36 aumôniers militaires en formation à Montana
APIC – Reportage
Aumônier militaire aujourd’hui, pourquoi, comment?
Maurice Page/Agence APIC
Montana, 19mai(APIC) L’école d’aumôniers militaires de Montana compte
cette année 36 candidats, prêtres, pasteurs et assistants pastoraux. Parmi
eux sept romands dont deux valaisans, Olivier et Gilles Roduit de l’Abbaye
de St-Maurice. Les candidats aumôniers ne sont pas de farouches
militaristes. S’ils sont là pour trois semaines jusqu’a fin mai, c’est parce que l’enjeu pour eux est de pouvoir rencontrer les gens là où ils se
trouvent. Et l’armée reste un lieu de passage «obligé» de la majorité de la
jeunesse masculine de Suisse.
Ces «recrues» d’un genre particulier, l’agence APIC les a rencontrés
dans le cadre de la Maison du Général Guisan à Montana. Ne seraient-ce les
bus VW gris-verts parqués à l’entrée, l’endroit et les bâtiments n’auraient
rien d’une caserne. Ils ont gardé le caractère typique du sanatorium de
l’armée qu’ils furent autrefois. Pas de garde pour arrêter le visiteur.
Après l’apéritif, avec les officiels et les représentants des Eglises, le
repas précédé d’une prière chantée en canon est servi au refectoire en canon. Bonne cuisine, comme les militaires savent aussi en faire.
La rencontre avec les 7 «élèves» de la classe romande a lieu dans la
maison du soldat, traditionnelle baraque en planches plantée au milieu des
grands arbres du parc. La discussion va bon train autour d’un café, sous le
regard placide du général Guisan suspendu dans son cadre de verre, à la paroi de la salle. Sous le reagrd attentif aussi de l’abbé Jean-Paul de Sury,
aumônier chef de service et chef de classe.
APIC: comment avez-vous été recruté?
Olivier Roduit, chanoine de St-Maurice: «Le prieur de l’Abbaye est lui-même
aumônier chef de service. Il nous a suggéré d’aller l’aider à remplir les
trous. J’avais été moi-même exempté du service il y a 13 ans à l’époque de
mon ordination.»
Pierre Bader, pasteur à Chavornay: «Pour moi, le schéma est le même que
pour mes confrères catholiques. C’est mon maître de stage, lui-même aumônier chef de service qui m’a posé la question.»
Sandro Agustoni, assistant pastoral marié à Neuchâtel: «Ma situation est
différente. N’étant ni pasteur, ni prêtre, je suis astreint au service.
J’ai donc fait moi-même une demande au vicaire épiscopal pour passer à
l’aumônerie de l’armée.»
APIC: Au delà d’un appel personnel, quelle a été votre motivation fondamentale?
OR: «La motivation est pastorale, non pas militaire. Dans le ministère habituel en paroisse, nous rencontrons surtout les enfants, les mamans, les
malades et les personnes âgées. Nous ne voyons que rarement les jeunes
adultes si ce n’est pour un mariage ou un baptême. A l’armée, nous n’avons
que cette «clientèle» qui, de plus, est placée dans un conditionnement psychologique particulier. Pendant toute l’année, les gens serrent les dents,
ils ne disent rien de leurs problèmes. A l’armée, ils s’expriment plus librement et font parfois même des bêtises.»
SA: «Pour moi, l’enjeu est de pouvoir rencontrer les gens qui sont réunis.
Cela passe avant tous les problèmes qui peuvent se poser.»
APIC: L’armée est aujourd’hui souvent remise en cause. Tant par l’initiative pour la suppression de l’armée que par l’initiative contre les FA 18.
Comment vous situez-vous face à ces questions?
PB: «Le divisionnaire Husi, chef de l’adjudance générale, nous a laissé entendre que la défense de l’armée n’est pas notre job.»
OR: «Le jour où l’armée est supprimée, nous n’allons pas pleurer sur sa
disparition.»
