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Dossier

Comment l’Église en Suisse a failli dans la gestion des abus sexuels

12 septembre 2023 | 09:30
par Maurice Page
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Le rapport du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels dans l’Église suisse a permis de dénombrer, entre 1950 et 2022, 1’002 cas d’abus sexuels sur 921 victimes pour 510 auteurs. Selon les historiens, il ne pourrait s’agir là que de la partie émergée de l’iceberg. La faillite de l’institution et les négligences des évêques dans la gestion des abus sont pointées du doigt.

Présenté le 12 septembre 2023 à Zurich, le rapport du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels dans l’Église catholique en Suisse ne livre pas de révélations fracassantes, même s’il est assez accablant. Une dizaine d’études de cas démontrent de manière flagrante combien l’institution et en particulier les évêques, ont failli dans la gestion des abus sexuels et comment les négligences et les protections ont permis aux abuseurs de continuer à sévir parfois durant des décennies.

Un premier état des lieux national

Outre ces études de cas, le document de la petite équipe d’historiens de l’Université de Zurich a le mérite essentiel d’établir un état des lieux actuel, d’ouvrir des pistes à la recherche et de formuler des recommandations pour les autorités responsables et vue de lancer de nouveaux travaux plus complets.

Même si plusieurs études historiques ponctuelles ont été publiées ces dernières années, il s’agit en effet de la première démarche scientifique nationale commanditée par la Conférence des évêques suisses (CES), l’Union des supérieurs majeurs (KOVOSS) et la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ).

A la différence d’autres études menées à l’étranger, les historiens se sont penchés non seulement sur les diocèses, mais aussi les corporations ecclésiastiques (Églises cantonales) les congrégations religieuses, les institutions catholiques, les mouvements de jeunesse ou les missions linguistiques.

En 2016, les évêques ont dit aussi à Dieu «combien nous sommes tristes et peinés de savoir que certains de nos frères et sœurs en humanité ont pu avoir des comportements aussi odieux» | Maurice Page

56% de garçons, 39% de filles

Si le rapport livre quelques chiffres, ils sont évidemment provisoires. Les abus concernent 56% de garçons, 39% de filles et dans 5% des cas le sexe n’est pas spécifié. 74% des abus ont été commis sur des mineurs et 14% sur des adultes, dans les 12% restant l’âge n’est pas connu. Les abuseurs sont, à quelques exceptions près, des hommes, en grande majorité des prêtres.

Au regard de la chronologie, 22% des abus remontent aux années 1950-59, 25% à la décennie 1960-69, 10% entre 1970 et 2000 et 12% de 2000 à 2022. Dans 11% des cas les fait ne sont pas datés ou s’étendent sur de longues périodes.

La pointe émergée de l’iceberg

Les abus retenus couvrent un spectre très large, allant de paroles inconvenantes, aux viols répétés sur plusieurs années en passant par toutes les catégories de gestes sexuels déplacés. A part les noms de l’un ou l’autre évêque, le rapport est totalement anonymisé tant pour les coupables que pour les victimes.

Pour les chercheurs, il faut évidemment considérer que les résultats obtenus à ce jour ne concernent qu’une petite partie des cas d’abus, tant la chape de silence jetée sur les faits a prévalu, au moins jusque dans les années 2000. Un bilan exact s’avère donc impossible.

Des archives plus ou moins bien tenues

Plus de vingt pages du rapport sont consacrées à l’accès aux archives des diverses institutions. Les historiens ont été confrontés à des situations extrêmement diverses: des piles de cartons en vrac au fond d’une cave aux archives ultra-modernes, dans des locaux climatisés et sécurisés, dotées de répertoires informatiques complets.

A cela s’ajoute une particularité lié au droit canon. Dans les diocèses, on trouve en effet deux catégories d’archives. Les archives ordinaires qui conservent les actes de gouvernement et auxquelles les divers collaborateurs de l’évêché ont accès et les archives secrètes, en principe sécurisées, auxquelles seul l’évêque a accès. Elles contiennent tous les dossiers considérés comme délicats, pas seulement les affaires de mœurs.

