Rencontre avec une égérie méconnue (180393)

La religieuse qui inspira Matisse

Par Pierre Rottet/Agence APIC

Paris, après New York, rend aujourd’hui hommage au génie créateur du

peintre Henri Matisse. Le 23 mars prochain à Beaubourg, une religieuse, Soeur Jacques-Marie, se reconnaîtra dans l’une ou l’autres oeuvres pour lesquelles elle servit de modèle. Et se souviendra des 12 dernières années de

la vie du «fauve» de la couleur. D’une amitié profonde entre le peintre et

elle. De la chapelle de Vence créée par l’artiste qu’elle inspira. La religieuse vendéenne, que l’APIC a rencontrée, lève un coin de voile sur une

page peu connue.

«C’est avec vous que j’ai fait mes meilleurs dessins et mes meilleurs

tableaux». L’aveu est de taille. Matisse n’a pourtant pas hésité à le faire

à Monique Bourgeois, une jeune infirmière de 21 ans appelée en 1942 à servir de modèle à celui qui, son oeuvre durant, n’a jamais cessé de faire

chanter la couleur sur ses toiles. Rencontre du père du fauvisme et d’une

jeune fille aujourd’hui religieuse dominicaine de Notre-Dame du Rosaire.

Mais surtout début d’une longue histoire, d’une amitié profonde qui va les

lier à jamais. D’une amitié faite d’admiration réciproque, scellée pour la

postérité par la chapelle de Vence créée grâce à elle par Matisse.

L’âge n’a pas de prise sur le regard de Soeur Jacques-Marie. Le même qui

a un jour séduit Matisse. Et qui se porte en ce début d’après-midi vers les

vagues de l’Atlantique qui viennent mourir sur cette plage de Bidart, petite ville balnéaire du pays basque français située à 13 km de Bayonne, à une

encablure de la frontière d’Espagne. «C’est le vent du sud… signe de beau

temps». Son accent ressemble à son regard… chaud et chantant. Chaud comme

le soleil du midi, comme un chant inspiré des couleurs de Matisse. De Monsieur Matisse, comme l’appelait et le nomme encore et toujours celle qui

aujourd’hui, à 72 ans, dirige à Bidart le Centre de rééducation «Les Embruns» qui accueille notamment les accidentés de la route.

La complicité du destin

«Oui, à un an près, j’ai maintenant l’âge que Matisse avait lors de notre première rencontre». Silence méditatif, évocateur de souvenirs. D’une

chambre où comme infirmière elle avait autrefois soigné Henri Matisse convalescent; d’un atelier et de longues séances de pose; de la chapelle de

Vence, près de Nice, née de l’imagination du maître qu’elle inspira…, de

lettres échangées, de discussions et d’anecdotes. Où se mélangent encore

bien vivantes les voix et les images des Chagall, Picasso ou autre Aragon,

que 12 ans de rencontres avec le peintre l’ont amenée à côtoyer. Le regret

aussi, douloureux, de ne pas avoir été là, en 1954, aux côtés de Matisse

pour l’accompagner dans ses derniers jours.

Pas banale, l’histoire de cette religieuse appelée à croiser le chemin

de quelques grands noms de la peinture contemporaine… à partager la route

avec le père du fauvisme. Vendéenne d’origine, née à Fontainebleau où son

père était militaire, Monique Bourgeois rêve de faire de la musique. Même

si sa mère la pousse vers le dessin, les beaux-arts. «A l’école, j’obtenais

toujours un premier prix en dessin… et ne récoltais que des accessits

pour les autres branches». Un don, qu’elle entendait bien cultiver. Hasard

de la vie? Complicité du destin? Espoir déçu cependant. La guerre en décide

autrement. En 1939, les familles des militaires sont évacuées de Metz. Les

Bourgeois choisissent de s’établir à Nantes, où Monique commence des études

d’infirmière, puis à Vence pour accueillir le père, malade, où il mourra en

1942. «Il me restait une année d’étude – elle les achèvera plus tard à Marseille -, mais mon père décédé, il fallait penser à gagner ma croûte». Le

bureau de placement des infirmières à Nice allait s’en charger: «Matisse,

en convalescence à Nice suite à une opération, demande une garde de nuit».

