Communauté indigène au bord du Rio Paraguay, dans l'Alto Paraná (Photo:  Jacques Berset)
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Paraguay: L'EPP, une «guérilla fantôme» qui contribue à détruire la paysannerie familiale

L’existence d’une prétendue guérilla dans notre diocèse est un prétexte pour militariser la région et criminaliser les demandes économiques et sociales des petits paysans. Le but: les faire déguerpir et s’emparer de leurs terres au profit des entreprises agro-exportatrices, confie à cath.ch un responsable de la Pastorale Sociale du diocèse de Concepción, au Nord du Paraguay.

S’il veut rester anonyme, ce responsable du diocèse de Concepción a de bonnes raisons. Il y a tout juste deux ans, le procureur Joel Cazal a accusé dans les médias la Pastorale Sociale Diocésaine de Concepción ainsi que des dirigeants paysans du département: ils entraîneraient des jeunes et des adolescents afin qu’ils rejoignent les rangs de la guérilla. De telles accusations peuvent être fatales, quand on sait que plus de 130 leaders paysans ont été assassinés depuis 1989, date de la chute du sanglant dictateur Alfredo Stroessner, qui a mis le Paraguay en coupe réglée de 1954 à 1989.

Une «armée de l’ombre» de 26 membres

Si elle est qualifiée de «guérilla fantôme» par nombre de responsables au sein de l’Eglise catholique paraguayenne, l’EPP, l’Ejército del Pueblo Paraguayo, née officiellement en 2008 dans le nord du Paraguay, mènerait la vie dure aux forces armées paraguayennes. Cette toute petite armée, qui ne compterait que 26 membres (!) face aux 1’200 hommes de la Fuerza de Tarea Conjunta (FTC), composée de militaires, de policiers et d’agents de la lutte antidrogue SENAD, existerait bel et bien. C’est en tous cas ce que voudrait faire croire le gouvernement et les grands médias au service de l’oligarchie paraguayenne.

A l’unisson des responsables politiques, ces médias attribuent à l’EPP toutes les exactions  commises contre les villages de petits cultivateurs et éleveurs, notamment les assassinats de syndicalistes paysans. Depuis sa mise sur pied en 2013, la FTC, qui reçoit du soutien logistique et financier des Etats-Unis, dispose d’hélicoptères, de véhicules blindés et d’instruments sophistiqués pour sa lutte «antiguérilla». Cet engagement a déjà a coûté plus de 100 millions de dollars, et son état-major soutient que ce n’est pas suffisant!

Un prétexte pour justifier les déplacements forcés

Le fait est que les importants moyens mis en œuvre par la FTC depuis plusieurs années n’obtiennent aucun résultat tangible sur le terrain, alors que la région est dépourvue d’épaisses forêts et de montagnes qui pourraient servir de refuge à des groupes armés, comme c’est le cas en Colombie, par exemple. Si tous les moyens mis à disposition de la Force Spéciale Conjointe (FTC) avaient été affectés au bénéfice du département, nous confie Mgr Miguel Angel Cabello, évêque de  Concepción, «nous aurions aujourd’hui déjà un grand nombre d’hôpitaux équipés, d’écoles modèles et de routes asphaltées dans toute la zone…»

Et de suspecter que derrière toute cette structure militaire mise en place «supposément pour contenir et combattre ce groupe armé (EPP), qui existe mais qui est très réduit, il y a quelque chose d’autre…» La FTC continue de torturer et de tuer des paysans désarmés en affirmant que ce sont des guérilleros.

«On leur met une arme dans la main, un uniforme de l’EPP, et le lendemain la presse officielle écrit que les forces de l’ordre ont éliminé un foyer de guérilla», relève l’évêque de Concepción. Résultat: en raison de l’insécurité, les familles abandonnent la terre, la vendent à vil prix à de grands propriétaires terriens paraguayens ou à des prête-noms qui agissent pour le compte de compagnies étrangères, notamment brésiliennes. Ces petits paysans qui quittent leur lopin vont garnir les ceintures de misère des villes. Les forces spéciales affirment que le groupe terroriste – c’est ainsi qu’elle qualifie l’EPP – a déjà tué plus de 60 personnes depuis le début de ses opérations en 2008, mais tant l’Eglise que les organisations de défense des droits de l’homme mettent en doute ces chiffres.