Les abus sexuels marquent les personnes à vie (Photo d’illustration:wan mohd/Flickr/CC BY-NC-ND 2.0)

Les évêques n’ont pas rechigné à en ouvrir l’accès aux chercheurs. Mais les historiens ont rencontré des situations très diverses. Aux logiques de classement aléatoires s’ajoute une disposition très particulière du droit canon (art 489) qui veut que: «Chaque année, les documents de causes criminelles en matière de mœurs dont les coupables sont morts, ou qui ont été achevées par une sentence de condamnation datant de dix ans, seront détruits; un bref résumé du fait avec le texte de la sentence définitive en sera conservé.» Selon le zèle mis par l’évêque à appliquer cette mesure, il y a donc là pour les historiens et les victimes un obstacle insurmontable. Ainsi dans le diocèse de Lugano, des documents de l’épiscopat de Mgr Correco ont été détruits après son décès en 1995, sans qu’il soit possible de savoir si cela a été fait au titre du canon 489, ni de déterminer leur contenu.

Pas d’accès aux archives du Vatican

Les difficultés d’accès aux archives sont encore bien supérieures dans les congrégations religieuses, les missions linguistiques, les mouvements ou les institutions. Souvent lacunaire, rarement inventoriée, parfois à l’étranger, cette documentation est d’un accès très complexe.

Enfin grande frustration pour les historiens, les archives de la nonciature apostolique et des dicastères romains restent inaccessibles.

L’histoire orale

Pour l’équipe de chercheurs, la manière de pallier ces lacunes est celle de l’histoire orale, c’est-à-dire le recueil des témoignages des victimes et des personnes concernées. Dans le cadre du projet pilote, seuls une vingtaine de témoignages spontanés ont été examinés. Un appel à témoins beaucoup plus large devrait être lancé, préconisent les auteurs.

Cette recommandation est d’autant plus forte que les archives ecclésiales reflètent principalement la perspective de l’Église et mettent en priorité l’accent sur les auteurs d’abus. Il est ainsi frappant de constater que si 90% des auteurs sont identifiables, seuls 70% des victimes le sont.

Le silence des victimes a souvent été exigé, ou au moins encouragé. Elles ont dû subir des accusations de diffamation ou de complicité, voire ont été mises à l’écart. Les paroisses et les communautés ont souvent été impactées. Le rapport ouvre là une nouvelle porte de recherches.

Les espaces des abus

Les historiens ont identifié trois espaces de l’abus. Celui de la pastorale paroissiale, couvrant plus de la moitié des cas, est largement le plus important, à travers la liturgie, les sacrements, l’accompagnement personnel, la catéchèse, les activités paroissiales pour les enfants et les jeunes.

Le deuxième espace est celui des institutions éducatives et sociales liées à l’Église: écoles, foyers, internats, orphelinats etc. Dans ce cadre, les enfants ont été victimes des aumôniers, mais aussi d’autres membres du personnel, comme des enseignants, des éducateurs, des directeurs, voire parfois des religieuses. Les relations de pouvoir, souvent accompagnées de violence, étaient dominantes. On considère qu’il constitue un tiers des cas.

Le troisième espace identifié est plus spécifique, il concerne les congrégations religieuses et les communautés nouvelles. Là il s’agira plus volontiers d’abus sur des adultes, principalement des femmes, commis par le supérieur charismatique ou un membre de la communauté. Les récentes enquêtes sur la communauté St-Jean en offrent un exemple saisissant.

Le caractère systémique

Est-il dès lors possible de déterminer une spécificité catholique dans les abus? Pour les historiens, il s’agit avant tout de constellations de pouvoir spirituel, social et économique au sein de l’Église. L’abus n’est pas possible sans pouvoir.

