Olivier de Schutter a été rapporteur de l'ONU pour le droit à l'alimentation | © Raphaël Zbinden
Suisse

Olivier de Schutter: «Les Eglises ont un rôle décisif à jouer dans la transition»

Comment surmonter les crises et les injustices en amorçant un changement durable? Pour esquisser des réponses à cette question, l’Action de Carême (AdC) et Pain pour le Prochain (PPP) ont présenté, le 22 février 2018 à Berne, une «Journée sous le signe de la transition». Les divers intervenants, dont le professeur de droit international belge Olivier de Schutter, la professeure de philosophie française Cécile Renouard et l’activiste indien Satish Kumar, ont salué l’implication des Eglises dans ce mouvement.

La salle de conférence de la Welle 7, à Berne, était pleine à craquer pour l’événement de lancement de la campagne œcuménique de carême 2018. Cette démarche de sensibilisation du public à des problématiques actuelles est organisée chaque année sous un autre thème par les œuvres d’entraide catholique Action de carême (AdC) et protestante Pain pour le prochain (PPP), en collaboration avec l’organisation catholique chrétienne Etre partenaires. cath.ch a rencontré, dans le cadre de cette «Journée sous le signe de la transition», les intervenants Olivier de Schutter, professeur de droit international à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, et la religieuse de l’Assomption Cécile Renouard, qui enseigne l’éthique sociale et la philosophie morale et politique au Centre Sèvres, à Paris. Interview croisée.

Comment définissez-vous la transition?
Olivier de Schutter: Il est question d’une transition vers la durabilité. Il s’agit d’arriver vers des sociétés plus pauvres en émissions de carbone, mais plus riches en liens sociaux, plus inclusives, plus conviviales et plus résilientes. L’un des principaux enseignements de cette Journée, à Berne, est que la transition écologique ne peut se produire sans cette transition sociale, notamment la réduction des inégalités.

«Les réticences au changement sont encore énormes»

Le mouvement de la transition part du constat que les gens ne veulent plus attendre des solutions qui viennent de l’extérieur. Que ce soit de l’Etat, des promesses de technologies propres, des entreprises. Ils ont pris conscience qu’ils peuvent exercer un pouvoir sur leur propre vie. Et au lieu d’attendre que le changement vienne d’ailleurs, ils le provoquent, par des initiatives locales, parfois à une très petite échelle, de la ville, du quartier, de la rue. La transition, c’est la prise de conscience que nous sommes tous responsables de la trajectoire de nos sociétés. Qu’il faut réexaminer nos modes de vie et de responsabilité dans le système.

Quels sont les principaux obstacles au développement de cette transition?
Cécile Renouard: Il y a d’abord des blocages culturels. La conscience des problèmes est certes plus aigue, mais les réticences au changement de nos modes de vie sont encore énormes. Je ne suis pas sûre que les incitations économiques soient suffisantes s’il n’y a pas une véritable volonté individuelle et collective de prendre une autre voie. Il faut ainsi mettre en avant les côtés positifs de la transition et pas seulement les contraintes qu’elle engendre.

Soeur Cécile Renouard enseigne au Centre Sèvre, à Paris | © Raphaël Zbinden

Du côté des entreprises et des Etats, c’est toujours la logique de la maximisation du profit qui prévaut. L’enjeu est de penser la croissance et le profit comme des moyens au service d’une qualité de vie durable. Ce qui implique une vision particulière de la croissance, et aussi une décroissance dans certains domaines. Pour les entreprises, il s’agirait d’intégrer, même en amont du démarrage d’activités, les enjeux sociaux et environnementaux. Les règles du jeu, au niveau national et international, ne facilitent pas pour l’instant ce type de réglementation. Et c’est donc difficile pour des firmes qui sont en compétition les unes contres les autres de faire des choix radicaux dans ce domaine.

Quelle est la priorité pour aider au développement de cette transition?
ODS: Nous sommes aujourd’hui à un tournant. Ce mouvement a longtemps reposé sur des initiatives citoyennes, sans que les pouvoirs publics s’en mêlent. Et les gens avaient l’impression qu’ils pouvaient changer les choses à partir de leur micro-environnement. Je pense qu’on est arrivé à la limite de ce fonctionnement. Et l’on se rend compte que si les gouvernements ne viennent pas soutenir le mouvement, il risque de s’épuiser. Dix ans après son lancement, il s’agit de poser la question des responsabilités politiques. Comment fonder un nouveau pacte social entre ces citoyens qui se mettent en marche et les autorités, notamment locales. Beaucoup de choses seraient à faire, en particulier en matière d’aménagement du territoire, des temps de vie. Les autorités pourraient par exemple accorder des ‘congés civiques’ pour que les personnes intéressées s’investissent dans des projets de transition.

Il s’agit de faire en sorte que toutes ces questions deviennent un enjeu politique.

Mais on a l’impression que les industriels et les Etats ont pris conscience de cette nécessité de transition. Est-ce une réalité?
CR: C’est en grande partie surfait. Il y a un décalage considérable entre les ambitions affichées et les trajectoires des pays et des industries. On le voit par exemple dans la mise en œuvre de l’Accord de Paris sur le climat. Les objectifs sont encore loin d’être atteints.

«Laudato Si’ a été un moment très important»

Il y a malgré cela une prise de conscience certaine. On voit par exemple moins de climatoscepticisme de la part des dirigeants qu’il y a quelques années. Cela permet au moins aux citoyens de demander des comptes à ces entreprises ou à ces Etats qui admettent les problèmes.