Gilles Roduit, chanoine de St-Maurice, frère du précédent: «Il existe une
tension entre le côté religieux et le côté militaire. Les deux niveaux tirent chacun de leur côté. L’aumônier doit-il être la bonne ou la mauvaise
conscience de l’armée? On ne peut pas parler de mariage d’amour. En soi,
l’armée est négative, c’est tout de même la preuve de la présence du péché
dans le monde.»
PB: «Moi-même, j’aimerais bien que cela ne soit pas. En ce sens je suis
profondément pacifiste, mais il se trouve que cela n’est pas réalisable.
Donc je fais avec ce qu’il y a.»
SA: «Il n’y a tout de même personne ici qui est membre du Groupe pour une
Suisse sans armée. Je pense que nous devons quand même croire à la nécessité de l’armée. A propos du FA 18, je peux dire aux soldats ma position personnelle. Mais je ne pourrais pas le dire officiellement dans une conférence, par exemple.»
APIC: L’aumônier se veut au service de tous, ne devrait-il renoncer au grade de capitaine?
GR, en riant: «A vrai dire, il n’est pas assez haut. Quand tu discutes avec
un colonel, il te considère quand même comme un inférieur!»
PB: «Nous pourrions effectivement imaginer ne pas avoir de grade, mais
l’institution de l’armée, elle, ne l’envisage pas.»
Le professeur de classe, l’abbé de Sury intervient: «En France, il n’y a
effectivement pas de grade, mais les parements d’aumôniers ressemblent beaucoup à ceux de colonel. En Italie, les aumôniers portent leur grade sur
la soutane. En Allemagne, ils sont en civil, mais cela pose des problèmes
de communication. L’aumônier ne doit pas être ressenti comme un élément
étranger.»
PB: «Les soldats savent très bien que nous sommes des capitaines d’opérette, mais face aux officiers nous avons quand même un grade. Nous sommes
gagnants sur les deux tableaux.»
APIC: Et le port d’une arme?
GR: «Le pistolet est une arme de défense et nous concevons le tir plutôt
sous son aspect sportif».
APIC: L’école a commencé il y a quelques jours, quelle est l’ambiance?
OR:»Comme nous avons tous fait l’école de recrue, nous connaissons la vie
militaire. Même si je ne sais plus faire le garde-à-vous.»
SA:»Ici, il n’y a personne qui te pousse. Tu fais comme tu vois, c’est
tout. C’est relax. Mais nous devons tout de même respecter précisément
l’ordre du jour».
PB:»On nous demande de temps en temps de nous comporter en officiers. Nous
devons savoir qu’on ne dit pas «bonjour Monsieur» à un colonel. Mais c’est
plus facile d’être officier que simple soldat».
Après le café, retour en classe. Là encore, on restera pragmatique. Thème de l’après-midi: le culte en campagne. Le journaliste reste assis quand
la classe se met au garde-à-vous pour l’entrée du chef de classe. Sur les
tables à côté du manuel de l’aumônier, une dizaine de règlements sur le
droit de la guerre, la neutralité, les conventions internationales, la psychiatrie de guerre, les militaires portés disparus, etc. L’exposé et la
discussion, à partir d’un règlement ad hoc, sont le fait de professionnels
qui aiment à rester concrets: choix du type de culte, livres de chant,
choix des lieux, éclairage, chauffage, sonorisation, tenue, et même la prédication qui doit répondre au bon principe «comme une mini-jupe assez long
pour recouvrir le sujet, assez court pour susciter l’intérêt». Suite et fin
de la journée, du sport et un exercice pratique de culte en campagne.
