En 2024, l’Église en Suisse a «dessiné ses plans de rénovation»
Mise en place du dispositif de lutte contre les abus, introduction du Synode, résultats d’enquêtes… En 2024, l’Église en Suisse a encore donné l’impression d’être «en chantier». Elle a, dans le même temps, utilisé cette période troublée pour poser des bases de son futur.
Pour bien comprendre 2024, il faut regarder 2023. La fin de cette année a été une période charnière (certainement pas la plus facile) pour l’Église en Suisse. Le fléau des abus sexuels en contexte ecclésial y est apparu dans toute son ampleur.
Le 12 septembre 2023, la publication du projet pilote de l’Université de Zurich a révélé les abus sexuels commis par des clercs dans les 70 dernières années. Deux jours avant, le journal alémanique Sonntagsblick avait révélé l’existence d’une enquête canonique préliminaire ordonnée par Rome à l’encontre de plusieurs membres de la Conférence des évêques suisses (CES).

Le fait que Mgr Joseph Bonnemain ait été chargé par Rome de mener l’enquête préliminaire a été particulièrement décrié. Face aux critiques visant le manque d’indépendance, l’évêque de Coire s’était finalement adjoint dans cette tâche deux collaborateurs non liés à l’Église.
La vague d’indignation qui a suivi ces révélations a largement attisé les sorties d’Église. Un dégât d’image encore augmenté par les cas touchant l’Abbaye de St-Maurice remis sur le devant de la scène par l’émission Mise au Point de la RTS, en novembre 2023.
Des chanoines «sur le gril»
Logiquement, cette onde de choc s’est répercutée sur l’année suivante. En 2024, les institutions touchées ont été forcées de tirer des conséquences et de prendre les devants. Saint-Maurice chargeait notamment, fin février, le procureur général du canton de Neuchâtel, Pierre Aubert, de constituer un groupe de travail indépendant sur les accusations d’abus sexuels concernant l’institution valaisanne. Une démarche qui n’a pas encore, à ce jour, rendu ses conclusions.
Les cas de deux chanoines mis en cause feront particulièrement parler d’eux au cours de l’année. Celui de Gilles Roduit, accusé d’attouchements sur une fille de 12 ans au début des années 2000, connaîtra maints rebondissements. Dans un premier temps mis en retrait de son poste de curé-doyen de St-Maurice suite à l’émission de la RTS, il est réintégré dans ses fonctions en mai 2024, après avoir entrepris une grève de la faim. Une décision se basant principalement sur l’absence de mesures pénales à son encontre, sans recours possible.
Cette remise en fonction provoque la colère d’une partie de l’opinion publique et des associations de victimes. Le chanoine démissionne finalement en septembre, expliquant avoir été «très régulièrement confronté à des jugements sans appel ni dialogue qui le condamnent et lui ferment les portes».
Ombres de doutes
L’affaire concernant Mgr Jean Scarcella a également été reprise régulièrement dans la presse. L’Abbé de St-Maurice a été accusé d’avoir eu un geste inapproprié sur un jeune homme, il y a plus de 30 ans . Des agissements qui, là encore, n’ont pas pu être démontrés. Le Ministère public valaisan annonçait début octobre 2024 le classement de la procédure. Sur le plan canonique, le rapport du Dicastère pour les évêques a conclu deux semaines plus tard, «qu’il n’existe pas de preuve d’abus ou de harcèlement au sens propre dans le cas concerné».
Des procédures qui n’ont pas débouché sur un «blanchiment» formel des accusés, laissant le doute planer. Elles ont posé l’épineuse question du traitement des clercs mis en cause, en l’absence de réponses définitives en raison souvent de l’ancienneté des affaires désormais couvertes par la prescription.
Pas de démission d’évêque
Le rapport d’enquête préliminaire romain, rendu public le 18 octobre, a égratigné plutôt légèrement les prélats concernés, estimant qu’ils avaient commis «des erreurs», mais pas de «fautes». Il était notamment reproché à Mgr Jean-Marie Lovey, évêque de Sion, et à Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, d’avoir voulu protéger des confrères en dissimulant des cas d’abus. Des accusations non confirmées par Rome, qui adressera finalement à ces évêques de simples «réprimandes».
