Leïla Braïdi, de la HEG de Fribourg, Bernard Russi, Soeur Claire, Monika von Sury et le journaliste Patrick Fischer, de la RTS (Photo:  Jacques Berset)
Suisse

Quand des managers mènent leurs affaires sans négliger les valeurs chrétiennes

La Haute école de gestion de Fribourg (HEG-FR), peu habituée à ce type de réflexion, a eu la main heureuse, le 28 avril 2016, en organisant conférences et échanges sur les liens qui unissent le monde des affaires et les valeurs religieuses.

Quelque 160 personnes avaient fait le déplacement pour entendre trois chefs d’entreprise puisant leur approche managériale dans leur foi, loin des méthodes traditionnelles.

Parmi ceux-ci, une religieuse, Sœur Claire Donnet-Descartes, de la  Congrégation  des sœurs  de Saint-Augustin, patronne durant plus d’un demi-siècle d’une PME active dans la presse paroissiale, les librairies et l’édition de livres. Dans ce secteur d’activités, la société Saint-Augustin SA, avec un chiffre d’affaires de quelque 5 millions de francs, compte 35 salariés dont 25 internes et une dizaine de collaborateurs extérieurs.

Une vraie «femme d’affaires par la force des choses»

Sœur Claire, une vraie «femme d’affaires par la force des choses», se veut d’abord une religieuse, avec un seul maître, le Christ. «On peut faire des affaires sans perdre son âme!», lance-t-elle en guise d’entrée.

Le thème choisi par la HEG de Fribourg était plutôt original, car on parle rarement de religion dans un cours d’économie politique, même si on aborde parfois les valeurs chrétiennes. Les interventions remarquées du pape François dénonçant le culte de l’argent ne sont pas étrangères à ce regain d’intérêt! En septembre dernier Sœur Claire intervenait dans le magazine économique TTC, animé par le journaliste Patrick Fischer sur la RTS.

Combiner business et religion

Regardant l’émission, Leïla Braïdi, chargée de communication à la HEG-FR, en voyant la religieuse parler d’économie, s’est dit: «Pourquoi pas organiser une conférence sur le business et la religion ?» Et le modérateur de la soirée était tout trouvé: le présentateur de TTC, Patrick Fischer en personne!

Sœur Claire, âgée de 83 ans, préside encore le conseil d’administration des Editions Saint-Augustin, à Saint-Maurice. La religieuse montheysanne était la première à se lancer, jeudi soir. «Notre but premier est de diffuser la Parole de Dieu par la presse», précise-t-elle d’emblée, en rappelant que les religieuses ayant fait vœu de pauvreté, la motivation n’est pas l’argent. Mais il faut néanmoins gérer une entreprise, et pouvoir payer les salariés à la fin du mois et honorer les factures. Les sœurs de Saint-Augustin vivent dans le monde réel et leur entreprise est soumise aux lois du marché.

Participation des employés aux décisions

Ayant obtenu une maturité commerciale, après un temps dans l’enseignement et trois ans au secrétariat cantonal de l’Action Catholique, Claire Donnet-Descartes fait son noviciat dans la Congrégation des Sœurs de Saint-Augustin, avant de partir en mission au Togo en 1962. Là, c’est le travail dans une imprimerie de cinquante personnes, avec deux journaux catholiques, le lancement d’une nouvelle librairie. «Une expérience difficile…»

Retour en Suisse après six ans à Lomé, en mai 1968. Elle siège au conseil général de la Congrégation: c’est le moment d’appliquer les enseignements du Concile Vatican II, qui vient de s’achever. «On a commencé à instaurer la délégation de pouvoir, la participation des employés aux décisions de l’entreprise. Il fallait, dans une société anonyme ne recevant aucun subside, assurer le salaire de 100 à 150 employés».

Mutations technologiques en profondeur

Aucun dividende n’est redistribué à la congrégation propriétaire de l’entreprise, qui doit investir sans cesse, passant du plomb à l’offset, introduisant l’informatique. «Ces changements étaient décisifs, le premier ordinateur a été installé en 1980.  On a pu recycler tout le personnel. On a dû lui demander beaucoup durant les étapes de la mutation technologique, mais il est important d’avoir des structures qui respectent tout le monde».

«Quand on a vendu l’imprimerie en 2003, on s’est assuré que tout le personnel soit repris… avec toutefois un salaire plus bas que chez nous». La congrégation a gardé le cœur de sa mission, l’édition, et a confié la direction de ses deux sociétés à des laïcs, très compétents. Et les relations sociales au sein de l’entreprise sont bonnes, «car nous avons toujours respecté le travail des syndicats». Cette disposition au dialogue a même permis d’éviter une grève confie-t-elle.

Des nuits d’angoisse, même parfois des licenciements

«Les sœurs sont sous la direction des laïcs, mais tous se respectent. Le conseil d’administration reçoit des rapports de la direction. Cela ne va pas sans difficultés, il y a eu des nuits d’angoisse, même des licenciements. Parfois on a attendu trop longtemps avant de licencier une personne; elle a pu alors manquer des opportunités pour retrouver un nouveau travail. Même en utilisant les meilleurs moyens, un licenciement est toujours un drame pour la personne concernée. Nous sommes des religieuses, pas des anges!  Quand on croit à ce que l’on fait, l’enthousiasme passe. Mais il faut savoir aussi se remettre en question, se ménager des temps de réflexion et des espaces de prière et de silence, et toujours garder le lien avec le Christ!»

