ans le 12 mai prochain

Jacques Berset, agence Apic

Taizé, 27 avril 2005 (Apic) Le temps est maussade et la pluie a transformé les alignements de tentes en champs de boue. L’ambiance est pourtant à la fête ce dimanche à Taizé. Un bon millier de jeunes, venus des quatre coins de l’Europe, voire de bien au-delà, se rendent quasiment en silence à l’église de la Réconciliation.

Frère Roger, le fondateur de la communauté oecuménique, pénètre dans la pénombre baignée de l’orange des bougies. Le vieil homme se déplace lentement, en s’agrippant à l’aube blanche d’un autre Frère. La foule sent bien qu’à 90 ans, cet être d’exception est devenu fragile, sa voix se fait difficile. Alors le silence devient total. La veille, ces mêmes jeunes dansaient au son des guitares ou échangeaient bruyamment en dégustant une bière ou un verre de Bourgogne devant l’»Oyak», qui tient lieu de café. C’est le seul endroit d’ailleurs où l’on trouve de l’alcool dans cette enceinte où se mêlent joyeusement spiritueux, spiritualité et action.

Maintenant, ils se plongent dans la prière et leurs mélopées remplissent le grand édifice construit en 1962 par de jeunes Allemands qui voulaient poser là un signe de réconciliation. Ils ont bâti cet édifice sur les plans de Frère Denis, un Suisse qui habite aujourd’hui dans une fraternité de Taizé au Sénégal. Depuis longtemps, les Frères ont rejoint les plus pauvres dans les bidonvilles du tiers monde.

Dehors, les jeunes commencent à sortir des tentes; ils s’installent sur des bancs, commencent à échanger, méditer. Les réflexions de la veille menées dans les carrefours continuent: on parle de l’eucharistie chez les premiers chrétiens, de la vie en solidarité avec les pauvres à l’heure de la mondialisation; dans un atelier de réflexion et d’échanges sur les couleurs intitulé «du sensible à l’invisible», les jeunes ont analysé des tableaux avec un Frère.

La communauté de Taizé, ce haut lieu de l’oecuménisme, attire depuis des décennies des jeunes de tous les continents. Elle a acquis sa réputation bien avant le pontificat de Jean XXIII, qui s’exclama un jour: «Ah, Taizé, ce petit printemps!». Cette aura de centre européen de la pastorale des jeunes ne fera que s’étendre. Et pourtant, rien ne s’est passé comme prévu.

L’arrivée des jeunes n’était pas programmée

Frère Roger avait pensé un moment limiter sa communauté à une douzaine de Frères vivant sur cette belle colline de Bourgogne. Tous ne se sentaient pas prêts à un accueil large, certains avaient peur d’être dérangés dans leur démarche. Pour eux, le premier signe à vivre – et cela reste le cas aujourd’hui encore – était la vie communautaire.

En voyant arriver de plus en plus de jeunes, Frère Roger lui-même disait encore en 1958: «Cela ne va pas durer». Il a mis plusieurs années à comprendre que c’était là un moyen de partager avec beaucoup d’autres plutôt qu’une distraction de la vocation première de Taizé. Maintenant que les jeunes arrivaient, la nouvelle église, considérée au début comme beaucoup trop grande, ne suffisait plus.

Face à la déferlante de jeunes en recherche, la communauté se devait de répondre à cette soif intense. Concrètement, il fallut abattre le mur en vitrail sur l’arrière de l’église, y rajouter une grande tente de cirque, car la foule devenait toujours plus nombreuse. Elle allait culminer avec le Concile des Jeunes, il y a trente ans, dans le sillage de «Mai 68» et de la théologie de la libération latino-américaine.

Que faire avec tout ce monde ? «D’emblée, nous n’avons pas voulu créer un nouveau mouvement, c’est pourquoi il n’y en a pas eu autour de la communauté de Taizé, nous confie Frère Emile, un Canadien francophone. Il s’agit pour nous de stimuler les jeunes à devenir chez eux créateurs de paix, porteurs de réconciliation et de confiance, en s’engageant dans leur ville, leur village, leur paroisse».