Dans une communauté indigène de l’Alto Paraguay (Photo: Jacques Berset)

Dans les villages que nous visitons, des paysans nous disent que «vivre dans la zone nord, dans les campagnes de l’Amambay, de Concepción ou de San Pedro Apóstol, est une véritable punition!» Les plaintes sont récurrentes: le gouvernement du président Horacio Cartes ne s’intéresse qu’à l’agro-exportation, notamment du soja transgénique, dont le Paraguay est devenu le quatrième exportateur mondial.

Les Brésiliens, «seigneurs de la frontière»

Face aux gros investisseurs brésiliens, qui sont devenus les «seigneurs de la frontière» avec leurs immenses champs de soja transgénique et leur production mécanisée, l’agriculture familiale locale se sent abandonnée. Elle est sacrifiée au profit des grands élevages destinés à l’exportation et des «sojeros», les producteurs de soja, qui ont rasé la forêt primitive et étendu leurs cultures sans interruption sur des centaines de kilomètres. Sur la route, de temps à autres, un rideau d’eucalyptus rompt la monotonie. «C’est un reboisement stérile, au-dessous il n’y a plus aucune vie animale; de toute façon, c’est du bois pour l’industrie…», commente notre chauffeur.

Les paysans qui n’ont pas vendu leurs terres voient leurs villages encerclés par les cultures de soja transgénique, et souffrent d’empoisonnements dus aux pesticides répandus par l’agro-industrie, notamment au glyphosate (Round Up). L’insécurité y est palpable, même si les forces de sécurité déployées dans la zone sont pour le moment invisibles dans leur campement, dans l’attente d’un nouvel «operativo».

«Tout le monde se méfie de son voisin»

«La vie est devenue triste, la peur règne, personne ne veut parler, tout le monde se méfie de son voisin, des prêtres ont été menacés par l’armée !» Sous les yeux de forces de l’ordre complices, les champs de marijuana prolifèrent dans toute la zone, un peu en retrait de la route. Les paysans abandonnent leurs cultures traditionnelles pour aller travailler comme «peones» dans ces cultures illicites que les forces de l’ordre feignent de ne pas voir. Ils gagnent là bien davantage. Certaines de ces propriétés clandestines disposent même, dans des régions où sévirait l’EPP, donc où les forces armées seraient théoriquement présentes, de pistes d’atterrissage asphaltées et bien visibles du ciel… La drogue est exportée essentiellement vers le Brésil.

Dans la librairie diocésaine, une religieuse qui connaît bien la réalité rurale, nous remet un petit ouvrage sur la réalité de cette «guérilla» censée défendre les familles paysannes pauvres contre l’agro-business qui s’empare de toutes les terres de la zone.

Intitulé «Relatos que parecen cuentos», il est rédigé par Mgr Pablo Caceres, vicaire général du diocèse de Concepción, et par le professeur Benjamin Valiente, responsable de la Pastorale Sociale Diocésaine. Les deux auteurs ne laissent pas la place au doute: la violence engendrée par la soi-disant «guérilla» de l’EPP – dont les fondateurs, Carmen Villalba et son compagnon Alcides Oviedo Brítez, sont en prison – est davantage l’œuvre d’un groupe paramilitaire au service des grandes entreprises «agro-extractivistes» qu’un mouvement armé qui défendrait les opprimés.

L’EPP, «une création de groupes de pouvoir clandestins»

«L’EPP est une création de groupes de pouvoir clandestins, ou, en dernier ressort, qui travaillent de façon coordonnée pour persécuter et assassiner les dirigeants et démanteler les organisations populaires qui luttent pour leurs droits et leurs revendications». Et Mgr Caceres de remarquer que la grande majorité des victimes attribuées à ce groupe armé ne sont ni des riches ni des puissants, mais bien des gens humbles, des policiers d’extraction populaire, pas des hauts gradés, ainsi que des paysans pauvres. Tout le contraire de ce qui fait l’essence des guérillas de gauche.

Dans de nombreuses régions du Paraguay, les paysans chassés de leurs terres s’installent dans des ‘asentamientos’ de fortune (Photo: Jacques Berset)

Qu’à cela ne tienne, Mgr Caceres, largement connu sous le nom de «Pablito» comme défenseur des petits paysans, serait impliqué aux côtés de l’EPP, nous déclare avec conviction un entrepreneur qui nous a invités à dîner dans sa propriété en compagnie de l’évêque. C’est la conviction d’une grande partie de la classe aisée paraguayenne, confortée par les médias qui relaient le discours officiel.