(apic/mp)
Encadré
L’aumônerie de l’armée en chiffres (190592)
Au 31 décembre 1991, les effectifs de l’aumônerie militaire étaient les
suivants: 321 aumôniers protestants, dont 278 actifs. 235 aumôniers catholiques, dont 199 actifs. Il y a 80 postes vacants du côté protestant, 137
du côté catholique. L’»armée 95» nécessitera, à cause de la réduction des
effectifs, une centaine d’aumôniers de moins. La pénurie sera réduite, mais
le problème ne sera pas pour autant résolu.(apic/mp)
Encadré
Comment on devient aumônier militaire
L’école d’aumôniers de Montana, qui a lieu du 11 au 30 mai, compte cette
année 36 participants : 6 romands, 4 Tessinois, 26 alémaniques. Les catholiques sont 21, les protestants 15. 25 sont prêtres ou pasteurs, 2 diacres
catholiques et 9 assistants pastoraux laïcs. L’école a lieu tous les deux
ans. Ces dernières années, elle a toujours eu lieu à Montana, mais cela
n’est pas une règle.
Les critères de recrutement sont précis: il faut que le candidat soit
prêtre ou pasteur ou encore assistant pastoral, c’est-à-dire avec une formation théologique complète. Il faut en plus avoir une charge pastorale et
être mandaté par son Eglise. Sur le plan militaire, il faut avoir fait au
minimum l’école de recrues et physiquement être apte au service. En-dessus
de 40 à 45 ans, on ne recrute plus d’aumôniers. L’aumônier militaire représente à la fois l’institution Eglise et l’institution armée. Aujourd’hui,
ces deux institutions sont remises en question. L’aumônier est une cible.
Sur le plan humain, il doit donc avoir la carrure nécessaire. Les refus de
candidature sont rares, mais ils existent. Les candidats, avant de s’engager, ont la possibilité de faire un stage.
La possibilité pour une femme de devenir aumônier est prévue dans le règlement de 1990, mais jusqu’à présent il n’y en pas encore. Elles seraient
engagées en priorité au service féminin de l’armée et ne pourraient pas
être affectées dans des troupes ayant des missions de combat.
L’instruction spirituelle à l’école d’aumôniers est confiée à des personnes mandatées par les Eglises. Le plan de l’école est discuté entre le
divisionnaire chef de l’adjudance générale, les aumôniers chefs de service
de l’armée et les maîtres de classe. Ce groupe met au point le programme,
choisit les intervenants ou les conférenciers.
L’instruction militaire comporte le tir au pistolet, la lecture de la
carte et la connaissance de l’organisation de l’armée. Il y a aussi l’analyse de la menace militaire par des spécialistes. Il n’y a pas à proprement
parler de formation spécifique concernant la psychologie et la psychiatrie
de guerre, si ce n’est cette année la projection d’un film sur cette réalité lors de la guerre des Malouines.
Chaque matin, un temps de prière de 3/4 d’heure, soit par confession,
soit en commun (au moins 5 fois durant le cours) est prévu au programme. La
méditation et la prière personnelle sont laissées à la libre appréciation
de chacun selon sa spiritualité .
Seules les Eglises nationales peuvent proposer des aumôniers. Le règlement prévoit une minorité de 20% pour pouvoir exiger un aumônier de sa confession. Aucune Eglise minoritaire ne peut donc revendiquer le droit
d’avoir des aumôniers, mais la proposition a été faite. (apic/mp)
Encadré
Armée et oecuménisme
Après les vives tensions religieuses du XIXe siècle, la guerre du Sonderbund et le Kulturkampf, l’aumônerie de l’armée a été un des premiers lieux
de contact et de travail oecuménique. L’armée suisse n’a en effet jamais
connu qu’une seule aumônerie intégrant dans la même structure catholiques
et protestants. Pasteurs et prêtres se sont trouvés obligés d’être ensemble, ils ont noué des liens et ont créé parfois de solides amitiés.
