Le théologien David Bouillon a rassemblé une collection d'objets relatifs à l'histoire de Jonas. Ici un dessin de Anne Varidel | LD
Suisse

Catastrophe écologique et espérance: quand Jonas s'invite chez Jacques Ellul

Est-il plus facile d’être un écologiste lucide, mais confiant, quand on est croyant? Le théologien David Bouillon abordera cette question le 6 mars 2025, dans une conférence ayant pour héros Jacques Ellul et le prophète Jonas. L’issue ne semble pas évidente. Ellul n’est-il pas connu pour ses prévisions catastrophiques pertinentes? Et Jonas pour avoir cherché à fuir la violence du monde?

La crise climatique, associée à la brutalité montante des modes de gouvernance, conduit à une montée de l’anxiété et des états dépressifs. Une lecture théologique des événements peut aider chacun à entreprendre une conversion constructive, selon la ligne défendue par le pape François dans son encyclique Laudato Si(dont on fêtera les 10 ans le 25 mai 2025).

En Suisse romande, le réseau EcoEglise propose pour ce faire depuis le 25 février une série de conférences par zoom sur le thème de l’éco-théologie (voir encadré). David Bouillon, professeur à la HET-PRO en théologie pratique et spiritualité et ancien pasteur en Belgique et en France, en conclut le cycle avec une intervention intitulée Ellul et le prophète Jonas: un éclairage biblique sur le catastrophisme.

David Bouillon, théologien protestant | © David Bouillon

Le théologien protestant Jacques Ellul est considéré comme un lanceur d’alerte. Professeur de droit et sociologue, il a anticipé avec une clairvoyance fascinante les écueils à venir de nos sociétés: systèmes totalitaires, technicité ravageuse, destruction de l’environnement. Jonas, par contre, paraît plutôt dans la fuite. Pourquoi les associer?
David Bouillon:
Le personnage de Jonas est fascinant. Je m’intéresse depuis longtemps à la façon dont ce récit biblique trouve écho dans la culture populaire. Jacques Ellul, lui-même, a publié en 1952 un commentaire sur le livre de Jonas dans les Cahiers bibliques de Foi et Vie. Son implication écologique date des années 1960-1970, mais quand il écrit son texte du Jonas, il est déjà convaincu depuis longtemps que la société met en place sa propre destruction, que l’humain est piégé par les structures perverties qu’il adopte. Or l’histoire du prophète Jonas, c’est aussi celle d’une catastrophe qui s’annonce: la ville de Ninive va être détruite.

Ellul commente le texte biblique en écho avec ce qu’il entrevoit dans la société occidentale moderne. Il analyse les conséquences des idéologies totalitaires de la première moitié du 20e siècle, le nazisme et le communisme, et les croise avec le livre biblique. Ninive, qui se croit militairement et culturellement toute-puissante, devient un symbole des systèmes totalitaires. Cela ne peut se terminer que par un effondrement, dit-il.

Et pourtant, ce n’est pas le cas pour Ninive. C’est là qu’intervient Dieu?
Jonas, il est un peu comme Ellul, une voix prophétique. Dans son cas, il est envoyé par Dieu pour dire aux forts et aux puissants que leurs jours sont comptés. Mais Dieu peut toujours intervenir de manière miraculeuse dans le monde, et c’est ce qu’on voit dans ce récit. Des choses bizarres s’y passent. Un grand poisson avale le prophète, une tempête hors norme se déclenche, une plante pousse en une nuit. Dieu reste maître de la création et, à l’inverse, quand l’être humain se croit tout-puissant, il court à sa propre ruine.

Jacques Ellul est décédé il y a trente ans, juste avant la première Conférence sur les changements climatiques. Il n’a pas assisté aux va-et-vient autour des essais de régulations internationales des problèmes environnementaux. Qu’en dirait-il?
Il n’en serait pas étonné. Ellul a annoncé les dérives de la technicité. Il s’est élevé contre la fascination du progrès exercée sur ses contemporains, contre leur obsession de la productivité et de la croissance. La technique améliore la qualité de vie des gens dans un premier temps, disait-il, mais en tant que système, il crée de la dépendance, des effets délétères. Personne ne maîtrise la globalité du système technicien. Et c’est ce qu’on voit avec l’écologie. On a beau essayer de rendre les voitures plus ›propres’, c’est extrêmement difficile d’inverser la tendance vu sa complexité globale.