Mgr Guillermo Steckling, l’évêque de Ciudad del Este, n’est pas dupe. Il estime que l’EPP n’est composé que d’une vingtaine d’éléments, tout au plus cinquante: «On pourrait facilement les éliminer, ce serait un jeu d’enfant de les mettre tous en prison, mais le gouvernement veut que cela continue d’exister… On est presque champion du monde de la corruption; des régions entières sont sous le contrôle de la mafia de la drogue, des narcotrafiquants. L’archevêque d’Asunción lui-même a dénoncé les ‘narco-politiques’ qui sont au Parlement, au Sénat, dans le gouvernement même…»


Une zone sous tension

Le massacre dans une embuscade, le 27 août dernier, de huit jeunes soldats de la Fuerza de Tarea Conjunta (FTC) à Arroyito, dans le district d’Horqueta, à 70 km de Concepción, a une nouvelle fois jeté la suspicion sur cette communauté pauvre de 820 familles que le pouvoir qualifie systématiquement de base arrière de l’EPP. Le Père José Zabala, un prêtre vivant dans l’»asentamiento» d’Arroyito depuis plusieurs années, sait comment ses habitants sont catalogués. En se rendant à Asunción, des membres de sa famille lui ont demandé, en plaisantant, s’il n’avait pas une bombe sous sa soutane…  Petrona Carreras, également citée par l’édition en ligne du journal Ultima hora, rapporte que quand elle a dû se rendre à l’hôpital de Luque, le personnel a refusé de la soigner parce qu’elle venait de l’»asentamiento» d’Arroyito. «Il ne faut pas dire que tu viens de là, parce qu’ils te disent immédiatement que tu fais partie de l’EPP!»

Une réforme agraire à l’envers

Au Paraguay, plus de 80% des terres cultivables sont aux mains de quelque 2,6% de propriétaires terriens. Près de 8 millions d’hectares ont été octroyés de façon illégale, en violant la loi agraire, à des affidés du régime durant la dictature sanglante d’Alfredo Stroessner (1954-1989), et ce jusqu’en 2003. L’Etat n’a rien entrepris pour identifier les bénéficiaires de cet enrichissement illicite, que l’on qualifie de «tierras mal habidas». Les «propriétaires» de ces terres en principe destinées à des paysans pauvres sont en fait des généraux, des entrepreneurs et hommes politiques, d’anciens présidents de la République, le dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza Debayle, et même le Parti Colorarado au pouvoir.

«Ici, chaque m2 est en litige… Certains terrains sont revendiqués par trois personnes, qui ont toutes un titre de propriété sur le même hectare. Le cadastre existe, mais en raison de la corruption tout se négocie: ceux qui ont l’argent et détiennent le pouvoir peuvent se payer des avocats, les pauvres non», déplore Mgr Pierre Jubinville, un missionnaire spiritain canadien originaire d’Ottawa, évêque de San Pedro Apóstol depuis 2013. Son diocèse passe pour être le «centre névralgique» de l’EPP.


Le cas emblématique de Curuguaty

Quand les organisations paysannes manifestent, la répression est forte, souligne Mgr Pierre Jubinville. Les forces de l’ordre défendent la propriété privée – sans avoir peur d’utiliser leurs armes contre les civils, comme cela a été le cas à Curuguaty, dans le département de Canindeyú, à 250 km à l’est d’Asunción, en direction de la frontière avec le Brésil. Le 15 juin 2012, 324 policiers munis d’armes de guerre sont arrivés sur les terres de Marina Kue pour déloger les paysans qui les occupaient, pour les remettre à la famille Riquelme, dont la propriété voisine de ces terres occupe déjà 50’000 hectares.

Les terres de Marina Kue appartiennent de fait à l’Etat paraguayen et sont en principe destinées par l’Institut national de développement rural Indert, un organisme d’Etat, aux paysans sans terre dans le cadre de la réforme agraire. L’entreprise Campos Morombí, propriété de l’entrepreneur décédé Blas N. Riquelme, ex-président du Parti Colorado (parti au pouvoir), s’était emparée de ces terres et avait commencé ses cultures industrielles. Les paysans qui occupaient ces terres devaient être délogés sur décision d’une justice aux ordres des puissants. Ils ont réclamé les titres de propriété de la famille Riquelme, mais ne les ont jamais reçus, car ils n’existent pas.