Si le «Règlement de Service» prévoit encore en règle générale une séparation confessionnelle pour les cultes et les activités de l’aumônerie, la
tendance actuelle, due à l’évolution de l’oecuménisme, aux changements de
société et au manque d’aumôniers est inverse. Le plus souvent les activités
sont oecuméniques. Prêtres, pasteurs et assistants pastoraux collaborent à
leur préparation. Face au «public» militaire, les aumôniers catholiques et
protestants doivent absolument être le signe d’une fraternité interconfessionnelle. Dans ce sens, les aumôniers essaient dans le mesure du possible,
lorsqu’ils ont des conférences à la troupe d’y aller deux par deux. Dans le
cas le plus fréquent cependant, l’aumônier soit catholique, soit protestant
sera cependant seul. Clarté et respect sont alors les deux mots d’ordre
donnés aux élèves aumôniers. Aucun aumônier ne doit cacher qu’il est membre
d’une confession particulière, même si ces distinctions sont parfois confuses aux yeux des soldats.
Pour la célébration des cultes militaires on choisira le plus souvent
une forme oecuménique sans Eucharistie ni Sainte Cène. Ceci en plein accord
avec les autorités des Eglises, notamment la dernière instruction de la
Conférence des évêques suisses concernant la célébration d’offices oecuméniques le dimanche. C’est l’occasion unique d’exprimer ce qui unit et non
pas ce qui désunit. Ainsi on évitera les éléments qui pourraient choquer la
sensibilité de l’une ou l’autre des confessions, par exemple les références
directes aux réformateurs ou les prières mariales. Le fait est que certaines expériences oecuméniques tentées dans le cadre de l’armée ont même parfois inquiété les autorités des Eglises, notamment à propos de l’intercommunion, car on se heurte alors à la question des sacrements et des ministères. Mais de mémoire d’aumônier, on ne connaît pas de conflits entre aumôniers catholiques et protestants dans le cadre du service à la troupe.
(apic/mp)
Des photos sont disponibles auprès de l’agence CIRIC, 8 Chemins des Clochetons, 1000 Lausanne 7 tél. 021 /25 28 29
APIC REPORTAGE
Pierre Rottet, Agence APIC
Sida: au bout du chemin, la mort… (210492)
Unique en Romandie: une pasteure genevoise à l’écoute des sidéens
Fribourg, 21avril(APIC) Mortelles seringues, fatales transfusions et funestes étreintes… La grande faucheuse ne distingue rien ni personne. Elle
prélève son lot. Le sida est une aubaine dont elle ne se prive pas. La maladie frappe, en Suisse comme partout dans le monde. Les chiffres parlent
abruptement: fin décembre 1991, 2228 cas de sida et 15’005 séropositifs
étaient recensés en Suisse. Oui, le sida pose des questions de société,
mais il en pose davantage encore à l’individu qui vit avec sa maladie.
C’est pour tenter d’y réfléchir, d’être une oreille attentive et une accompagnante que Dominique Roulin, pasteure à Genève, a choisi de consacrer aux
sidéens et aux séropositifs une partie de son ministère, mandatée en cela
par l’Eglise nationale protestante de Genève, l’(ENPG). Un cas unique en
Suisse romande.
Dominique Roulin, l’Agence APIC l’a rencontrée sur son lieu de travail
et recueilli dans ses bureaux les témoignages de ceux qui vivent dans l’anti-chambre de la mort, avec leurs espoirs, mais aussi une grande volonté de
vivre chevillée au corps.
«L’an dernier, le consistoire de l’ENPG a décidé la création d’un poste
à mi-temps dans le but d’accompagner les sidéens, de les soutenir ainsi que
leur famille, mais aussi pour accomplir un travail de formation et d’information lié à la maladie, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Eglise»,
explique la pasteure genevoise. Parisienne d’origine, 33 ans, Dominique respire la vie: elle nous accueille dans ses bureaux du Centre universitaire
protestant (CUP) situés en face de la plaine de Plainpalais. Un Centre dont
elle assume la direction, son autre mi-temps.
Pourquoi ce choix, ce ministère d’accompagnement des sidéens? «Un jeune
étudiant haïtien vivait au CUP. Il avait le sida… A sa demande, je l’ai
accompagné jusqu’à la mort. Pour moi, dont la vocation a toujours été de
m’engager auprès des défavorisés, ce fut le déclic.