Dès le départ, poursuit-il, «nous avons considéré Taizé comme un lieu de ressourcement, pour aller avec les jeunes aux sources de la foi: approfondir chaque jour quelques textes bibliques et essayer d’éveiller ceux qui viennent chez nous à un sens des responsabilités humaines dans la société, pour qu’ils trouvent dans la foi le courage de ne pas fuir, mais de se préparer à faire face».

Ces deux tendances sont restées: dans les années 70, Taizé parlait de «lutte et contemplation» – l’époque voulait cela, on était dans le sillage de mai 68! – , puis dans les années 80, c’était «vie intérieure et solidarité humaine», aujourd’hui, on dit plutôt «vie intérieure, prière et responsabilité humaine».

Les prémisses du changement à l’Est

A la fin des années 80, Frère Roger sentait que cela bougeait très fort à l’Est et que les jeunes viendraient encore plus nombreux. La communauté réalisa dans ce but des agrandissements en bois, qui dépassaient déjà l’église de béton. Les bulbes qui émergent étaient là, au début, uniquement pour montrer que c’était un lieu de prière, assure Frère Emile, mais ils touchent beaucoup les orthodoxes.

Originaire de la ville de Timmins, dans le Nord Ontario, Frère Emile est venu à Taizé la première fois en 1974, comme volontaire, pour donner un coup de main à l’accueil, comme le font actuellement une cinquantaine de jeunes bénévoles de tous les continents, et le double l’été. «J’y suis resté et finalement je suis entré dans la communauté en 1976», témoigne-t- il. Quand on l’interroge sur la provenance religieuse des membres de la communauté, Frère Emile, lui-même d’origine catholique, répond simplement que sur la colline de Taizé, on ne tient pas de comptabilité sur l’appartenance confessionnelle.

La vie monastique soutient le renouveau de l’Eglise

La spécificité de Taizé? Frère Roger n’a jamais cherché à se distinguer, il a toujours eu une grande confiance dans la tradition monastique, souligne Frère Emile. «C’est d’ailleurs ce qui l’a poussé à venir s’installer en 1940 dans la région de Cluny, pour ne pas être seul avec Dieu, mais ne former qu’un seul coeur avec ses Frères. Il estime que la vie monastique soutiendra le renouveau de l’Eglise. Tout jeune, c’est ce qui le passionnait déjà dans Cluny».

Dès le début de la Deuxième Guerre mondiale, le jeune Roger Schutz quitte la Suisse. «Agé de 25 ans, il ne voulait pas vivre où c’était trop facile. Comme il y avait une maison à vendre à une dizaine de kilomètres de Cluny, dans la zone non occupée, il y abrita des juifs, des réfugiés».

Par la force des choses, il a fallu s’adapter aux circonstances et innover: ainsi l’accueil des jeunes qui arrivaient dès la fin des années 50 n’était pas prévu. «Il fallait trouver des moyens, comment prier, par exemple, avec une foule de jeunes de diverses cultures et langues.»

Des JMJ avant l’heure ?

La confiance dans les jeunes manifestée par Frère Roger a beaucoup touché Jean Paul II, qui est venu à trois reprises à Taizé: deux fois comme évêque polonais puis une fois comme pape en 1986. C’est en 1962, au concile du Vatican, que Frère Roger rencontrera pour la première fois celui qui, seize ans plus tard, allait devenir le pape Jean Paul II.