«Je me souviens de ce premier jour, de ce premier face à face en 1942,

raconte aujourd’hui Soeur Jacques-Marie. Monsieur Matisse m’observait du

coin de l’oeil. D’un air détaché et d’un abord plutôt froid». Aspect trompeur: «Il était tout le contraire. Comment, sinon, aurait-il pu peindre ce

qu’il a créé? Très vite la glace s’est rompue… Et l’artiste, en homme

chaleureux, gai, joyeux et profondément humain, s’est peu à peu ouvert».

Dans son bureau du centre «Les Embruns», qu’elle dirige depuis 27 ans,

la religieuse s’arrête de parler. Le temps, un instant, de consulter le

classeur ouvert devant elle où sont soigneusement rangées les lettres de

Matisse. Douze ans de correspondance lorsque les circonstances les éloignaient l’un de l’autre. Des dizaines de lettres, dont certaines coloriées

et illustrées de motifs, de fleurs, de croquis ou de dédicaces: «Pour le

dimanche de Soeur Jacques-Marie»; «Pour celle qui donne pour le plaisir de

donner… à Soeur Jacques, dominicaine, Noël 1948».

La peinture et le dessin nourrissaient nos conversations

«Pendant un mois, j’ai donc remplacé l’infirmière au chevet du peintre»,

poursuit-elle avec un sourire qui ne la quitte guère. Huit ou dix jours

plus tard, Matisse téléphonait pour lui demander de poser. «Je m’attendais

à tout sauf à cela… Il faut dire qu’on ne me faisait pas de compliment

sur ma beauté». Le peintre n’en a cure. Son visage ovale le séduit. Et

c’est aussi autre chose qu’il a décelé en elle. Cet autre chose que la sensibilité de l’artiste capte et rend par les formes et les couleurs. La profondeur du sentiment d’une amitié naissante. La richesse d’un regard et

d’une expression. La beauté du coeur. Monique a la timidité de ses 21 ans.

Elle hésite et lui insiste. Quatre chefs-d’oeuvre enrichiront de 1942 à

1943 l’oeuvre du fauviste: «Monique», «L’idole», «La robe verte et les

oranges», «Tabac royal». Quantité d’autres portraits d’elle, dessins à la

plume ou au fusain, créés ensuite jusqu’en 1946 – année où Soeur JacquesMarie prononce ses voeux -, sortiront de l’imagination du génie créateur.

La pensée de Soeur Jacques-Marie vagabonde, de l’atelier de Montparnasse

à Paris à celui de Nice. Le souvenir d’un atelier de peintre ordré, de pinceaux et de couleurs soigneusement rangés. «Il fallait se taire durant les

poses de deux à trois heures qui se succédaient à cadence irrégulière. Et

ne pas bouger. Matisse était très exigeant. Combien de fois n’a-t-il pas

effacé le lendemain le travail de la veille, en perfectionniste qu’il

était». Un ange passe. «Je me suis permise un jour de bouger, d’être distraite en prenant n’importe quelle pose. Je l’ai tellement énervé qu’il m’a

renvoyée… J’en fus quitte pour des excuses… Plus tard, il me dira que

j’avais rompu le charme et enlevé l’envie de peindre»… «Non, il ne m’a

jamais proposé de poser nue… Sachant que j’aurais dit non».

Entre deux poses, la peinture et le dessin nourrissent les conversations de Monique et Matisse. «Je dessinais, il me corrigeait et m’encourageait, me conseillait aussi. Au lycée, j’avais fait un petit album de la

taille d’un timbre-poste, composé de paysages grands comme la moitié d’un

timbre. Je le montrai à Matisse qui, après l’avoir ouvert, s’exclama: ’Mais

vous êtes folle… et que vous a dit votre professeur de dessin?’ La même

chose que vous, Monsieur. Il en a bien ri. Une autre fois, surprise de

constater le peu de ressemblance de l’un de mes portraits, je me risquai à

une critique. «Il y a des photographes pour cela», répliqua péremptoirement

Matisse. Reste qu’il acceptait volontiers mes critiques, qu’il sollicitait

par ailleurs. Il avait l’hypocrisie en horreur. Ce qui explique que jamais

il n’accepta de participer à l’un de ses vernissages».