La mort: le dialogue pour s’y préparer
«Je suis pasteure, pas assistante sociale ou médecin… J’offre la possibilité d’un partage, d’une écoute. Quand on vient dans mon bureau, il n’y
a pas l’objectif ’je viens te voir pour me guérir’. Le langage est plus
simple: ’Je viens pour partager ce que je suis en train de vivre, en gaieté
ou en tristesse, en joie ou en pleurs’».
Ecouter, parler, redonner confiance et goût à une vie qui demain peut
s’échapper. Pas facile et pas simple de donner des réponses aux questions
existentielles et spirituelles qui jaillissent quand on est confronté à une
maladie mortelle. Maladie sur laquelle une grande partie de la société a
mis l’étiquette «honteuse», sans se donner la peine de songer un instant
qu’elle n’était, comme le cancer par exemple, qu’»une maladie» susceptible
de nous frapper aussi. De toucher nos enfants. Par son fatal virus.
«J’offre un espace pour pouvoir affronter ces questions-là lorsque la
maladie est très avancée et ainsi faire une préparation à la mort. Pour que
la fin se passe le mieux possible… C’est important de se préparer, d’être
en paix avec soi-même». «Je me souviens, poursuit la pasteure Roulin, d’une
femme que j’ai suivie quotidiennement. J’ai peur, me disait-elle, peur
qu’on touche à mon cerveau… Elle ne souhaitait pas d’acharnement thérapeutique. Nous avons fait le nécessaire. Elle a vécu quatre mois encore,
pleine de joie de vivre».
Plus de 150 personnes vivent actuellement à Genève avec le sida déclaré,
autant sont décédées, estime la pasteur fenevoise. Inquiétant: 3’000 cas de
séropositivité sont connus. Ces chiffres ne tiennent compte que des personnes qui ont subi le test de dépistage, test qu’un grand nombre de jeunes
ont fait après la parution de la bande dessinée «JO». «Tous ne viennent pas
me consulter. Ceux et celles qui le font, dans le 90% des cas, viennent
d’eux-mêmes. Parfois aussi je suis appelée par une association, une assistante sociale ou un médecin».
Comment les malades supportent leur maladie? «Il n’y a pas de réponse
unique. Il y a revanche toujours une période de rejet lorsqu’on apprend sa
séropositivité. Une négation plus ou moins longue selon les personnes. De
plusieurs années parfois. Puis suit une phase d’acceptation; elle consiste
à se dire que ce virus fait partie de sa vie… qu’il faut vivre avec. Un
cheminement du reste identique au moment où le sida se déclare: à la période de négation succédant une phase d’acceptation. Il est vrai que les tentatives de suicide sont plus nombreuses à l’annonce d’une séropositivité
qu’à la certitude d’un sida déclaré».
Pas de bonnes ou de mauvaises victimes du sida
Souffrance physique pour le malade… souffrance morale aussi et surtout
très souvent. «Il y a des personnes qui rejettent complètement leur enfant
parce qu’à travers la maladie du sida, ils apprennent d’un seul coup, parfois, l’homosexualité ou la toxicomanie de leur descendance. Une souffrance
totale pour la personne qui se sait malade et qui va partir. Partir un peu
comme un chien abandonné». Toute personne qui découvre sa séropositivité
est révoltée, témoigne Dominique Roulin qui ajoute, en s’insurgeant: «Il
n’y a pas de bonnes ou de mauvaises victimes du sida. Il faut briser cette
image qui veut que pour ceux qui sont victimes de cette terrible maladie à
cause d’une transfusion, c’est injuste, et que pour ceux qui le sont en
raison de leur homosexualité ou de leur toxicomanie, c’est juste…» Sans
parler des autres, des couples, hommes ou femmes, victimes de leurs étreintes au moment où on ne parlait pas encore de sida.
