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Suisse

Thomas Römer: «La Bible est un éloge de la diversité et des contradictions»

Pour le bibliste Thomas Römer, la Bible a toujours été un champ de projections. Dans La Bible, qu’est-ce que ça change? (Ed. Labor et Fides), il explique la distance qui sépare les textes et les lectures qu’en ont faites les religions.

Matthias Wirz / Adaptation: Carole Pirker

Thomas Römer est l’un des tout grands connaisseurs de la bible hébraïque et aussi l’un des meilleurs philologues et biblistes de sa génération (voir encadré). Après une quinzaine d’ouvrages de référence, le livre de poche qu’il signe permet de mesurer la distance qui sépare les textes des lectures qu’en ont faites les religions.

Lui qui s’est spécialisé dans le processus de formation des textes bibliques y présente la Bible comme un éloge de la diversité et même des contradictions. Selon lui, l’enjeu d’une lecture intelligente de la Bible consiste à respecter cette diversité sans vouloir l’ordonner ou établir des hiérarchies. Car si la Bible a profondément influencé la culture occidentale, sa lecture littérale peut être dangereuse. Un éclairage bienvenu à l’heure où les versions fondamentalistes des trois monothéismes ont la cote.

Vous affirmez qu’en fait, la Bible n’existe pas. Pourquoi?
Thomas Römer: C’est une boutade, pour rendre attentif au fait qu’il y a, non une, mais des Bibles: la Bible juive, des Bibles chrétiennes, la Bible catholique, puis les Bibles protestantes et orthodoxes. La Bible n’existe donc pas en tant qu’ouvrage unique, mais sous forme de diverses «bibliothèques» selon les traditions religieuses, avec des contenus et des organisations variables.

«La Bible n’existe donc pas en tant qu’ouvrage unique, mais sous forme de diverses ‘bibliothèques’ selon les traditions religieuses.»

Selon vous, la Bible est un champ de projections où chacun met ce qu’il veut.
En effet, elle a accompagné à la fois le judaïsme et les différentes religions chrétiennes. On l’utilise évidemment pour la prédication et la liturgie, mais aussi pour légitimer toutes sortes d’options éthiques et politiques. De ce fait, il est rare qu’on prenne la Bible dans son ensemble. On fait au contraire une sorte de sélection à l’intérieur de cette grande bibliothèque. En soi, ce n’est pas interdit, mais cela devient un peu partiel.

On ne rend donc pas compte de la diversité du texte biblique?
Non, car la Bible, telle que nous la connaissons, s’est constituée successivement, avec le Pentateuque, les cinq premiers livres de la Bible, auxquels on a rajouté par la suite les textes des Prophètes, puis dans les églises chrétiennes le Nouveau Testament. La Bible chrétienne remonte au 4e siècle. Quant aux manuscrits, le premier manuscrit complet en hébreu date du Moyen Âge.

La Bible de Moûtier-Grandval resplendit presque comme au premier jour | © Maurice Page

On voit aussi la Bible comme un livre de législation.
En effet, la Bible a été souvent utilisée comme un fondement de la législation séculière. Or la nécessité de réinterpréter les textes bibliques est inscrite dans les textes de lois eux-mêmes. C’est très important. Ils ne sont pas immuables mais doivent s’adapter à différents contextes de société. C’est ce que fait le judaïsme, qui a ajouté à ce qu’on appelle la Torah écrite, le Pentateuque, la Torah orale, qui est devenue aussi écrite avec le Talmud. Les rabbins discutent constamment de la manière dont il faut comprendre et interpréter les lois, ou en rajouter d’autres.

«La Bible a été souvent utilisée comme un fondement de la législation séculière.»

Si le texte doit constamment être réinterprété, on pourrait dire finalement que personne n’a tort ni raison.
Il ne s’agit pas de verser dans un relativisme total. On peut faire dire beaucoup de choses au texte biblique, et d’ailleurs on le fait. Mais on ne peut pas en faire un livre de recettes immuable, à appliquer à la lettre. Sinon, il faudrait réintroduire la polygamie, l’esclavage, la peine de mort et une société patriarcale, autant de phénomènes qui s’expliquent uniquement dans le contexte où ces textes ont été écrits. C’est valable tant pour la Bible hébraïque, l’Ancien Testament, que pour le Nouveau Testament. Dire dans notre société actuelle que la parole de Paul est immuable, quand il dit que les esclaves n’ont qu’à rester esclaves et que les femmes sont soumises à l’homme, c’est un peu insulter le texte biblique, parce qu’il a lui-même été écrit avec cette idée qu’il doit être constamment interprété.