Dès avant les premières JMJ – les Journées Mondiales de la Jeunesse qui attirent des centaines de milliers de pèlerins du monde entier -, le pape accueillait les jeunes de Taizé. «Jean Paul II aimait beaucoup cette présence à Rome: pour les accueillir, il nous avait prêté les grandes églises de la capitale italienne, les grandes universités pontificales…»

Après les deux grandes rencontres de jeunes à Rome, en 1980 et en 1982, Jean Paul II a invité Frère Roger à venir donner la méditation du Chemin de Croix au Colisée. «Je crois que le pape s’est inspiré des rencontres de Taizé pour mettre sur pied les JMJ, il l’a dit lui-même». JB

Encadré

A l’origine, des protestants suisses

Parmi les premiers Frères qui s’installèrent sur la colline de Taizé dans les années 40, on rencontre des Suisses: Frère Roger – de son vrai nom Roger Louis Schutz-Marsauche, un fils de pasteur protestant – vient de Provence, au pied du Jura. Deux étudiants de Genève devinrent plus tard les deux premiers compagnons de Frère Roger: Max Thurian qui étudiait la théologie, et Pierre Souvairan, l’agronomie. Parmi les Frères de la première génération, les Allemands et les Français étaient d’emblée présents, et ils restent encore aujourd’hui les plus représentés. JB

Encadré

L’apport des diverses traditions chrétiennes, sans syncrétisme

Si Frère Roger vient d’une tradition réformée, ce qui se passe à Taizé prend sa source dans les diverses traditions chrétiennes. Ainsi, ceux qui viennent de différentes Eglises reconnaissent quelque chose de leur tradition. Le fait que tout soit centré sur la parole de Dieu, les introductions bibliques, touchent beaucoup les protestants. Le sens de l’eucharistie que l’on rencontre est plus familier aux catholiques et aux orthodoxes. Ces derniers trouvent à Taizé des icônes, entendent des chants slaves. «Mais à Taizé, par contre, il n’y a ni syncrétisme, ni non plus un plus petit dénominateur commun. Il y a un sens de la catholicité, certes pas au sens confessionnel. On est ouvert au sens de tous les dons qui sont dans le peuple de Dieu, dans toutes les confessions chrétiennes», confirme Frère Emile.

Cette conviction a habité Frère Roger très jeune. Dès les années 40, il a développé des liens avec l’archevêque de Lyon. Il a décrit à Rome lors d’une rencontre européenne en 1982 – à St-Pierre, en présence du pape Jean Paul II – comment il avait trouvé son identité de chrétien en réconciliant en lui-même ses origines protestantes avec la foi de l’Eglise catholique sans rupture de communion avec quiconque.

C’est le chemin de Taizé: réconcilier au fond de soi ses origines, ne pas en rester simplement à l’héritage, et s’ouvrir à d’autres dons sans rupture de communion. Dans la communauté, quand des hommes donnent toute leur vie à la cause de l’Evangile, ils peuvent par le don d’eux-mêmes faire émerger quelque chose de l’Eglise indivise. «Une réconciliation qui humilierait une confession ne serait pas une vraie réconciliation, insiste Frère Emile. Retrouver la plénitude de la foi, c’est cela qui nous intéresse. C’est cela l’intuition de départ de Frère Roger: donner sa vie à cause du Christ et de l’Evangile».

Frère Roger pensait que cela suffirait, qu’il n’y a pas besoin de grands projets. «Il disait que nous ne verrions peut-être pas de résultats de notre vivant. Il pensait que quelques Frères donneraient leur vie, et que ce serait une semence pour plus tard.

Cette grande humilité, cette offrande de la vie, c’est peut-être cela qui a permis que le fruit apparaisse plus vite que prévu. Au début, en effet, il y avait peu de monde, et on pouvait tous se tenir dans la petite église romane!. JB