Malgré l’ampleur de la tâche et en dépit des détresses trop fréquemment
rencontrées, il n’y a pas de place pour la lassitude ou le découragement.
«J’arrêterais, si c’était le cas», confie-t-elle. Et s’il m’arrive d’être
fatiguée, c’est parce qu’émotionnellement, je suis touchée. Touchée par la
mort de quelqu’un que j’ai accompagné, avec qui j’ai partagé tellement de
choses. J’aimerais pouvoir dire que la mentalité et l’opinion publique ont
évolué face à la maladie. Mais je constate la même peur et la même angoisse». Ce qui a changé ces dix dernières années? «Les personnes victimes de
la maladie acceptent d’aller témoigner dans les lieux publics. Plus on ira
dans ce sens là, plus cela changera. Il ne s’agit pas de banaliser le sida,
mais de le remettre à sa véritable place: une maladie».
Ignorer le sentiment de culpabilité
Communiquer, s’exprimer, expliquer sans fausse honte ni détour sa maladie. Autant d’objectifs que s’est fixés Sylvie, 28 ans… et séropositive.
Elle participe avec Dominique Roulin et d’autres personnes également atteintes, à des débats, conférences ou autres discussions dans les écoles ou
ailleurs. Mariée, mère de deux filles âgées de 4 et 5 ans, Sylvie est Suissesse et travaille à mi-temps à Genève, avant de regagner chaque soir la
France voisine pour y retrouver sa famille. «Mon but est d’aller vers les
autres, parce que j’ai tout axé sur la communication. Mais je comprends que
des gens puissent avoir peur. Je veux leur dire qu’il n’y a pas de raison.
D’où mon témoignage».
Blonde et jolie, Sylvie donne une véritable leçon de vie et de solidarité, elle qui pourtant vit dans l’attente d’une échéance… demain, dans un
ou cinq ans… Dans l’incertitude. «Grâce à Dominique, j’ai repris confiance en moi, en la vie. Et cela m’a permis d’avancer, d’aller auprès de l’autre. Pour dire que je vis avec cela. Et que je vis bien… Je suis entourée
de plein de gens qui n’ont pas peur de moi, de mon mari et de mes deux filles. Pas davantage que mes amis, ma famille ne m’a pas fermé la porte parce
que j’avais le sida».
Comme tous les autres, Sylvie a eu l’impression que tout allait s’écrouler en apprenant sa séropositivité. «Je venais d’avoir mon deuxième enfant… C’était à l’accouchement, lors d’un test qui n’avait pas été fait
en cours de grossesse». L’angoisse… l’angoisse de savoir qu’un enfant qui
naît de mère séropositive l’est également durant près de deux ans. De se
dire que la maladie a peut-être été transmise à son mari… à son premier
enfant. «Ni mon époux ni mes filles n’ont été contaminés». Oui, convient
Sylvie, moi aussi j’ai vécu au début avec un sentiment de honte. Et de culpabilité, surtout, vis-à-vis de ma famille. Jusqu’au jour où je me suis
dit: je ne suis pas coupable de ce que j’ai fait… l’amour avec quelqu’un.
Mais l’amour n’est pas forcément le sexe, la débauche. Pourquoi ne seraitil pas un moment de bonheur partagé. Et je ne me sens nullement coupable
d’avoir partagé ce moment de bonheur avec quelqu’un».
Ce quelqu’un, Sylvie l’a connu entre 1980 et 1982, avant de rencontrer
l’homme qui allait devenir son époux. «Mais peu importe de savoir comment
j’ai été contaminée, s’indigne-t-elle. Nous voulons enlever cette questionlà de la bouche des gens. Savoir si on est contaminé parce qu’on est homosexuel, ou toxicomane ou encore à la suite de relations sexuelles non protégées… cela à une époque où on ne parlait pas sida, quelle importance?»
Mon mari? Il a très bien pris ma séropositivité. Mieux que moi. Notre vie
commune est comme avant. Rien n’est changé sauf en ce qui concerne nos
rapports intimes, avec des préservatifs. C’est difficile de se dire du jour
au lendemain que je porte en moi quelque chose qui peut donner la mort.