Lire la Bible, c’est donc se trouver dans des sables mouvants.
Je ne sais pas, mais c’est très important de se monter critique dans le contexte actuel. La Bible est en effet de nouveau utilisée par des milieux fondamentalistes ou évangéliques, qui la considèrent comme une parole définitive à toutes sortes de questions sociétales. Elle a par exemple été utilisée dans les débats autour du mariage pour tous. On a brandi le Lévitique pour dire qu’il ne faut pas qu’un homme couche avec un homme comme avec une femme. Mais si l’on prend ces textes-là, il faut prendre l’ensemble du livre du Lévitique, qui les condamne tous deux à mort, ce que l’on n’a heureusement pas entendu dans le débat! Même les plus fondamentalistes, je l’espère, ne vont pas aller jusque-là.

Vous l’écrivez, l’auteur biblique, au sens moderne du terme, n’existe pas, car la Bible renferme une très grande diversité d’auteurs.
Il faut rappeler qu’aucun livre biblique n’a été écrit d’un seul trait. Il dépend beaucoup du support sur lequel il est écrit. Un parchemin en papyrus dure 40 ou 50 ans, après quoi il faut le réécrire. Et dans ce processus, on l’actualise, soit en rajoutant ou en supprimant certains éléments qui ne sont plus d’actualité. Jusqu’à être standardisé, le texte final est donc passé entre je ne sais combien de mains. Même au 2 et 3ème siècles avant notre ère, les textes n’étaient pas standardisés. Si on prend, par exemple, les manuscrits de la mer Morte, les fameux manuscrits de Qumran, ils ne sont pas totalement identiques. Cela montre bien que la diversité a déjà accompagné la transmission du texte, des origines à nos jours.

«Il faut rappeler qu’aucun livre biblique n’a été écrit d’un seul trait.»

Il y a même, dites-vous, des noms d’auteurs qui sont souvent fictifs dans la Bible.
Oui, le fait qu’on a par exemple attribué le Pentateuque (la Torah) à Moïse est sans doute une réaction aux Grecs, qui avaient Homère, considéré aujourd’hui par beaucoup de spécialistes comme une figure inventée. Ces inventions remontent à cette période hellénistique, où le judaïsme a fait connaissance avec la civilisation et culture grecque.

S’il n’y a pas d’auteur biblique au sens moderne du terme, est-ce que vous diriez que c’est le lecteur qui est finalement l’auteur du texte qu’il lit?
Le lecteur devient en fait l’interprète. Est-ce qu’il en devient l’auteur? Il devient peut-être un peu son rédacteur, en organisant le texte pour qu’il fasse sens pour lui. Il faut se rendre compte que ces textes n’ont pas été écrits directement pour nous. Je ne sais pas combien de générations les ont lus avant nous, et chacune a été confrontée à leur interprétation, car ils renferment en eux-mêmes la nécessité d’une interprétation.

«Il faut se rendre compte que ces textes n’ont pas été écrits directement pour nous.»

Avec le risque de supprimer certaines parties ou d’en souligner davantage d’autres pour légitimer l’antijudaïsme, l’esclavage ou la colonisation. La Bible est finalement un livre dangereux, puisqu’elle laisse cette liberté d’interprétation…
C’est un livre dangereux, en effet, surtout lorsqu’on veut légitimer sa propre vision des choses. Il l’est aussi lorsqu’on est plutôt du côté des oppresseurs ou de ceux qui détiennent le pouvoir, l’histoire le montre très clairement. On a utilisé notamment le livre de Josué (qui relate la conquête du pays de Canaan, la destruction de ses habitants et la division du territoire entre les douze tribus d’Israël, ndlr) pour légitimer l’extermination des populations autochtones, les croisades, et aujourd’hui l’occupation des terres en Palestine. Mais c’est aussi un livre qui a en soi une puissance d’opposition et de libération. Les mêmes textes du livre de Josué ont été lus par ces esclaves comme des livres de libération. Je pense notamment à l’histoire des murs de Jéricho qui ont donné lieu à plusieurs gospels très connus ou plus récemment à une chanson de Johnny Clegg, sur l’apartheid en Afrique du Sud. On ne lit pas la Bible de la même manière, si on est du côté des oppresseurs ou des opprimés.