Affrontements sanglants

Au cours des affrontements pour déloger les paysans, les policiers ont fait usage d’armes de guerre contre la soixantaine de paysans présents sur les lieux: onze paysans et six policiers ont été tués dans ce massacre. Selon une enquête de la Codehupy (Coordinadora de Derechos Humanos del Paraguay), il est possible que sept des onze paysans tués aient en fait été exécutés par les policiers, tandis qu’aucune autopsie des six policiers morts par balles n’a été effectuée. Au moins neuf personnes détenues après les événements ont subi des tortures ou des traitements cruels et inhumains de la part de la police. Ces cas signalés à la justice n’ont jusqu’à présent pas été pris en compte dans l’enquête.

Le procureur a laissé les lieux du massacre sans protection, ce qui a permis leur contamination. Il a refusé d’examiner les radiographies qui pourraient révéler que les balles utilisées étaient celles d’armes de guerre de gros calibre – notamment des fusils Galil –  aux mains des policiers, et non celles d’escopettes et d’armes de chasse de petit calibre, trouvées chez les paysans. Le médecin légiste Floriano Irala, qui a examiné le corps du premier tué, le commissaire de police Lovera, avait pourtant déclaré qu’il avait reçu quatre impacts de balles de gros calibre, tout comme les autres policiers.

Une parodie de justice

Le tribunal n’a pas examiné le rôle effectif des policiers dans la mort de ces 17 personnes, mais a seulement condamné onze paysans, les seuls accusés. Le jugement est tombé l’été dernier. Les accusés ont été reconnus coupables d’homicide intentionnel et d’association criminelle. 30 paysans ont été retenus prisonniers, et après 4 ans, trois ont reçu des peines de 18, 20 et 30 ans. Les trois femmes accusées ont été condamnées à 6 ans de prison pour complicité d’homicide, et le reste des accusés a reçu 4 ans pour association criminelle et invasion de la propriété d’autrui.

«Des condamnations sur des suppositions, sans preuves, sans véritable investigation, la démonstration qu’il s’agit là d’un jugement politique, pour dissuader les paysans de réclamer les terres qui leur sont dues par la loi de réforme agraire», nous déclare le Père jésuite José Maria Blanch, directeur de la Fondation Jesuitas, rencontré au Collège jésuite Cristo Rey à Asunción. «On fait recours contre ce jugement totalement grotesque, une parodie de justice», nous assure pour sa part le Père jésuite Francisco de Paula Oliva, directeur du centre de Formation intégrale Solidario Rapé à Asunción, et militant de la cause des paysans de Curuguaty. «On ira à la Cour Suprême, à l’Organisation des Etats Américains OEA, jusqu’à l’ONU s’il le faut, assure Pa’i Oliva… On va gagner !» (cath.ch)

Ce reportage est le quatrième d’une série réalisée par cath.ch dans le cadre d’une visite des projets réalisés par l’œuvre d’entraide catholique internationale Aide à l’Eglise en Détresse (AED, ou selon son acronyme international ACN, Aid to the Church in Need) en faveur de l’Eglise catholique au Paraguay (du 18 novembre au 5 décembre 2016)

Dans ses Conseils aux voyageurs pour le Paraguay, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) considère comme dangereux les départements de San Pedro et Concepción, ainsi que ceux d’Amambay, Alto Paraná, Canindeyú et Itapúa, où nous avons réalisé ce reportage. Le DFAE écrit que dans ces département sévissent «des organisations de guérilla EPP (Ejercito Popular Paraguayo) et ACA (Asociación Campesina Armada) qui sont combattues par les forces de sécurité» et que l’EPP a procédé à des enlèvements à répétition contre rançon et en janvier 2015 deux otages ont été tués. Des affrontements armés peuvent parfois aussi affecter des personnes non impliquées. Des barrages routiers et des contrôles sont fréquents».

Communauté indigène au bord du Rio Paraguay, dans l'Alto Paraná
6 janvier 2017 | 18:19
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 11 min.
Concepción (2), EPP (1), Guérilla (4), Paraguay (50)
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