A partir des années 2010, un changement fondamental de perspective s’est imposé pour passer de l’abus comme dérive individuelle de l’auteur à une approche systémique du lien entre abus sexuels et rapports de pouvoir. Dans pratiquement tous les cas, il s’agit d’une relation fortement asymétrique entre le prêtre et la victime. En outre les auteurs profitent souvent de la quête spirituelle de la victime pour en abuser.

Le rapport évoque enfin les tabous sur la sexualité répandus dans l’Église avec notamment la question du célibat sur laquelle pendant longtemps les prêtres n’étaient pas sérieusement formés. Il pointe aussi une certaine culture homophobe dans un milieu où les homosexuels sont pourtant nombreux.

L’attitude de l’Église

Le rapport confirme par plusieurs exemples que l’attitude généralisée de l’Eglise face au signalement d’abus a été de déplacer les prêtres d’une paroisse à l’autre d’un diocèse à l’autre, ou l’envoi à l’étranger. Parfois même dans des cas où le prêtre avait été condamné au plan pénal. Connaissant les ‘faiblesses’ du prêtre fautif, les évêques n’y voyaient pas un crime et refilaient à d’autres ‘la patate chaude’. Ce faisant ils ont permis à des pédophiles notoires de continuer leurs méfaits. Dans certains cas, l’envoi à l’étranger à permis au prêtre coupable d’échapper sciemment à une enquête ou à un procès.

Le massacre des innocents | Cathédrale St-Nicolas de Fribourg | © Maurice Page

Pas de procès canonique

Selon le rapport, l’application du droit pénal canonique n’a pas été plus cohérente. Rares sont les enquêtes et les procès pénaux, au moins jusqu’aux années 2000. Au mieux on signifiait à l’abuseur une interdiction de travailler avec les enfants. De même, les cas sont rarement transmis à Rome. (L’obligation de signalement n’a été définitivement établie qu’en 2019 NDRL)

Pendant longtemps, la question de ‘l’absolution du complice’ en tant que violation du sacrement de confession a été traitée nettement plus sévèrement que les abus sexuels sur mineurs. Cette situation a ceci de remarquable que la personne ›complice’ a qui l’auteur donne l’absolution est aussi la victime de l’abus sexuel.

Commissions contre les abus

Le dernier chapitre du rapport livre un panorama complet des divers commissions les instances mise sur place dans l’Église en Suisse pour la lutte et la prévention de abus sexuels. Il illustre bien les tâtonnements et les expériences parfois difficiles qui ont conduit à la situation actuelle et à la commande du rapport. (cath.ch/mp)

Lien vers le rapport de l’Université de Zurich

Les recommandations du rapport

En conclusion de son rapport, l’équipe de recherche fait une série de recommandations à l’Église catholique. Elle recommande:
– la création d’un point de contact indépendant;
– l’enrichissement des sources écrites par des rapports oraux, l’enregistrement systématique des témoignages des personnes concernées;
– l’arrêt de la destruction de documents pertinents pour le sujet;
– l’amélioration de l’état et le classement des archives de l’Église;
– l’ouverture de l’accès aux archives ecclésiastiques pour les chercheurs et les personnes concernées, en Suisse, mais aussi au niveau international;
– l’ouverture de l’accès aux archives du Vatican;
– La réalisation d’autres projets de recherche dans d’autres disciplines (sociologie, psychologie, droit, théologie etc)  MP

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12 septembre 2023 | 09:30
par Maurice Page

Le rapport du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels dans l’Eglise suisse a permis de dénombrer, entre 1950 et 2022, 1’002 cas d’abus sexuels sur 921 victimes pour 510 auteurs. Selon les historiens, il ne pourrait s’agir là que de la partie émergée de l’iceberg. La faillite de l’institution et les négligences des évêques dans la gestion des abus sont pointées du doigt.

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