S’il n’y a pas de vérité historique, y a-t-il une vérité symbolique dans ces textes?
Oui, et c’est très important, parce que certains récits comme celui d’Abraham ou de Moïse sont des récits mythiques et les gens se disent que ce n’est qu’un mythe. Mais il faut se rappeler que les mythes sont des récits fondateurs qui créent une identité. Le judaïsme ne s’est pas créé sur l’historicité des figures d’Abraham ou de Moïse, mais sur les textes qui racontent les difficultés et les conflits d’Abraham et Moïse et comment ils étaient en phase avec Dieu. C’est donc le récit qui devient fondateur et pas forcément l’historicité des événements. Cela ne veut pas forcément dire que tout, dans la Bible, est inventé de toutes pièces. Ce n’est pas le cas, mais ce sont les récits qui deviennent la base du judaïsme et ensuite du christianisme.

La foi est une certitude. Or, la Bible, qui propose à chacun d’interpréter les textes, propose très peu de certitudes. Comment comprendre cette contradiction?
Comme l’a dit le réformateur Martin Luther, cela montre que la foi n’est pas quelque chose d’acquis une fois pour toute. Elle vous accompagne, mais vous pouvez la perdre aussi. Vous passez d’Abraham qui a foi en Dieu, à Job qui ne le comprend pas. La Bible accompagne les humains avec leurs interrogations, leurs espoirs, parfois aussi avec leur désespoir. Et c’est peut-être pour cette raison qu’elle est un livre ou une bibliothèque si riche.

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Vous avez affirmé récemment que le personnage biblique qui vous touche le plus est le prophète Jonas, qui a été avalé par la baleine. Pourquoi?
Je trouve ce texte magnifique. Il est ironique et satirique, mais il contient aussi un message très important. Jonas doit annoncer la destruction de Ninive (ndlr. ancienne ville de Mésopotamie), mais les habitants et les animaux changent de comportement et, du coup, Dieu décide de ne pas détruire Ninive, ce qui déplaît profondément à Jonas. Le message, ici, est que Dieu peut changer d’avis et que les oracles du jugement de destruction n’ont pas forcément le dernier mot. Il peut y avoir des revirements. Cela montre qu’il ne faut pas forcément considérer ces textes d’oracle comme la parole divine. Dieu peut changer d’avis et peut vouloir le bien de sa création. Jonas a du mal avec cela, mais j’espère qu’il a finalement compris la leçon.

Qu’est-ce que la Bible pour vous?
C’est le livre qui m’a le plus accompagné durant toute ma vie et je pense qu’il va continuer à le faire jusqu’à la fin de mes jours. C’est un livre, mais je préfère vraiment parler d’une bibliothèque, qui est tellement riche, et le judaïsme parle parfois d’une lecture infinie. Il m’arrive parfois, face à des textes que j’ai peut-être lus des centaines de fois, de trouver un nouvel élément. Et je crois que c’est une histoire sans fin. (cath.ch/mw/cp/bh)

La Bible, qu’est-ce que ça change? Thomas Römer, Ed. Labor et Fides, janvier 2025, 128 p

Thomas Römer
Né le 13 décembre 1955 à Mannheim, Thomas Römer est un exégète, philologue et bibliste suisse d’origine allemande. Arès avoir enseigné à l’université de Genève, il devient professeur d’Ancien Testament à l’université de Lausanne, poste qu’il occupera durant presque 30 ans. Nommé en 2007 au Collège de France, il y occupe la chaire « Milieux bibliques », et devient l’administrateur du Collège en 2019. Publiée en 1999, sa thèse consacrée aux textes qui ont formé la Bible hébraïque a bousculé l’approche historico-critique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de références en la matière. CP

| © Tiphaine Birotheau
4 mai 2025 | 17:09
par Rédaction
Temps de lecture : env. 9  min.
Ancien testament (9), Bible (171), Christianisme (24), Evangile (52), Judaïsme (30), Livre (114), Nouveau Testament (36), Religions (82), Torah (3)
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