Symposium suisse sur l'asile 2024. En premier plan, de dr. à g., Patricia Danzi, directrice de la DDC, et Christine Schraner Burgener, secrétaire d’État aux migrations | © Lucienne Bittar
Suisse

Asile, comment exploiter le haut potentiel de la société civile

«L’État ne peut pas tout», a lancé le conseiller fédéral Beat Jans lors du Symposium suisse sur l’asile, tenu à Berne les 2 et 3 mai 2024. Sans l’engagement de la société civile, les gouvernements ne contribueraient pas de manière décisive à la protection des personnes réfugiées, ont confirmé les autres intervenants. Mais cette complémentarité ne se déroule pas sans ambiguïtés ni heurts.

Ce n’est souvent qu’en temps de crise qu’on se rend compte de l’importance des bénévoles. Le domaine de l’asile n’échappe pas à ce constat. La Suisse n’était pas préparée à affronter une crise de l’asile de l’ampleur de celle qui a suivi l’invasion russe de l’Ukraine (6,5 millions de réfugiés dans le monde et 3 millions de déplacés).

Face à la nécessité d’agir très vite, l’aide de la société civile s’est révélée indispensable en 2022. «L’hébergement d’Ukrainiens par des familles d’accueil a joué un rôle essentiel pour la protection de millions de personnes ayant fui la guerre» et leur intégration ensuite, a déclaré Miriam Behrens, directrice de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), durant le 9e Symposium suisse sur l’asile.

De g. à dr., Philippe Leclerc, directeur du Bureau européen du HCR, Beat Jans, chef du Département fédéral de justice et police, et Miriam Behrens, directrice de l’OSAR | © Lucienne Bittar

Les Églises étaient bien représentées à Berne, avec une quinzaine de travailleurs de Caritas, et plusieurs représentants de l’Entraide protestante suisse (EPER), de Misson 21, du Centre social protestant de Genève et de l’Église évangélique réformée de Suisse.

Une complémentarité non sans rapports de force

Le regain d’intérêt pour l’implication pratique de la société civile dans les questions d’asile remonte aux années 1980, a souligné Marion Fresia, professeure à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. Il a été porté par la Banque mondiale et les Nations Unies, a-t-elle précisé, qui y ont vu notamment des possibilités de gouvernance moins coûteuses.

Toutefois, le soutien des bénévoles sur le terrain n’est pas toujours vu d’un bon œil par les institutions publiques. Leur implication conduit parfois à des rapports de force entre les deux types d’acteurs, voire à des violences. Les États, en effet, valorisent plus volontiers les aspects opérationnels menés par des membres de la société civile que leur engagement politique ou militant…

Désobéissance civile et criminalisation

Jusqu’aux années 1950, l’essentiel de l’accueil des réfugiés en Europe était du ressort des organisations civiles. La gestion de l’asile s’est ensuite institutionnalisée, amenant par la même occasion le développement de la contestation à son égard, voire de la désobéissance civile, précise l’anthropologue. Et de citer la mobilisation en Suisse autour des réfugiés Chiliens, en particulier celle d’Action Places Gratuites initiée par l’abbé Cornelius Koch et le pasteur Guido Rivoir en 1973.

Livia Amacker, avocate, Amnesty International Suisse | © Lucienne Bittar

Depuis dix ans, avec l’afflux d’exilés vers l’Europe, le caractère transnational de la mobilisation s’est accentué, a poursuivi la professeure. Cela s’est traduit tant par des actions d’aides concrètes sur le terrain que par un travail de contestation juridique. Paradoxalement, ces nouveaux rapports de force ont parfois mené les États à durcir leur lois sur l’asile et à exercer de nouvelle pressions pour «recadrer» les militants.

La «criminalisation» des activités de sauvetage en mer en est un bon indicateur, a souligné l’avocate Livia Amacker, d’Amnesty International Suisse. Selon l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (UE), au moins 63 procédures judiciaires ou administratives ont été engagées ces dernières années par des États de l’UE contre des ONG de recherche et de sauvetage, alors même que le droit maritime international exige expressément de venir en aide aux personnes en détresse.

Des responsables de Save the Children, Médecins sans frontières et Jugend Rettet ont même été accusés en 2016 de trafic de migrants par les autorités italiennes, avant que l’affaire ne soit finalement classée sans suite en avril 2024.