Encadré

Taizé: le lieu de rendez-vous de jeunes à la recherche de l’absolu de Dieu

La communauté de Taizé, depuis la fin des années 50 – et bien malgré elle, car ce n’était pas sa première intention ! – est devenue le lieu de rendez- vous des jeunes, de ceux qui cherchent Dieu, l’amitié, la justice.Taizé a toujours pensé qu’il était possible de changer les choses, que la société pouvait être transformée. «On a gardé cette espérance que l’on peut vivre différemment, même s’il n’y a pas de consignes. L’effort reste pour éveiller les jeunes, en faisant parler ceux qui souvent sont des signes d’espérance, par le moyen de carrefours, qui ont des thèmes spirituels, mais aussi social et économique, comme le commerce équitable, la justice sociale, le néo-libéralisme et la mondialisation», poursuit Frère Emile. La prière et la réflexion biblique en petits groupes vont de pair avec ce désir de réveiller aux responsabilités. Les temps ont changé, mais l’esprit demeure: dans un groupe de réflexion très fréquenté, réuni dans le narthex de l’église de la Réconciliation, Frère Han Yol distribue des feuilles pour la réflexion et le partage en petits groupes. Le thème: la solidarité, la justice, l’attitude des consommateurs, la possibilité de vivre plus frugalement, avec moins de moyens matériels. «Est-ce que je peux dépenser moins, de manière à partager plus ?», demande-t-il aux jeunes qui s’agglutinent autour de sa table improvisée. Et le Frère coréen de distribuer des adresses internet sur le commerce équitable, les circuits financiers alternatifs. Si le langage a évolué avec le reste de la société, l’idéal reste. JB

Encadré

Taizé: une communauté d’une centaine de Frères

Une centaine de Frères appartiennent à la communauté de Taizé. Ils se sont engagés pour toute leur vie au partage des biens matériels et spirituels, au célibat et à une grande simplicité de vie. Au coeur de la vie quotidienne à Taizé, il y a les trois moments de la prière commune. Les Frères vivent de leur seul travail et n’acceptent aucun don, aucun cadeau pour eux-mêmes, ni même leurs héritages personnels. La communauté en fait don aux plus pauvres.

Le nombre présent à Taizé varie selon les saisons de l’année. Une dizaine de Frères sont actuellement en voyage. Les Frères sont donc au nombre de 70 à 80. Une vingtaine d’autres habitent dans des fraternités parmi les plus pauvres, au Bangladesh, au Brésil, au Sénégal, en Corée du Sud. Ils appartiennent à plus de 25 nationalités diverses de tous les continents, et ils viennent de différentes religions chrétiennes: de la famille évangélique et protestante, des Eglises anglicane et catholique. La communauté ne compte pour le moment aucun Frère orthodoxe.

Des Frères de Taizé effectuent aussi des visites et animent de grandes rencontres annuelles en Afrique, en Amérique du Sud et du Nord, en Asie, en Europe. Ce sont les fameux «pèlerinages de confiance sur la terre» qui ont lieu après Noël. Des dizaines de milliers de jeunes y participent, de toute l’Europe et aussi d’autres continents. La prochaine rencontre aura lieu à Milan, capitale de la Lombardie, en Italie du Nord, du mercredi 28 décembre 2005 au dimanche 1er janvier 2006. JB

Encadré

L’ouverture à l’Est dès les années soixante

Frère Roger ne pouvait pas accepter que l’Europe soit divisée en deux. C’est ainsi qu’ont été organisées les premières visites dans les pays communistes; le Mur de Berlin venait d’être construit. «Personne ne pouvait imaginer que ces visites de Frère Christophe, un Allemand, allaient donner naissance à des centaines de milliers d’amitiés de jeunes chrétiens de l’Europe de l’Est. Cela a commencé humblement, en Allemagne de l’Est, avec de toutes petites rencontres.

Après les premières visites, le mouvement s’est développé très vite. Au début des années 80, on a assisté à de grandes rencontres publiques qui rassemblaient des milliers de personnes souvent à l’invitation des deux Eglises: Dresde, Magdebourg, Schwerin, Berlin-Est. Les Eglises est- allemandes savaient que Taizé était en mesure d’organiser des rencontres de plusieurs milliers de jeunes sans publicité, grâce à ses réseaux d’amitié.

Au dernier moment, les évêques demandaient le visa afin que Frère Roger puisse parler en public. Les autorités ne pouvaient pas refuser, car des milliers de jeunes étaient déjà en route, et l’on ne voulait pas créer des troubles. Ces rencontres des années 80 en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, ont un peu forcé la main du régime à plusieurs reprises. «Ces chrétiens ont certainement joué un rôle dans le caractère pacifique de la transformation des sociétés de l’Est. Lors des manifestations de 1989 en Europe de l’Est, nous voyions dans la rue beaucoup de ceux qui nous avions connus», constate Frère Emile.