«L’Église en Suisse avait annoncé une série de mesures pour renforcer la lutte contre les abus sexuels»
Rien qui puisse justifier, en tout cas aux yeux des prélats incriminés, des démissions ou des excuses publiques. Des issues que certaines personnalités, également au sein de l’Église, avaient ouvertement suggéré au cours de l’année, face à la multiplication des affaires.
Faire la lumière
Dès la publication du rapport de l’Université de Zurich, l’Église en Suisse avait annoncé une série de mesures pour renforcer la lutte contre les abus sexuels en Suisse. Un engagement qui a pris forme en 2024. Parallèlement, plusieurs diocèses ont mis en place leurs propres dispositifs, notamment des chartes de comportement à l’adresse des agents pastoraux.
En juin 2024, notamment, le diocèse de Sion s’engageait à lancer une série de mesures pour mieux accueillir les victimes d’abus. L’évêché publiait également les résultats d’un audit externe révélant un certain nombre de problèmes sur la gestion des cas.
Au niveau national, la Conférence des évêques suisses (CES), la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ) et les Communautés religieuses de Suisse (KOVOS) ont entrepris des actions pour faire le point sur ce qui s’est passé et pour lutter préventivement contre les abus sexuels. Les trois instances catholiques ont notamment décidé de poursuivre leur collaboration avec l’Université de Zurich, lui confiant le mandat d’un nouveau projet de recherche pour 2024-2026.
L’enjeu de l’indépendance
L’accompagnement des victimes a été au centre des préoccupations. L’un des objectifs étant la création d’offres professionnelles et indépendantes de signalement des abus, dans toute la Suisse. En 2024, différents types de structures ont été examinées. Les responsables ont finalement opté pour une collaboration avec les organes de conseil reconnus (Centres LAVI) et les structures sociales cantonales.

L’une des mesures phares a été la création d’un tribunal ecclésiastique interdiocésain indépendant. Un engagement que les évêques suisses sont allés plaider à Rome. Avec succès, puisqu’ils ont annoncé début décembre que la Signature apostolique avait donné son ‘nihil obstat’. Un projet donc en bonne voie, qui se finalisera probablement dans les prochains mois et années.
Impulsions du Synode
Les abus sexuels ont aiguillonné des changements importants dans l’Église, exigeant des efforts de transparence et de professionnalisation. Mais la «rénovation» de la «maison» a également été instillée par le Synode sur la synodalité, dont la phase finale s’est achevée en octobre à Rome, et qui a donné des impulsions décisives à l’Église universelle. L’assemblée a appelé de concert à trouver de nouvelles formes de gouvernance, moins centrée sur la figure du prêtre.
«Si peu de choses ont été concrétisées, de nombreuses pierres ont néanmoins été posées»
En Suisse, l’expérience a fait naître un certain nombres d’initiatives. La CES a ainsi créé en 2024 la Commission synodalité, chargée de faire fructifier les graines plantées par le Synode au plan national. Dans les diocèses, des démarches destinées à donner plus de poids aux baptisés ont aussi vu le jour. Un Conseil des jeunes était par exemple annoncé en novembre dans le diocèse de Coire.
Chute des tours d’ivoire
Nouveaux espaces institutionnels, mais aussi physiques . En Suisse romande, l’Église s’est enrichie de nouveaux bâtiments la plaçant au cœur de la population. Cela a été le cas de l’Espace Zundel, à Lausanne. Inauguré fin avril, ce lieu à vocation œcuménique propose désormais à la population urbaine un service d’accueil, d’écoute et de recueillement, dans l’esprit du prêtre et théologien suisse Maurice Zundel (1897-1975).
A Genève, la rénovation de l’église du Sacré-Cœur après son incendie (en 2018) a permis à l’administration ecclésiale de s’y installer et de se retrouver ainsi, dans le quartier de Plainpalais, au centre battant de la cité.
2024 a ainsi vu une Église démolissant peu à peu ses tours d’ivoire pour se rapprocher du peuple, quitter ses certitudes, nettoyer (autant que possible) ses placards, se remettre en question et tenter de se reconstruire sur de nouvelles bases. Trop tard, trop lentement, trop timidement, comme le pensent certains? L’avenir y répondra sans doute. Si peu de choses ont été concrétisées, de nombreuses pierres ont néanmoins été posées, bases d’une Église dont les contours doivent encore être pleinement dessinés. (cath.ch/arch/rz)