Jacques Ellul en 1990 | © Jan van Boeckel, ReRun Productions, CC BY-SA 4.0 Wikimedia Commons

En plus, la volonté politique manque. Regardez Donald Trump. Il démonte à coup de décrets les avancées précédentes au niveau climatique. Il est la caricature de ce qu’Ellul dénonçait: un alliage d’égo et de toute-puissance. Il croit qu’en tant que président des Américains il a le pouvoir de changer le monde. Ellul lui rétorquerait que le système a le dessus sur les humains et qu’il est juste un pantin qui fait du bruit.

«L’orgueil, c’est le plus grand défaut qui guette la création et cela ne peut que finir dans la catastrophe.»

Peut-on voir les États-Unis comme la Ninive biblique?
Oui, comme on pouvait le dire de la France des années 1970 qui misait tout sur le nucléaire et sur la croissance. Ellul a compris que le progrès ne peut pas tenir dans la durée et que c’est de l’orgueil que de le croire.

Cette critique de l’orgueil humain est présente tout le long dans la Bible, comme dans la confrontation entre Moïse et Pharaon, ou dans la relation entre le prophète Daniel et le roi Nabuchodonosor. Dieu a mis une limite aux hommes; de la même façon, la nature ne peut pas être surexploitée. C’est pour ça d’ailleurs que la Torah commande d’observer tous les sept ans une année de jachère pour la terre. Pour s’épanouir, l’être humain doit accepter ses limites.

L’orgueil, finalement, c’est le plus grand défaut qui guette la création et cela ne peut que finir dans la catastrophe. Satan, du reste, c’est l’orgueilleux par excellence. En tant que théologien protestant, Jacques Ellul est attentif à cela. Il appelle à rester dans une posture d’humilité.

Jonas se rebelle contre l’orgueil de Ninive, et pourtant c’est lui que Dieu punit…
L’histoire de Jonas montre toute la difficulté de se retrouver face à un pouvoir tout-puissant. Jonas n’a pas envie de se confronter à la violence. C’est une des raisons de sa fuite. Mais Dieu le ramène à cette violence, en le plongeant au cœur d’une terrible tempête, puis à Ninive, une ville réputée cruelle.

En plus, Jonas a de la peine à accepter que Dieu puisse pardonner à tout le monde, même à ceux qui commettent des crimes très graves. À aimer ses ennemis et bénir ceux qui nous maudissent, comme le demandera plus tard Jésus (Matthieu 5:44-48). C’est tout le débat du livre. C’est un combat intérieur pour tout être humain.

Aujourd’hui, les États-Unis veulent imposer un traité de paix à l’Ukraine sans tenir compte de la souffrance endurée par sa population. Faire comme s’il ne s’était rien passé. C’est très difficile à accepter. On retrouve ce même sentiment d’injustice dans les milieux écologiques. Face à l’indifférence des pouvoirs politiques et économiques, et devant l’urgence de la situation, des militants optent pour une forme de violence, comme chez Extinction Rébellion.

«Jonas a de la peine à accepter que Dieu puisse pardonner à tout le monde, même à ceux qui commettent des crimes très graves.»

Pour dépasser cette violence, un dialogue entre Dieu et Jonas est constamment instauré. Il permet peu à peu un travail intérieur en Jonas. Le livre toutefois se termine sur un point d’interrogation. Jonas a-t-il vraiment changé?

Comment Ellul analyse-il cet appel de Dieu?
Ellul dépeint certes un monde inquiétant dans ses évolutions, mais sa rencontre avec le Christ l’habite. La thématique de l’espérance accompagne sa lucidité. Il montre qu’au sein de tout scénario catastrophique, il y a une porte pour l’espérance et pour le changement. Elle peut être très étroite, compliquée à trouver, fragile parce que le cœur humain revient vite à ses mauvaises habitudes, mais elle est toujours là.