En Allemagne de l’Est comme en Tchécoslovaquie, beaucoup se retrouvaient dans les églises avant de descendre manifester dans la rue. «Les chrétiens n’ont pas voulu que la transformation se fasse dans la haine et la violence.» JB

Grâce à l’Opération Espérance, la communauté peut aider financièrement certains jeunes qui se rendent soit à Taizé soit aux rencontres internationales. Elle apporte aussi un soutien à des personnes en difficulté, entre autres à des enfants démunis ou malades au Sénégal, au Bangladesh, au Brésil. SUISSE : Opération Espérance, CCP 10 579 8

Des illustrations de cet article peuvent être commandées à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1705 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: info@ciric.ch

(apic/be)

27 avril 2005 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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APIC – REPORTAGE

Actualité: La nouvelle législation religieuse restrictive destinée à protéger les «religions traditionnelles» de la Russie de l’invasion des sectes représente une menace à peine voilée contre la petite minorité catholique. L’Eglise catholique, dont la présence reconnue sur sol russe est pluriséculaire, a été pratiquement liquidée sous Staline. Elle a refait surface ces dernières années. La loi controversée, adoptée en juin par la Douma, le parlement russe, avec le soutien de l’Eglise orthodoxe russe, est pour le moment bloquée par un veto du président Eltsine. Le préambule de cette nouvelle loi définit l’orthodoxie comme une part inaliénable de l’héritage historique, spirituel et culturel de la Russie. L’islam, le bouddhisme et le judaïsme sont également mentionnés, mais l’Eglise catholique et les protestants – luthériens ou baptistes – ne font pas partie de cette liste et courent le risque d’être assimilés, dans la procédure d’enregistrement des communautés prévue par la loi, à des sectes importées de l’étranger. La pression sur les prêtres, religieuses et laïcs étrangers au service de la petite communauté catholique se fait déjà sentir.

Menaces sur la liberté religieuse dans l’ex-patrie du communisme

En plein essor, l’Eglise catholique en Sibérie craint pour son avenir

Jacques Berset, Agence APIC

Novosibirsk, 15 août 1997 (APIC) «Vous avez tout à fait le droit de manifester, mais allez un peu plus loin; vous devez respectez la liberté de culte des catholiques», lance, un brin nerveux, l’officier de police en uniforme. Il tance la vingtaine de manifestants orthodoxes qui distribuent des tracts anti-catholiques à l’entrée de la toute nouvelle cathédrale de Novosibirsk. La petite minorité d’obédience latine de la métropole de Sibérie occidentale, sortie prudemment des catacombes, doit-elle à nouveau craindre pour son avenir ?

Le dimanche 10 août, jour de la consécration solennelle de la cathédrale de la Transfiguration du Seigneur, la dizaine de policiers postés en face de l’édifice de briques rouges n’aura pas à intervenir. Défiant une fine pluie froide, les manifestants, hommes et femmes d’âge moyen et plutôt bien mis, dénoncent le «prosélytisme catholique». Pacifiquement, bien sûr!

La vaste Sibérie, avec sa population composée de multiples nationalités et communautés, est d’ailleurs sans doute la région la plus pacifique de l’ancienne URSS: elle ne connaît ni conflits religieux ni problèmes ethniques. Du moins pas encore…

La «vraie foi», l’orthodoxe, est menacée…

Les manifestants interpellent avec leurs pancartes les nombreux fidèles se rendant à la messe. Ils tiennent un discours militant, se disent prêts à se battre pour la «vraie foi», l’orthodoxe, «menacée par la pénétration étrangère qui met en danger l’âme russe». Une âme orthodoxe, tentent-ils d’expliquer aux fidèles d’origine allemande, polonaise ou lituanienne – plus rarement russe – qui ne s’attardent pas trop. «Ne suivez pas la croisade latine», lance un jeune barbu cravaté et cheveux attachés en catogan. Une autre refuse l’invitation d’un fidèle à participer à la fête, arguant que les catholiques sont des «hérétiques».