On va certainement vers plus de durabilité écologique, mais pas assez fort et pas assez vite. Il y a beaucoup de déclarations et d’actions minimalistes qui ne permettent pas une transformation des modèles économiques existants.

Comment voyez-vous le fait que les Eglises s’impliquent désormais dans ces démarches de changement de la société?
ODS: C’est crucial. Je suis persuadé que la sortie de l’encyclique Laudato Si’ du pape François a été un moment très important. Il a été le premier dirigeant avec cette autorité à dire que la transition écologique passait par un examen de notre représentation mentale du bonheur, du progrès, de la prospérité, au-delà des possibilités d’expansion matérielle. En d’autres mots, il a mis en avant que la transition sociale n’était pas réalisable sans une transition intérieure, sans une dimension spirituelle. Les Eglises, ainsi que les autres leaders d’opinion, ont cette responsabilité d’éveiller les consciences. C’est pourquoi elles ont un rôle tout à fait décisif à jouer dans cette transition.

CR: L’engagement des Eglises est formidable. Je pense que les dénominations chrétiennes ont pleinement saisi le sens de l’obligation biblique de sauvegarder la création. En France, en particulier, des initiatives très concrètes se mettent en place. Par exemple avec le label Eglises vertes, qui incite les paroisses à promouvoir des modes de fonctionnement respectueux de l’environnement. Cela permet aussi de voir que le domaine religieux n’est pas absent de ce combat, il en est même à la source. Car les blocages sont certainement d’abord éthiques et spirituels. (cath.ch/rz)


Pour un Etat partenaire

Quel est le sens du progrès s’il ne profite pas à l’homme? Cette question est à l’origine de la Campagne de carême 2018, placée sous le slogan «Prenons part au changement, créons ensemble le monde de demain!»

Bernard Dupasquier (PPP) et Bernd Nilles (AdC) ont introduit la journée | © Raphaël Zbinden

L’événement de lancement de la démarche avait ainsi pour but de mettre en lumière des alternatives concrètes de développements face aux modèles dominants, dans les domaines de l’économie, de l’agriculture ou encore de l’éducation, ont expliqué Bernd Nilles, directeur d’Action de carême et Bernard Dupasquier, directeur de Pain pour le prochain. Il s’agissait, au-delà de la sensibilisation, de renforcer le réseau d’acteurs capables de s’engager dans ces changements.

La diversité est «l’essence de l’évolution»

Un souhait repris dans la matinée par Satish Kumar. L’ancien moine jaïn indien, devenu activiste écologiste et anti-nucléaire, a commencé par louer la Suisse pour son modèle de diversité et de décentralisation. Il a souligné que la diversité était «l’essence de l’évolution». Mais elle doit s’articuler dans l’unité, car «nous n’existons que dans notre relation avec les autres».

Satish Kumar vit en Angleterre | © Raphaël Zbinden

Il a assuré retrouver l’espoir face à la grande audience présente. «Vous êtes les pionniers, les leaders de demain», a-t-il lancé avec enthousiasme aux quelques centaines de personnes réunies à la Welle 7. Il a ainsi appelé chacun à exercer d’abord la transition en lui-même, notamment en retrouvant sa liberté intérieure face à «l’esclavagisme» du travail, de l’argent, de la standardisation.

La «sobriété heureuse» au cœur des transformations

La religieuse de l’Assomption Cécile Renouard a rappelé que la transition faisait partie de la tradition catholique. Pour cela, elle est revenue sur les grands axes de l’encyclique Laudato Si’ du pape François. Elle a souligné que la notion d’écologie intégrale formulée par le pontife définissait un processus holistique mettant en lien différentes dimensions de l’existence, notamment l’écologie, le social, l’économie, la culture. La professeure au Centre Sèvres de Paris a exhorté à trouver de «nouvelles métriques», mettant les capacités relationnelles au centre, au service de la qualité du lien social et écologique.

Elle a finalement loué le concept de «sobriété heureuse» repris par le pape dans Laudato Si’, relevant qu’il est «au cœur des transformations».

La transition à un tournant

Suite à ces perspectives de solutions, Olivier de Schutter est venu souligner un certain nombre de limites menaçant le mouvement naissant de transition. Il a mentionné d’abord les risques de voir le mouvement accaparé et réduit par certains «régimes». Comme le marché du bio a été capté et transformé par l’industrie et la grande distribution. Les Etats pourraient aussi être incités à se retirer de la gestion des communautés locales qui ont pris leur destin en mains.

Il a aussi craint que la «course de vitesse» engagée entre la transition et la vision néolibérale ne décourage ce premier mouvement. Sur ce point, l’ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme de l’ONU a souligné que les pouvoirs politiques sont largement soumis aux intérêts des grands groupes économiques.

Il a invité à ne pas non plus céder aux sirènes des technologies propres. Car l’histoire a prouvé que les nouvelles technologies n’apportaient au final aucun progrès dans la protection de l’environnement.

Pour Olivier de Schutter, la transition est à un tournant et face à une urgence: celle de repenser la manière dont l’Etat peut soutenir le mouvement. Il appelle ainsi de ses souhaits un Etat libéré de la vision néolibérale, dans laquelle il ne sert qu’à arbitrer la compétition entre les citoyens. Pour le professeur de droit international, l’Etat devrait être un partenaire, un outil de gestion modeste, qui fait confiance aux citoyens et qui met au centre son épanouissement. RZ

Olivier de Schutter a été rapporteur de l'ONU pour le droit à l'alimentation | © Raphaël Zbinden
23 février 2018 | 07:51
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture: env. 7 min.
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