Difficile aussi de se dire qu’on doit se protéger de moi. Car c’est de cela
dont il s’agit: mon mari se protège de moi. Dur… de réapprendre à vivre
avec l’homme que l’on aime. De penser que je peux lui donner la mort, de
songer qu’il sera un jour seul pour élever nos enfants».
Pressée de vivre
Vivre avec la quasi certitude de la mort qui guette, avec l’espoir de
repousser l’échéance du jour où l’on constatera le sida déclaré n’empêche
pas Sylvie d’avoir des projets. «Des projets à court terme». Retaper la
maison acquise par la famille en France voisine, des vacances au bord de la
mer. «C’est important pour moi de vivre avec mes enfants. Et je suis pressée de vivre». De fait, Sylvie n’a pas envie de perdre son temps en futilités et en petits soucis quotidiens. «Les questions que je me pose aujourd’hui, la plupart des gens se les posent à 60 ou 80 ans, lorsque nous
vient parfois le désir de faire le bilan de notre vie. A 28 ans, j’ai envie
d’aller droit au but, de vivre intensément les moments qui se présentent.
Et chaque matin, au réveil, se dire que la vie est un cadeau».
«J’ai appris, avec Dominique, à remettre à sa juste place ce virus pour
ne pas le laisser me ronger, le laisser prendre toute la place dans ma vie
et celle de ma famille. Il est en moi et fait partie de moi, même si le
plus dur est de se dire demain, peut-être.» L’espoir? «On en garde toujours
un. Ce qui n’empêche pas de se préparer à mourir». Peur de la mort? «Non!
J’ai tellement plus peur d’une dégradation physique lente et pénible. Pénible pour moi, mais surtout pour mon entourage».
Démystifier la maladie
Des projets, Claude-Eric en a également. Séropositif durant 9 ans, atteint d’un sida déclaré depuis 2 ans, ce célibataire de 42 ans rêve de
voyager au Maroc ou en Tunisie «quitte à revenir sur une civière». Lentement mais sûrement, le virus a fait son effet. Et les problèmes de santé se
multiplient pour cet ancien chauffeur-livreur aujourd’hui à l’AI. «Des ennuis au niveau de la colonne vertébrale… ma vue diminue, ainsi que ma
voix». Claude-Eric a lui aussi réussi à surmonter le désarroi dans lequel
l’avait plongé la brusque vérité décrétée sans ménagement aucun par un mémédecin genevois. «Avec du courage, j’ai réussi à remonter le courant,
après deux tentatives de suicide».
Car du courage, il en a fallu à cet homme pour apparaître en 1990 à la
télévision, sur des affiches et dans des spots destinés à soutenir la lutte
contre le sida. Un choix engagé afin d’apporter son propre témoignage, sa
contribution pour démystifier cette maladie dans ce qu’elle entraîne de
faux et de déraisonné dans l’étiquette hâtive qu’ont posée sur elle la société, l’opinion publique. Une présence médiatique qui avait valu à ClaudeEric les menaces haineuses de son voisin d’immeuble en le reconnaissant:
«Si je le vois, celui-là, je le tue». Du courage… pour combien de déceptions à surmonter: «Lorsque ma mère me croise dans la rue, elle change de
trottoir». Ma famille entière m’a rejeté. Est-ce davantage en apprenant ma
maladie qu’en découvrant mon homosexualité?»
Pas prête à s’afficher séropositive
S’afficher sidéen pour mieux combattre la maladie, la prévenir? Corinne,
appelons-là ainsi, n’est pas prête à emboîter le pas de Claude-Eric. Française établie à Genève depuis 5 ans, mariée sans enfant, elle a pourtant
cru comme lui que le monde allait s’écrouler en apprenant sa séropositivité. «C’était en 1987, lors d’un test effectué lors d’une quatrième tentative de fécondation in-vitro. Ma première réaction a été de faire passer un
test à mon mari, qui s’est heureusement révélé négatif». Depuis, Corinne a
réussi à se convaincre que sa séropositivité n’était pas le sida et que la
mort n’était pas forcément imminente.