La réconciliation et l’unité ne sont pas pour demain

Son voisin souligne qu’il n’a rien contre les catholiques comme tels. Il manifeste seulement sa solidarité avec ses frères orthodoxes «persécutés et chassés de leurs églises» par les catholiques uniates en Ukraine occidentale. Il ne connaît pas de saints dans l’Eglise russe prônant la réconciliation entre catholiques et orthodoxes. L’unité ne serait de toute façon possible à ses yeux que si l’Eglise catholique renonçait à ses propres innovations apparues après les premiers Conciles. Cette démonstration relève de l’initiative personnelle d’orthodoxes de la ville de Novosibirsk, tient-il à nous préciser: «Nous ne sommes pas mandatés officiellement par notre Eglise».

Invité aux festivités, Mgr Sergij, l’évêque orthodoxe du lieu, s’est fait excuser. Il a tout de même envoyé un délégué pour le représenter. Prêt au dialogue avec les catholiques, il est soumis dans son propre camp à de rudes pressions. Mgr Sergij s’est fait même violemment attaquer dans la presse – qui a publié une lettre ouverte d’une page entière signée par un groupe de 96 chrétiens orthodoxes – pour avoir parlé des catholiques en termes de «frères».

L’heure n’est pas à la confrontation

Chez les fidèles, l’heure n’est pas à la confrontation mais bien à la fête. Venue de la région, parfois aussi des confins du diocèse à plusieurs milliers de kilomètres de distance, la foule catholique s’est fait compacte dans l’enceinte de la cathédrale. Elle attend l’ouverture solennelle des portes par Mgr Joseph Werth, le jeune administrateur apostolique de Sibérie, suivi d’une dizaine d’évêques et d’une centaine de prêtres, venus en majorité de l’étranger. Les hôtes admirent la belle facture de la nouvelle curie épiscopale, qui devient le centre des catholiques de Sibérie.

Un vieux Polonais, casquette vissée sur la tête, une médaille militaire soviétique rouge frappée de la faucille et du marteau agrafée à son paletot élimé, a les larmes aux yeux. Il attendait un tel événement depuis près de 70 ans… Sous-officier de l’armée rouge pendant la guerre, il a conservé la foi de ses ancêtres, déportés en Sibérie du temps du tsar.

De mémoire de Sibérien, jamais rien vu de tel

De mémoire de Sibériens, en effet, on n’avait jamais vu un tel rassemblement de prêtres catholiques en ornements liturgiques. Quand en 1991 le pape Jean Paul II nomme Mgr Werth évêque de Sibérie, ce jésuite du Kazakhstan – dont les parents furent déportés de la République socialiste soviétique autonome des Allemands de la Volga à l’époque stalinienne – n’avait que 38 ans.

A son arrivée à Novosibirsk, il y a tout juste six ans, il n’y avait en Sibérie en tout et pour tout plus que trois prêtres… Pour un territoire quasiment 300 fois plus vaste que la Suisse. Sa «cathédrale» n’était qu’une petite chapelle en bois bâtie grâce à la ténacité d’une poignée de chrétiens du lieu. Mgr Werth le souligne: les catholiques de Russie sont des autochtones, pas des étrangers.

Une présence pluriséculaire liquidée sous Staline

L’Eglise catholique est en effet présente depuis le XVIIe siècle au-delà de l’Oural. Elle fut alors introduite par des marchands, des artisans et des ingénieurs d’origine polonaise, allemande ou lituanienne. Plus tard vint la masse des immigrés allemands invités dès 1763 à s’établir comme colons en Russie par l’impératrice Catherine II la Grande, elle-même d’origine allemande. Avec la garantie du libre exercice de leur religion, qu’il s’agisse d’évangéliques, de catholiques ou de mennonites. En 1937, pourtant, l’Eglise catholique avait été pratiquement «liquidée» au niveau de ses structures, la dernière église fermée et le dernier prêtre fusillé ou mort au goulag. La foi n’a pu se maintenir que clandestinement, dans quelques familles vivant dans la suspicion et la crainte d’être dénoncées par des voisins ou des proches.

