Francisco Muster, de l’Association Chili Genève 1973-2003, dans le hall d'Uni Mail où sont exposées les affiches | © Lucienne Bittar
Dossier

Mobilisation à Genève 50 ans après le coup d’État au Chili

19 septembre 2023 | 17:00
par Lucienne Bittar
Chili (170), Genève (384), mémoires (3), Nations Unies (27), Pinochet (5), Réfugiés (420), Santiago du Chili (5)
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Pourquoi le canton de Genève a-t-il commémoré le coup d’État survenu au Chili en 1973? La présence de l’ONU et d’une importante communauté chilienne sur son territoire l’explique. Une histoire marquée par la brutalité militaire chilienne, mais aussi par la solidarité de la société civile et des Églises genevoises. Un exilé chilien en témoigne.

Le 11 septembre 1973, le gouvernement démocratiquement élu du président chilien Salvador Allende était renversé par un putsch militaire dirigé par le général Augusto Pinochet. Afin de faire mémoire de ce tragique événement, plusieurs organisations chiliennes de Genève ont constitué l’Association Chili Genève 1973-2023.

Une brutalité à tous les niveaux

Au moment du coup d’État militaire, Francisco Muster a 23 ans et étudie la médecine. «Ça a été un grand choc. Tout était si brutal! Je ne parle pas seulement de la violence qui s’en est suivie, avec les disparitions, les emprisonnements, les arrestations de masse, les tortures et les centaines de milliers d’exilés. Je parle de l’écroulement de nos projets de vie et de nos espérances en un monde meilleur. Mai 68 n’était pas très loin! Regardez les affiches exposées ici qui datent d’avant septembre 1973. Elles sont colorées et fleuries. Après, nous nous sommes mis à vivre dans la peur.»

Salut des leaders du coup d’État au Chili, 18 septembre 1973, soit cinq jours après | © Keystone/EPA AFP/ photo Horacio Villalobos

Francisco Muster s’engage dans la résistance civile. Il est arrêté, emprisonné et torturé, puis passe devant ses juges. «Une parodie de justice. Je me suis retrouvé devant le conseil de guerre. Mais il n’y avait pas de guerre! J’ai été condamné à trois ans de prison.» C’était en 1976. À cette époque, une partie de la communauté internationale, sous pression d’associations civiles de soutien au peuple chilien, s’alarme des exactions commises dans le pays.

L’engagement des Églises auprès du peuple

«Les Églises chiliennes ont joué un rôle très important dans la transmission des informations. Les victimes et leurs familles ne savaient pas à qui s’adresser pour se faire entendre et porter plainte. Elles se sont tournées vers les Églises. Celles-ci ont été les premières à comprendre l’ampleur de la catastrophe, à agir et à alerter le monde», témoigne Francisco Muster.

Chili 1973-2023, exposition d’affiches à l’UNIGE | © Comite Mémoire et Justice, Genève

Quelques semaines à peine après le putsch, à l’initiative de l’Église catholique, le Comité pro Paz voit le jour. Il rassemble des représentants des Églises catholique, luthérienne, méthodiste, orthodoxe, pentecôtiste et de la Communauté Israélite. Ses deux co-présidents sont Fernando Ariztia, évêque catholique, et Helmut Frenz, évêque luthérien, (ils seront proposés pour le prix Nobel de la paix en 1976). Le mandat du Comité est de récolter les plaintes des victimes et d’assister celles-ci juridiquement et financièrement.

Il est dissout en 1975 suite aux pressions étatiques. Mais le cardinal Raul Silva Henriquez, archevêque de Santiago du Chili, ne baisse pas les bras (il recevra le prix des Droits de l’Homme des Nations Unies en 1978). À sa demande, Paul VI crée le Vicariat de la solidarité, basé sur un vaste réseau d’entraide internationale. Cette «couverture» vaticane freine les attaques du régime chilien. C’est grâce à ce Vicariat que des archives de plus de 85’000 documents concernant diverses affaires ont été créées et sauvegardées. Elles viendront soutenir le travail de la Commission nationale pour la vérité et la réconciliation, créée en 1990 après la chute de Pinochet.

Réfugiés en Suisse

Pour Francisco Muster, l’activisme des Églises et des associations de défense des droits de l’Homme à l’étranger a des retombées salvatrices. «Par un décret de loi, la dictature a permis en 1976 aux condamnés d’accomplir leur peine sous la forme d’un exil à l’étranger. De toute façon, les prisons étaient pleines et c’était une occasion en or pour le gouvernement de se débarrasser des militants de gauche. Les Suisses ont accepté de m’accueillir en tant que réfugié politique, avec ma femme et ma fille de trois ans. Je crois que je suis le premier Chilien à être passé directement de la prison chilienne à l’aéroport de Genève.»