Le soleil de mars ajoute sa lumière sur le livre que Soeur Jaques-Marie

vient d’écrire sur ses 12 ans passés auprès du peintre. «Je n’aime pas les

couleurs de ’Monique’, le tableau que j’aime le moins, assure-t-elle en observant les reproductions des oeuvres dans lesquelles elle se reconnaît davantage aujourd’hui. Dans «L’idole, en particulier, où je me sens à l’aise.

Je l’avais du reste dit à Matisse», pas insensible: «C’est un beau compliment que vous me faites là: c’est donc que j’ai réussi».

Le désarroi de Matisse

Artiste dans l’âme, infirmière par vocation, Monique sent confusément

que l’appel de la vie religieuse finira par l’emporter. «J’ai hésité, puis

reporté ma décision, c’est vrai», reconnaît-elle. Pourquoi les domicicaines

de Notre-Dame du Rosaire? «Cela me permettait de poursuivre dans ce qui

m’est cher: la santé des autres». Ce pas, la jeune infirmière va l’accomplir début 44, à l’âge de 23 ans. «Le plus difficile a été d’annoncer à

Monsieur Matisse ma décision d’entrer au couvent. Profitant d’un passage de

quelques jours à Vence, j’en ai fait part à Mme Lydia, sa secrétaire». «Ne

le dites pas au ’patron’. Je choisirai le moment pour lui parler». Le film

de cette journée se déroule, précis. Et dans la tête de Soeur Jacques-Marie

les mots de désarroi de Matisse résonnent encore: «Comment avez-vous pu

avoir une idée pareille? Pourquoi partez-vous? J’avais l’intention de vous

faire travailler le dessin… J’avais tant admiré les illustrations de vos

cahiers d’infirmière». «J’ai su, mais après coup, que Matisse est ensuite

resté plusieurs mois sans travailler».

Monique entre au noviciat à Monteils, dans l’Aveyron, la maison mère de

sa Congrégation, en février 1944 et prend l’habit le 8 septembre sous le

nom de Soeur Jacques-Marie. Le 12 février 1945, Matisse, qui apprécie chez

la jeune novice ce qu’il exige de lui, aller jusqu’au bout d’une décision,

trace sur une feuille ces mots: «J’ai eu bien souvent envie de vous écrire… Je suis tellement loin de votre vie actuelle. Je sais pourtant que ce

n’est qu’apparemment, car j’ai, comme vous, toutes mes forces portées vers

le même horizon spirituel et mon effort ne diffère qu’apparemment du vôtre»… Le peintre s’inquiète de sa santé et de savoir si elle dessine toujours. Lui parle de son travail, des illustrations de textes de poètes…

En décembre 45, malade, la jeune novice est renvoyée de Monteils et reprend la mort dans l’âme le chemin de Vence, avec la ferme intention de retourner dans l’Aveyron sitôt rétablie. Matisse, à qui elle rend visite, va

s’y employer. La jeune fille s’en étonne: «Mais, Monsieur, je ne comprends

pas: vous n’étiez pas content de me voir partir… et voilà que vous faites

tout pour me remonter, pour que je reparte très vite». De la réponse du

peintre, Soeur Jacques-Marie s’en souvient comme si c’était hier: ” Oui, si

c’est votre idéal, je veux que vous soyez heureuse». «Il n’aurait pas apprécié que j’y renonce». Avec humour, il avait ajouté: «Au moins, on ne dira pas que tous mes modèles tournent mal».

La fausse prédiction de Picasso

Dans le bureau du centre de Bidart, les deux lithos offertes par Matisse, l’une lorsque Soeur Jacques-Marie prononça ses voeux perpétuels, l’autre peu avant sa mort, ainsi qu’un carreau de céramique signé de l’artiste

en avril 53, semblent prendre toute la place. Les noms de Chagall et de Picasso défilent: «Autant le premier était dans la lune, autant le second