Jeune encore, discrète sur sa personne et sensible de nature, Corinne,
si elle n’a pas envie de cacher sa séropositivité, n’éprouve pas non plus
le besoin de l’afficher. «Je ne suis pas prête à être quelqu’un d’officiellement séropositif. C’est un travail que j’essaie de faire sur moi-même. Je
n’ai pas envie, en plus des choses qui me sont difficiles, d’assumer des
rejets». Hormi son mari, «qui a eu la délicatesse de ne jamais poser de
questions indélicates», de ses parents tout récemment et de quelques amis
intimes, personne n’est au courant de sa situation. «Il y a encore trop de
gens inquiets au sujet de cette maladie», explique-t-elle.
A l’instar de Sylvie, Corinne a réalisé qu’elle ne pouvait plus faire
les choses uniquement en fonction du futur. Qu’il fallait vivre. Ou plutôt
réapprendre à vivre. En redécouvrant les choses, en happant la vie avec
frénésie… En se rendant compte aussi des difficultés à faire des projets.
De la dérision que représente pour elle l’évocation de l’avenir.
«Le jour où j’ai compris ma séropositivité, je me suis rendu compte que
je n’étais pas immortelle». Car le sida n’est pas seulement une question de
prise en charge médicale et sociale. C’est aussi un besoin spirituel, parce
que la maladie touche entre autres la mort. «Un besoin de se restructurer,
de se retrouver vis-à-vis des valeurs essentielles. Et Dominique apporte ce
genre de réponses. Elle est une porte ouverte sur la religion qui les a
trop souvent fermées aux malades du sida». Comme toute personne qui s’approche de plus en plus de la mort, «il y a un besoin de retrouver une spiritualité, de retrouver des croyances», observe Sylvia pour qui parler
d’avenir, c’est penser demain. «Mais pas vraiment au-delà». (apic/pr)
ENCADRE
Tous les enfants qui viennent au monde d’une mère séropositive naissent
séropositifs, car avec les anti-corps de la mère. Dans les deux premières
années de leur vie, un enfant sur quatre reste séropositif parce qu’il a
recréé ses propres anti-corps, les trois autres ne les ayant pas refabriqués. A Genève, la pasteur Dominique Roulin connaît deux cas d’enfants séropositifs, qui vivent relativement bien leur maladie. «Ils vont à l’école,
la Direction des écoles et les collèges sont informés, comme le Service
cantonal de la santé publique, chargé d’intervenir immédiatement pour isoler l’enfant en cas d’épidémie afin de le préserver de la contagion possible des autres élèves. Quand on parle de sida, on a toujours l’impression
que ce sont les autres qui courent un danger, alors qu’au contraire ce sont
les sidéens qui le courent en raison d’une défense immunitaire réduite».
Reste le problème de la maternité pour de jeunes femmes séropositives.
Une tâche difficile pour Dominique Roulin, chargée d’accompagner les couples dans leur choix: donner la vie, mais peut-être aussi donner la mort.
(apic/pr)
ENCADRE
«On n’a pas voulu que je contracte une assurance sur la vie. Aucune assurance ne m’a acceptée, s’insurge Sylvie, qui voit là encore une discrimination flagrante envers les sidéens. «Et pourtant elles acceptent les fumeurs et les alcooliques, par exemple. Quant à mon mari, qui se verra dans
l’obligation d’élever mes deux filles, il ne touchera pas de rente de veuf,
alors que moi, séropositive, en sursis, et pour combien de temps, je paie
une assurance AVS». (apic/pr)
Des photos peuvent être obtenues auprès de CIRIC, 8, Ch. des Clochetons,
1004 Lausanne, tél, 021/252829.