PDG du groupe hôtelier Boas, dont le siège est à Crissier, le Vaudois Bernard Russi est à la tête d’une société comprenant quelque 1’500 collaborateurs, 12 hôtels de haut standing, 19 restaurants, des établissements thermaux, comme les Bains de Saillon ou le Centre thermal d’Yverdon-les-Bains, sans oublier le projet Aquatis (Hôtel, restaurant, centre de conférences et aquarium-vivarium) à Lausanne. L’ancien gendarme vaudois, qui avait au départ un CFC de mécanicien, avant de devenir directeur d’un établissement médico-social (EMS), puis homme d’affaires prospère, a démontré que réussite et spiritualité ne sont pas contradictoires.

Réussite et spiritualité ne sont pas contradictoires

«Si je ne suis pas écologiste, je suis sensible aux changements climatiques et aux atteintes à l’environnement. Le projet d’aquarium et vivarium Aquatis a pour but de sensibiliser la population à la fragilité des écosystèmes d’eau douce», précise le PDG, gagné à la foi évangélique. Dans sa jeunesse, ce natif du Pays-d’Enhaut pensait que les chrétiens étaient un peu «illuminés», «fragiles». Il doit sa conversion au pasteur évangélique Maurice Ray, rencontré alors qu’il dirigeait la Société pour la lecture de la Bible.

Pour Bernard Russi, qui n’exprime pas volontiers ses convictions religieuses en public et demande de ne pas mélanger le travail et la foi, il faut appliquer dans les rapports de travail des principes clairs: franchise, honnêteté, intégrité. «On ne dit pas spontanément aux gens qu’on est chrétien, mais on applique le mieux possible les principes bibliques». S’il ne fréquente pas habituellement le culte, Bernard Russi prend tout de même un peu de temps pour prier de façon personnelle ou au sein d’un petit groupe de dirigeants, le vendredi matin, à six heures.

«Les salaires doivent être justes, les conditions de travail respectueuses…»

«Les salaires doivent être justes, les conditions de travail respectueuses… Pas question de travail au noir ou de dessous-de-table. Un directeur ne doit pas jouer de sa position pour séduire des employées, il n’y a pas à tergiverser. Si on respecte les employés, c’est rare que l’on soit déçu». Le PDG de Boas a mis sur pied une sorte de service social dans son entreprise. La personne qui est chargée de ce travail dispose d’une charte d’indépendance, et ainsi il ne doit pas rendre de compte au patron, ce qui permet aux employés de se confier en toute liberté en cas de problème. D’autre part, «on doit servir tous les clients, même ceux qui sont en salopette; le respect du client, ce n’est pas négociable!»

L’argent ne lui pose pas de problème s’il est gagné honnêtement. «S’il est normal de viser l’optimisation fiscale, on ne doit pas tolérer la fraude ou la soustraction fiscale. Un entrepreneur qui ne paie pas ses impôts n’est pas crédible!», affirme celui qui se définit comme «un libéral jusqu’aux bouts des ongles», aimant bons repas et roulant en Porsche. Pour lui, le fait qu’il y a des gens possédant beaucoup d’argent n’est pas un problème; «cela permet la redistribution des richesses, ce n’est pas un système diabolique, cela dépend de ce que l’on fait de son argent…»

L’évasion fiscale révélée par les «Panama papers», pratiques scandaleuses

Ainsi, les pratiques d’évasion fiscale révélées par les «Panama papers» sont pour lui tout simplement scandaleuses. «Tout n’est pas permis, je ne pourrai jamais m’associer à ce genre de personnes».

Vice-présidente de l’Association des Entrepreneurs Chrétiens Suisses (ECS), Monika von Sury dirige l’entreprise d’interprétariat Royal Line. Ayant grandi à Bâle dans une famille d’entrepreneurs, elle a fait des études universitaires à Genève avant d’enseigner, comme chargée de recherche et d’enseignement, à l’Université de Genève, à l’Université des Nations-Unies (UNU) à Tokyo, et à l’Institut de Hautes Etudes en Administration Publique (IDHEAP), à Lausanne. Elle est engagée aux côtés de son époux comme conseillère et enseignante dans l’Assemblée Evangélique Soukkah.

«Ma conduite des affaires s’inspire des principes bibliques»

«A la tête de Royal Line, il y a Jésus-Christ, le meilleur PDG qu’on puisse avoir», lance-t-elle dans un large sourire. «Ma conduite des affaires s’inspire des principes bibliques. Dans les rapports avec nos partenaires d’affaires, Royal Line ne veut pas seulement être un fournisseur compétent, mais un partenaire de cœur. Avant tout, je suis chrétienne, entrepreneur, pourquoi pas ? J’ai appris à le devenir».

Son entreprise emploie actuellement une bonne centaine de collaborateurs free lance. Pour elle également, le leitmotiv est le respect mutuel, et la mise en action de sa foi dans son travail professionnel de tous les jours. Si un patron suit les exigences bibliques, il peut arriver qu’il perde des contrats lucratifs, «mais le management honnête est payant, car il crée des liens de confiance qui permettent d’asseoir la prospérité de l’entreprise à long terme».

(*) Voir le parcours de Sœur Claire dans l’ouvrage d’Olivier Toublan: «Religieuse et chef d’entreprise», Editions Saint-Augustin, 2015

 

 

Leïla Braïdi, de la HEG de Fribourg, Bernard Russi, Soeur Claire, Monika von Sury et le journaliste Patrick Fischer, de la RTS
30 avril 2016 | 02:32
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 7 min.
Economie (116), Fribourg (590), Sœur Claire (1)
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