Ellul, de plus, se situe dans la ligne de Karl Barth. Il voit donc dans Jonas une préfiguration du Christ. Aussi parce que Jésus lui-même, quand on lui demande d’accomplir un miracle, répond: «À cette génération, il ne sera donné que le signe de Jonas» (Lc 11,29-32).

Jonas avalé par la baleine. Objet en faïence, collection de David Bouillon | © David Bouillon

La conversion des habitants de Ninive montrerait que l’être humain est toujours capable de se remettre en question?
Le livre de Jonas est plutôt exemplaire en termes de difficultés de conversion! Les gens de Ninive se convertissent un peu trop vite pour être vraiment crédibles. Et si aujourd’hui vous traversez la Méditerranée comme requérant d’asile, vous avez peu de chances de tomber sur des marins aussi serviables et gentils que ceux que croise le prophète! Jonas est le seul personnage crédible de l’histoire, il a une vraie consistance humaine. C’est pour ça que nous pouvons nous reconnaître en lui. Les autres sont des figurants.

Le changement intérieur, c’est une chose. Comment dépasser le sentiment d’impuissance face aux réalités collectives, sur le plan écologique par exemple?
Ellul était assez sceptique sur la capacité des sociétés à profondément changer et il s’est détourné de l’engagement politique. Par contre, il disait que la spiritualité n’est pas uniquement de l’ordre de l’épanouissement personnel. C’est aussi une vision du monde qui peut être partagée par une collectivité.

Comme l’indique le livre de Jonas, il suffit d’une personne pour que les choses bougent plus globalement. Martin Luther King était au départ un petit pasteur comme il y en avait des milliers aux États-Unis. Il incarnera pourtant le mouvement des droits civiques. Idem pour Greta Thunberg, au niveau écologique. Cette jeune fille a mobilisé une génération pendant quelques années.

Une vision écologique catastrophique est somme toute infertile?
En tant que croyants, il faut toujours revenir à notre certitude que la vie sera plus forte que la mort. Un écologiste athée n’aura sans doute pas cette lecture. Et c’est ce qu’Ellul dit en comparant Jésus et Jonas. Tous deux vivent l’expérience du passage de la mort à la vie.

Quand on parvient à insuffler cette espérance, la vie ne devient pas forcément plus simple, mais elle peut être vue sous un nouvel angle, avec moins de peurs. Notre choix ultime, en tant qu’être humain, c’est d’opter entre la mort ou la vie. (cath.ch/lb)

Les rendez-vous d’hiver 2025 de EcoEglise
Créé en 2019, EcoEglise est le fruit d’une collaboration entre plusieurs associations et œuvres d’entraide suisse romandes: le Laboratoire pour la transition intérieure (Action de Carême et EPER), œco Eglises pour l’environnement, A Rocha Suisse et Stop Pauvreté. Cette initiative s’inscrit dans la lignée de l’encyclique Laudato Si’, publiée en 2015 par le pape François. Le réseau accompagne les paroisses dans la transition écologique, en les aidant à concilier foi et respect de la Création. Il met à disposition également des documents et événements réflexifs. Ainsi de sa dernière série de conférences sur l’éco-théologie.

Ouvertes à tous, les conférences sont proposées par zoom, de 20h à 21h30. Deux d’entre elles peuvent encore être suivies:
mardi 4 mars 2025: La création continuée, une théologie pour l’écologie, par Fabien Revol, théologien, philosophe et directeur du Centre Hélène et Jean Bastaire en France.
jeudi 6 mars 2025: Ellul et le prophète Jonas, un éclairage biblique sur le catastrophisme, par David Bouillon, pasteur, théologien et professeur à la HET-PRO.

Pour recevoir les liens zoom, inscrivez-vous: par email à info@ecoeglise.ch ou sur leur site via le formulaire mis à disposition. LB

Le théologien David Bouillon a rassemblé une collection d'objets relatifs à l'histoire de Jonas. Ici un dessin de Anne Varidel | LD
3 mars 2025 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 8  min.
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