Lina ben Mehnni, militante et blogueuse tunisienne (photo Joël Burri, Protestinfo)
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Lina Ben Mhenni: «Le départ d’un dictateur n’est pas la fin de la révolution, c’est son début»

Berne, 11.09.2015 (cath.ch-apic) «Le départ d’un dictateur, ce n’est pas la fin de la révolution, c’est son début. Le plus gros reste à faire, explique Lina Ben Mhenni. La tête du régime est partie, mais le système est toujours en place. Il faut travailler pour le déraciner.» La blogueuse et militante tunisienne était une des invités du colloque sur le thème «faim, colère et changement», tenu le 11 septembre 2015 à la maison des religions à Berne.

Plus de 200 participants, théologiens, experts en sciences naturelles, en économie ou en agriculture ont tenté de répondre à la question lancée par l’œuvre d’entraide protestante Pain pour le Prochain (PPP): «Pourquoi les progrès en matière de développement sont-ils loin de répondre à nos attentes?» Protestinfo a recueilli les réponses de Lina Ben Mhenni, qui s’est fait connaître en Tunisie comme à l’étranger, durant la révolution de 2011 par son blog «A Tunisian Girl«.

Q.: Vous participez à un colloque intitulé «faim, colère et changement». La colère est-elle un moteur qu’il faut entretenir?

Lina Ben Mhenni: Le début de processus révolutionnaire en Tunisie est dû à la colère. Le manque de moyens, les problèmes économiques ont engendré une colère qui a poussé les gens à se révolter. A dire ‘non’ ! La colère est très importante. Aujourd’hui, la situation n’a pas vraiment changé, cette colère existe toujours. On a besoin de l’entretenir pour changer les choses.

Q.: De Suisse, on a l’impression que le mouvement s’est un peu essoufflé. Les gens se sont-ils résignés?

L.B.M.: Je pense que c’est tout à fait normal après quatre ans durant lesquels les gens sont allés tous les jours dans la rue pour exprimer leur colère, qu’ils finissent par se fatiguer. Mais le mouvement ne s’est jamais vraiment arrêté. Les gens ont continué à descendre dans la rue, même si leur nombre n’est plus aussi important. Il y a toujours des manifestations, un peu partout en Tunisie, même si les médias n’en parlent pas.

Q.: Comment faites-vous pour garder cette colère, cette volonté de changement?

L.B.M.: Je ne sais pas vraiment que répondre. C’est la passion, c’est l’amour pour mon pays et pour l’humanité en général. Je pense que quand on veut changer les choses, il faut résister et persévérer. Il y a toujours un prix à payer. Quand on choisit un chemin, il faut assumer.

Q.: Peut-on faire quelque chose depuis la Suisse pour aider votre cause?

L.B.M.: Il faut dire la vérité et ne pas participer à la propagande des gouvernements. Il ne faut pas refaire les erreurs du passé. Ben Ali avait réussi à faire croire au monde entier que la Tunisie était un pays plus ou moins démocratique où l’on respectait les Droits de l’homme. Il faut entendre le peuple et dire cette vérité-là.

Q.: Pour s’informer, peut-on faire confiance aux médias locaux?

L.B.M.: Les faits sont biaisés. Par exemple, les manifestations et les contestations n’ont jamais cessé, mais on n’en parle pas dans les médias. A propos du terrorisme, les médias étrangers ne se sont rendu compte de la gravité de la situation qu’après la première attaque visant des touristes. Mais ce phénomène a commencé bien avant. Chaque semaine, des soldats et des policiers meurent dans des attaques terroristes, mais personne n’en parle.

Q.: Il n’y a plus de correspondants étrangers sur place?

L.B.M.: J’ai l’impression qu’ils ont besoin d’un véritable bain de sang. Sinon, ils ne font pas de longs trajets pour parler d’un évènement.