L’argument financier de la collaboration

En même temps, pour faire face aux crises de l’asile et réduire les coûts, les autorités politiques n’hésitent pas à s’appuyer de plus en plus sur des acteurs extérieurs. On parle plus volontiers de partenariat public-privé. Des opérateurs privés à but lucratif sont mandatés, tout comme des organisations d’entraide ou humanitaires. «Les frontières entre l’État, la société civile et les marchés se brouillent», a indiqué Marion Fresia.

Pour préserver leur autonomie, les organisations d’aide aux réfugiés devraient donc veiller à la diversité de leurs sources de financement, a défendu la professeure à l’Institut d’ethnologie neuchâtelois.

Distanciation et déshumanisation

Marion Fresia | © Unine

Prenant pour exemple la gestion des hotspots, Marion Fresia avance un autre écueil possible. Ces points d’enregistrement des migrants arrivés en Europe (en Grèce et en Italie principalement) sont régulièrement dénoncés par des lanceurs d’alerte. Les migrants s’y entassent dans des conditions de vie déplorables. Pour compenser la déshumanisation de leur gestion, une prolifération d’actions collectives sont engagées par des acteurs de la société civile… ce qui finit paradoxalement par normaliser l’existence de ces hotspots.

Un autre effet pervers découlant du transfert de responsabilité du public au privé est encore la «distanciation morale des agents de l’État, de plus en plus éloignés des réalités du terrain», avance l’anthropologue. Avec, à la clef, moins de potentiel critique et une hausse de la bureaucratisation.

Revenir aux réfugiées eux-mêmes

Les représentants des autorités suisses présents au Symposium sur l’asile se sont tous dit attentifs à ce risque. «Nous avons commis des erreurs dans le passé, comme lorsque nous avons mélangé, au début de la crise Afghane, des requérants de différentes ethnies opposées de ce pays», a ainsi reconnu Christine Schraner Burgener, secrétaire d’État aux migrations (SEM). «Nous désirons que le personnel des CFA soient formés à l’écoute.»

«Notre objectif, c’est que les personnes réfugiées soient impliquées dans les processus qui les concernent», a indiqué pour sa part Anja Klug, responsable du Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) pour la Suisse et le Liechtenstein. Un processus lancé il y a deux ans. Plus de 300 délégués réfugiés avaient ainsi participé à Genève au Forum mondial sur les réfugiés 2023, co-organisé par le gouvernement suisse et le HCR. (cath.ch/lb)

Maryam Sediqi, réfugiée en Suisse, fondatrice d’une association pour les femmes afghanes | © Lucienne Bittar

Symposium sur l’asile 2024: «Main dans la main»
Quelque 140 personnes ont participé les 2 et 3 mai à Berne au neuvième Symposium suisse sur l’asile, intitulée Main dans la main: société civile et protection des personnes réfugiées. Organisé conjointement par l’OSAR et le Bureau du HCR pour la Suisse et le Liechtenstein, il a réuni des représentants de différents organismes fédéraux ou cantonaux impliqués dans les questions d’asile, des délégués d’organisations bénévoles, des scientifiques et des personnes réfugiées elles-mêmes.
Deux axes principaux, dans la ligne du Pacte mondial sur les réfugiés adopté en décembre 2018 par l’ONU, étaient à l’ordre du jour: l’importance des bénévoles pour une politique d’asile efficace et l’intégration des réfugiés dans les processus qui les concernent.
Le discours d’ouverture du symposium a ainsi été confié à une réfugiée en Suisse, Maryam Sediqi, de l’Afghan Women Association Switzerland (AWAS). «Les réfugiés sont des experts de l’intégration, s’est-elle exclamée. Ils ont expérimenté le parcours. Il ne faut pas les enfermer dans le rôle de victimes, mais leur permettre de prendre activement place dans la société qui les accueille. C’est ainsi qu’il faut comprendre notre slogan Pas sans nous!»
Ce n’est qu’ensuite que ce sont exprimés le conseiller fédéral Beat Jans, Patricia Danzi, directrice de la Direction du développement et de la coopération(DDC), Philippe Leclerc, directeur du Bureau européen du HCR, et Christine Schraner Burgener, secrétaire d’État aux migrations (SEM). LB

Symposium suisse sur l'asile 2024. En premier plan, de dr. à g., Patricia Danzi, directrice de la DDC, et Christine Schraner Burgener, secrétaire d’État aux migrations | © Lucienne Bittar
7 mai 2024 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture: env. 5 min.
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