Chili 1973-2023, détail d’une affiche de l’artiste chilien José Venturelli, réfugié à Genève, pour la Ligue suisse des droits de l’Homme | © Lucienne Bittar

C’est ainsi que Francisco Muster découvre la Suisse, le pays de sa grand-mère alémanique! Celle-ci avait émigré au Chili en 1886, dans la région de l’Araucanie, majoritairement peuplée d’Amérindiens mapuches et annexée peu de temps auparavant par l’État chilien suite à une campagne de «pacification». «L’État menait une politique de repeuplement agressive. Il a cherché à l’étranger des gens qui savaient cultiver la terre, des artisans, etc. Une colonie importante s’est établie là, avec de nombreux Suisses parmi eux», rappelle Francisco Muster.   

Par l’un de ces retours de balancier ironiques de l’Histoire, c’est au tour de la Suisse de faire de la place aux Chiliens. La Confédération accepte d’en accueillir… 200. En cette période de guerre froide, les réfugiés chiliens sont perçus comme de dangereux gauchistes, affirme notre interlocuteur. Il en viendra finalement 2000, grâce à l’activité d’un important réseau civil et religieux. Notamment grâce à l’Action Places gratuites initiée par l’abbé Cornelius Koch et le pasteur Guido Rivoir.

Vivants mais coupés en deux

Mandaté par la Confédération pour accompagner les exilés dans leurs démarches d’intégration, le Centre social protestant vient en aide à la famille Muster. «Il a grandement facilité notre installation. L’exil, c’est très dur. On est vivant, mais on est comme coupé… On pense qu’on pourra vite retourner au pays, et on ne défait pas ses valises.  Mais je me suis retrouvé sur les listes de personnes interdites au retour établies par la dictature. Au final, j’ai refait ma vie ici et je suis devenu cytotechnicien» (ndr: technicien effectuant les diagnostics de pathologie cellulaire).

«On est vivant, mais on est comme coupé… On pense qu’on pourra vite retourner au pays, et on ne défait pas ses valises.»

Le Chili et ceux restés sur place ne quittent pas les pensées de Francisco Muster, ni celles de ses compatriotes exilés à Genève. Très vite ils s’organisent pour aider les Chiliens en danger chez eux à quitter le pays. Puis ils travaillent à récolter des informations sur les victimes du régime militaire. «Notre réseau s’est officialisé en 2007, date à laquelle nous avons créé le Comité Mémoire et Justice. Notre documentation sert encore aux organismes des droits de l’homme aux Nations Unies.»

Le rôle des Nations Unies

Pour Francisco Muster, la présence de l’ONU à Genève permet une circulation des informations. «Syndicalistes, artistes, politiques, tous viennent à l’ONU pour différentes raisons et nous en profitons pour les rencontrer et recueillir des informations de première main sur la situation du pays. Le 13 septembre dernier, nous avons par exemple rencontré Carlos Margotta, président de la Commission chilienne des droits humains.»

Chili 1973-2023, exposition d’affiches à l’UNIGE | © Comite Mémoire et Justice, Genève

Ce réseau tissé au cours du temps s’avère précieux pour les Chiliens. Si la «Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées» est entrée en vigueur en 2010, c’est grâce aux associations de la société civile, explique le cytotechnicien. «Tout est parti de la FEDEFAM, une ONG constituée de familles de disparus dans les pays d’Amérique latine», précise-t-il.

Pour l’Association Chili Genève 1973-2023, la commémoration des 50 ans du coup d’État de Pinochet est l’occasion de faire mémoire. «Pas seulement des victimes et des événements qui se sont déroulés au Chili, mais de la solidarité rencontrée à Genève», déclare Francisco Muster. «Nous voulons témoigner notre reconnaissance à tous ceux qui dans le canton ont soutenu le peuple chilien.» (cath.ch/lb)

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Francisco Muster, de l’Association Chili Genève 1973-2003, dans le hall d'Uni Mail où sont exposées les affiches | © Lucienne Bittar
19 septembre 2023 | 17:00
par Lucienne Bittar

Pourquoi le canton de Genève a-t-il commémoré le coup d’État survenu au Chili en 1973? La présence de l’ONU et d’une importante communauté chilienne sur son territoire l’explique. Une histoire marquée par la brutalité militaire chilienne, mais aussi par la solidarité de la société civile et des Églises genevoises. Un exilé chilien en témoigne.

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