Après la répression, la divine surprise de la perestroïka

Dans les années 60, quelques prêtres, notamment des jésuites lituaniens de passage, distribuaient les sacrements. Pour ne pas se faire prendre, ils restaient anonymes, n’étaient pas annoncés, se déguisaient parfois en femmes… Après plus d’une décennie de démarches, la petite communauté de Novosibirsk réussissait à se faire enregistrer légalement en 1981, ce qui permit d’acheter une maison et de la transformer en lieu de prière. Pourtant en 1984 encore, un prêtre d’origine ukrainienne, le Père Josef Swidnicki, payait de trois ans de camp son zèle missionnaire dans la région de Novosibirsk.

L’arrivée surprise de la perestroïka permit aux individus d’origine catholique – dont on estime en Sibérie le nombre entre 1 et 2 millions – Polonais, Allemands, Lituaniens, Ukrainiens, Lettons… – de se montrer peu à peu au grand jour. A mesure d’ailleurs que la structure de l’Eglise – construction de lieux de culte, mise en place de structures pastorales – se faisait plus visible et plus solide. Pour la plupart élevés dans l’athéisme le plus strict et profondément russifiés, ils ont souvent perdu toute notion de leur langue maternelle et de leur culture d’origine.

Les dures contraintes économiques poussent à l’émigration

Au début à Talmenka, témoigne Thomas Höhle, 37 ans, un prêtre venu d’Allemagne de l’Est il y a plus de 4 ans, les gens ne croyaient pas que cela allait durer: ils observaient la chapelle en construction, puis s’en approchaient; quand ils ont vu que la milice n’intervenait pas pour la faire détruire, ils ont pris confiance. Ils ont commencé à entrer pour poser des questions, découvrant qu’ils étaient eux aussi d’origine catholique. C’est ainsi que chaque jour de nouveaux arrivants demandent le baptême et leur adhésion à la paroisse catholique.

Le curé de Talmenka, à trois heures de route au sud de Novosibirsk, regrette cependant qu’une partie des piliers de sa paroisse – des déportés d’origine allemande – aient déjà émigré en Allemagne au cours de ces dernières années. Pas étonnant quand on sait qu’une grande partie des jeunes traîne dans les rues, sans travail et sans perspective d’avenir. Les retraités n’ont pas touché leur maigre rente depuis des mois, les instituteurs ne sont plus payés depuis avril dernier… Les quelque 300’000 roubles du salaire mensuel ? De toute façon largement insuffisants pour couvrir les besoins de base de la plus modeste des familles. «Je vis avec ces gens depuis plusieurs années, mais pour moi cela reste un mystère de savoir comment ils survivent. Grâce à leurs jardins, peut-être ?». Une bonne moitié des membres de sa communauté sont déjà partis s’installer en Allemagne…

Des Russes se font baptiser

Il arrive aussi, plus rarement, que des personnes issues de familles autrefois orthodoxes, mais éduquées dans le plus pur athéisme, s’approchent de l’Eglise catholique. Elles déclarent y trouver davantage d’»intelligentsia» que chez les orthodoxes, dont le clergé hâtivement reconstitué est souvent conservateur et insuffisamment formé. L’Eglise orthodoxe dénonce alors «urbi et orbi» le «prosélytisme catholique», notamment dans les médias. La partie catholique rétorque qu’elle ne fait qu’accepter des demandes de personnes auparavant sans religion: «leur choix individuel doit être respecté». Dialogue de sourds à propos de la notion de liberté religieuse et des droits de la personne humaine.