Q.: Vous encouragez aussi les touristes à ne pas fuir la Tunisie…

L.B.M.: Si l’on nous abandonne, s’il n’y a plus de tourisme, il y aura de plus en plus de jeunes au chômage. Et ces jeunes seront manipulés et recrutés par les terroristes. Aujourd’hui si un grand nombre de jeunes Tunisiens vont combattre avec le groupe Etat islamique, c’est à cause des inégalités économiques et sociales. Ils avaient beaucoup d’espoir après le départ du dictateur, mais rien n’a changé pour eux. La situation empire de jour en jour. Alors si on leur propose de l’argent, si on leur dit qu’ils vont aller au paradis. Si on leur dit qu’ils font ça pour la religion et pour Dieu, ils seront tentés, bien sûr.

Q.: Internet et plus particulièrement les réseaux sociaux ont été présentés comme l’un des éléments ayant rendu possible la révolution de 2011. Aujourd’hui, on a l’impression que ces mêmes outils sont plutôt utilisés par les conservateurs et les terroristes.

L.B.M.: On a beaucoup parlé de ce rôle d’internet, mais je pense qu’il a été beaucoup exagéré. On ne peut pas changer les choses en cliquant sur un bouton «j’aime». Les gens ont tendance à croire qu’il suffit de cliquer sur un bouton et dire que l’on sera présent à un évènement pour que cela change. Certes, les réseaux sociaux nous ont permis de dire les choses et de révéler la réalité. Surtout dans un contexte, comme celui de la Tunisie: nous n’avions pas de médias, ni d’espace pour nous exprimer. Internet a offert cet espace. Il a permis de contourner la censure.

Internet nous a aidés à mobiliser les gens, mais tout le travail s’est fait sur le terrain. Il y a des personnes qui sont mortes, d’autres qui ont fait face aux gaz lacrymogènes, aux armes, aux balles et aux matraques de la police.

Aujourd’hui internet est devenu une arme à double tranchant. D’abord, tous les partis politiques l’utilisent. Certains d’une manière horrible pour monter des campagnes de dénigrement, des rumeurs contre leurs opposants. Et puis, bien sûr, les terroristes qui propagent leur venin à travers le réseau.

Q.: Dans ce processus de changement, vous parlez finalement assez peu de religion. N’a-t-elle pas joué de rôle, même quand les conservateurs se sont réveillés?

L.B.M.: Quand la révolution a commencé en Tunisie, la religion ne faisait pas partie des thèmes abordés. Puis les islamistes ont gagné aux élections de l’Assemblée constituante. Ils ont imposé ce sujet pour divertir les gens de leurs vrais problèmes. Ils étaient incompétents, et n’avaient pas de solutions aux problèmes de la Tunisie, donc ils ont instrumentalisé la religion.

Q.: Dans votre blog, vous parlez souvent de répression policière. La situation a-t-elle vraiment changé depuis la révolution?

L.B.M.: La Tunisie a toujours été un état policier. Après le départ de Ben Ali, la police a fait profil bas pendant une certaine période, mais maintenant cela reprend en force. Sous tous les gouvernements qui ont succédé à celui de Ben Ali, j’ai travaillé sur des cas de torture, de violence policière. J’ai moi-même subi des violences policières à plusieurs reprises. Le nombre de fois où j’ai été tabassée après le départ de Ben Ali est plus élevé que sous son régime.

Q.: Quel message voulez-vous délivrer durant votre intervention au colloque de Pain pour le prochain?

L.B.M.: Le changement est possible, mais il faut comprendre qu’il peut prendre du temps. Dans mon pays, nous sommes dans une situation très difficile sur tous les plans, économique, sécuritaire, etc. Mais il ne faut pas perdre espoir même si tout va mal! Il y a cinq ans, personne n’osait croire au départ de Ben Ali. Il est parti parce que les gens se sont révoltés, ils étaient en colère. Nous avons réussi à avoir la liberté d’expression. C’est à nous de changer les choses, de trouver les solutions. Il faut être patient et travailler. (apic/protestinfo/mp)

Lina ben Mehnni, militante et blogueuse tunisienne (photo Joël Burri, Protestinfo)
11 septembre 2015 | 17:26
par Maurice Page
Temps de lecture: env. 5 min.
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