était vif argent. Les discussions entre aux étaient parfois animées. Picasso, qui ne voyait pas d’un bon oeil Matisse exécuter la chapelle de Vence,

lui avait un jour lancé: «Ta chapelle, ce sera une halle à légumes». La réprobation de la religieuse se lit encore dans ses yeux à l’évocation de

cette «prédiction». Des yeux qui se teintent de tristesse à la pensée de

Chagall, désemparé après la rupture avec sa femme et la séparation de sa

fille. Des yeux qui pétillent de tendresse au souvenir d’une anecdote: «Matisse avait donné des pigeons blancs à Picasso qui lui servirent plus tard

d’inspiration pour sa «Colombe de la paix». Divergence entre les deux hommes… et Matisse de lui préciser: «Ta colombe de la paix, ta colombe de la

paix… c’est mes pigeons à moi!». «Matisse était un homme calme et posé,

reprend-t-elle après une courte pause. Mais il ne supportait pas que l’on

puisse manquer de respect. Comme Aragon l’avait fait en me tournant le dos

lorsque Matisse me présenta à lui. le peintre, furieux, en prit ombrage».

De nombreux dessins à la plume ou au fusain pour lesquels la jeune novice servit de modèle ont encore enrichi cette époque. «Jusqu’à fin 1945. Je

n’étais pas encore religieuse. Mais ce furent les derniers, puisque jamais

plus je n’ai posé, n’y étant plus autorisée par ma Supérieure». Au printemps 46, la future soeur repart pour Monteils, pour y prononcer ses voeux

la même année. Fatiguée, encore malade, elle rejoint alors la communauté de

Vence… mais en tant que religieuse cette fois. «Mon premier soin fut

d’aller dire bonjour à Matisse. Il fut très ému de me voir avec l’habit religieux. Me fit tourner dans tous les sens. Il me retrouvait un peu, disait-il, mais la cornette le gênait». Elle ne sait pas, Soeur Jacques-Marie,

à ce moment-là, qu’un autre bout de chemin, avec Matisse qu’elle continue à

côtoyer, aboutira à la création de la chapelle de Vence…

«C’est vrai, reconnaît modestement la religieuse, j’ai servi de traitd’union… la chapelle ne serait pas construite sans moi». Un concours de

circonstances… L’ébauche d’un vitrail réalisé par elle en veillant une

consoeur défunte, les interventions décisives des Pères Rayssiguier et Couturier. Puis l’enthousiasme de Matisse lui-même, son Chemin de Croix, sa

Vierge à l’Enfant… les vitraux, après ce fameux jour de fin 1947 où il me

dit: «Je vais la construire, votre chapelle». Les fonds? «On fera des expositions, on vendra des lithos…» Le 25 juin 1951, Mgr Rémond, évêque de

Nice, bénit la nouvelle chapelle. «Elle ne s’est pas faite sans heurts ni

critiques, à l’intérieur comme à l’extérieur de ma communauté».

Dans le hall d’entrée du centre, un patient de la maison promène son regard attentif sur une céramique aux couleurs vives. Des formes de poissons

rappellent d’autres arabesques chères à Matisse. On ne vit pas impunément

l’amitié du peintre sans en subir l’influence. Devant cette oeuvre, son

oeuvre, Soeur Jacques-Marie dit ne rien regretter de son choix. La seule

tristesse, lance-t-elle avec émotion, est de ne pas avoir été là dans les

deux dernières années de sa vie, de ne pas l’avoir accompagné au moment où

sans doute il avait le plus besoin de moi. Peu de temps avant sa mort, je

l’ai revu. Il me prit par la main… Vous savez, Monsieur, lui ai-je dit,

je sais que si je restais, que si la religieuse restait, je vous ferais

faire le pas». Peut-être bien, m’a-t-il répondu. «Il meurt le 3 novembre

1954 à Nice… et j’ai passé à côté de tout ce qu’il me demandait à travers

ses dernières lettres. Oui, c’est le grand regret de ma vie». Un soupir,

sans amertume aucune… comme pour dire qu’il reste quelque part au fond

d’elle un jardin secret, de pureté, de couleurs et de soleil. De portraits

et de formes. Et une poésie nommée Matisse. (apic/pierre rottet)

Les photos de ce reportage peuvent être obtenues à l’Agence CIRIC, 8,

chemin des Clochetons, case postale 50, 1000 Lausanne 7. Tél: 021/ 25 28 29

19 mars 1993 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture: env. 10 min.
Partagez!