Une structure ecclésiastique fragile

Aujourd’hui, grâce à la solidarité internationale, l’Eglise catholique en Sibérie compte 65 prêtres, 69 religieuses et de nombreux catéchistes et volontaires laïcs venus des quatre coins du monde, permettant des activités pastorales dans plus de 200 endroits. L’évêque ne dispose cependant que de 18 églises et d’une trentaine de locaux de prière. Pour desservir un territoire de 12,8 millions de km2. Le diocèse mesure en effet 10’000 km d’Est en Ouest et 3’500 kilomètres du Nord au Sud!

A près de 3’400 kilomètres à l’Est de Moscou, Novisibirsk compte quelque 2 millions d’habitants. Dans la métropole de Sibérie occidentale, une douzaine de prêtres catholiques, en majorité étrangers, desservent trois lieux de culte: la cathédrale de la Transfiguration, sur la rive droite du fleuve Ob, tenue par les jésuites (environ 300 participants à la messe dominicale), l’église de l’Immaculée conception, tenue par les franciscains, sur la rive gauche (près de 200); quelque 25 fidèles se réunissent autour d’un prêtre une fois par semaine dans un appartement du quartier des académiciens d’Akademgorodok, qui compte 100’000 habitants.

Le cactus uniate, à des milliers de kilomètres

A considérer ces chiffres plus que modestes, il est difficile de comprendre les réticences du Père Alexandre Remorov, l’un des proches collaborateurs de Mgr Sergij, qui nous reçoit au siège de l’éparchie orthodoxe de Novosibirsk et de Berdsk. Le fait qu’il soit un chaud partisan de la nouvelle législation religieuse s’explique notamment par la volonté de l’Eglise orthodoxe de faire pièce aux sectes qui pullulent dans la région et achètent les consciences avec de l’argent. Si son Eglise n’a rien contre les catholiques, explique-t-il, le peuple orthodoxe est remonté contre eux, en raison des tensions religieuses entre catholiques uniates et orthodoxes en Ukraine.

Ce pays a beau être situé à des milliers de kilomètres, l’Eglise orthodoxe est une. D’autant plus qu’une importante communauté orthodoxe ukrainienne vit à Novosibirsk. La parenté restée sur place lui parle des «persécutions» que leur font subir les catholiques de rite byzantin, lorsqu’ils récupèrent les églises gréco-catholiques attribuées autrefois aux orthodoxes par Staline.

Transmettre la seule foi orthodoxe, pour éviter le clivage de la nation russe

Quant à la proposition de foi chrétienne à offrir à une population athée à la recherche de repères spirituels et moraux, le Père Alexandre estime que le moyen «le plus éthique» est de lui transmettre la foi orthodoxe. Il est à ses yeux impératif de ne pas l’éduquer dans des modes de penséée étrangers au génie russe, mais bien plutôt dans la tradition orthodoxe millénaire. «On évitera ainsi de causer des clivages dans la nation russe et de diviser la société !»

Cette vision restrictive, qui inspire la nouvelle législation religieuse, n’est pas sans conséquences: les prêtres, religieuses et laïcs étrangers au service des catholiques de Sibérie ne reçoivent plus désormais que des visas d’une durée de trois mois, pas toujours faciles à renouveler. La possibilité existe d’étouffer ainsi dans l’œuf tout développement, voire de détruire les structures ecclésiales existantes, de façon sournoise, par des moyens administratifs tout à fait ordinaires.

La mauvaise volonté des autorités de Novosibirsk pour mettre leur tampon sur l’invitation de Mgr Werth adressée à trois journalistes suisses romands – qui a longuement retardé l’obtention d’un visa – leur a fait toucher du doigt la réalité que vit aujourd’hui la minorité catholique. Visiblement, les autorités locales attendaient la tournure u débat sur la nouvelle loi religieuse, qui devrait tout de même être amendée suite au veto du président Eltsine. Un président, interpellé à ce propos par le pape Jean Paul II et attentif aux pressions américaines. Il s’est dit prêt à renvoyer la loi devant la Cour constitutionnelle si la Douma ne modifiait pas les passages qui violent la Constitution russe et les traités internationaux signés par la Russie. (apic/be)

9 avril 2001 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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