Le château de Chillon, sur la Via Francigena |© Jacques Berset
Suisse

Via Francigena: des rives du Léman aux vignes du Chablais (5/7)

Devant la gare de Vevey, un panneau bien visible: «La Suisse à pied», avec la mention de la Via Francigena, Grand itinéraire culturel du Conseil de l’Europe. C’est ce que je cherche. C’est bien parti pour une marche de quelque 27 kilomètres, malgré les 35 degrés qui s’annoncent sur le parcours qui va me mener aujourd’hui de Vevey, sur la rive du Lac Léman, jusqu’à Aigle, au cœur du Chablais vaudois.

L’itinéraire, correspondant à la Route 70, est bien indiqué, mais ce sont tout de même 6h40 de marche. Je passe d’abord à l’Office du tourisme, histoire de voir si la Via Francigena fait partie de l’offre faite aux visiteurs de «Vevey, ville d’images». C’est ainsi qu’elle est vantée sur les panneaux publicitaires, avec son Musée suisse de l’appareil photographique ou son Musée Jenisch. Sans oublier l’héritage laissé par Charlie Chaplin et la pléthore d’artistes qui ont fréquenté ce coin de la Riviera vaudoise.

«Vevey, ville d’images»

La dame qui me reçoit gentiment, une employée d’origine polonaise vivant en Suisse depuis sa jeunesse, confirme: des pèlerins étrangers passent régulièrement pour se renseigner sur les possibilités d’hébergement. Elle aimerait bien découvrir elle-même ce parcours, visiter notamment cette perle qu’est l’ancienne Abbatiale de Romainmôtier…

Vevey Une touriste russe pose aux côtés de Charlie Chaplin |© Jacques Berset

En me rendant sur la Place du Marché et sur le port, j’admire le paysage qui s’ouvre sur le lac, avec en arrière fond les Dents du Midi, sur l’autre rive le Grammont, encore valaisan, et la Dent d’Oche, déjà haut-savoyarde. Dans mon dos, passées les terrasses viticoles du Lavaux, défrichées par les moines au XIIIe siècle, le Mont Pèlerin, d’un côté, et de l’autre les Pléiades. Amarré tant bien que mal au mur du port, un voilier à moitié submergé et très abîmé, au milieu d’un amas de bois flottant: la veille, la vaudaire, un vent en provenance de la vallée du Rhône, a soufflé en tempête sur le Haut-Lac.

A l’horizon, la silhouette du château de Chillon

En chemin, un jeune aux cheveux colorés m’interpelle: il récolte des signatures pour une initiative populaire visant à dépolitiser l’élection des juges fédéraux. Il ne connaît pas la Via Francigena, mais salue la démarche écologique du pèlerinage. Le chemin asphalté en bord de rive, qui longe les hôtels de la Belle Epoque, agrémenté alternativement de palmiers, de  pins, de saules ou de chênes, quitte l’agglomération qui s’étire entre Vevey et Montreux pour déboucher sur une vue de carte postale: la silhouette du château de Chillon se découpe à l’horizon.

La promenade romantique est «agrémentée» par le passage régulier des trains, juste à côté, et un peu au-dessus par le bruit continu de l’intense trafic sur l’autoroute qui mène au Valais.

L’ombre de Bonivard

A la vue de la forteresse bâtie sur un rocher planté en bordure du lac, je pense à François Bonivard, le «patriote genevois» (il était issu de la haute noblesse savoyarde)  qui croupissait enchaîné dans ses geôles humides. Trois siècles plus tard, Lord Byron écrira son fameux poème, Le prisonnier de Chillon. Sur le mur, les armoiries bernoises en partie effacées par les morsures du temps. Quittant à regret le sentier ombragé de la Riviera menant vers la plaine du Chablais assommée par un soleil devenu oppressant, je poursuis ma route vers Villeneuve. La «ville neuve de Chillon», fondée en 1214 par le comte Thomas Ier de Savoie, était une position stratégique qui servait de port et de péage sur la route menant vers le col du Grand-Saint-Bernard, au pied du Mont d’Arvel et des Rochers-de-Naye.

A l’époque celtique existait déjà ici un bourg du nom de Pennelocus (tête du lac) puis à l’époque romaine une cité qui faisait fonction de relais sur la route reliant Aventicum (Avenches) et Octodurum (Martigny) sur la route du col.

Les armoiries bernoises dans l’ancienne église Saint-Maurice à Aigle |© Jacques Berset

Les Bernois ont laissé des traces

Je me rends derechef à l’Office du tourisme, logé, aux côtés de la Maison de Ville, dans ce qui me paraît être une église. J’avais oublié que la région avait été occupée par les Bernois et que la réforme protestante avait été introduite suite à la dispute (joute verbale) de Lausanne en 1536. Les catholiques avaient alors perdu leur lieu de culte, transformé un temps en un grenier.

En effet, c’est bien un clocher que j’aperçois, datant de la fin du XVe ou du début du XVIe siècle. C’était ici l’ancienne chapelle de l’Hôpital Notre-Dame. Fondé vers 1236 par Aymon de Savoie, il était destiné à accueillir les pauvres, les pèlerins et les malades. De l’ancien hôpital, il n’en subsiste plus que la chapelle, transformée en hôtel de ville en 1876.

Victor Hugo et le Mahatma Gandhi

Dans cette ville qui a conservé son charme d’antan, des hôtes illustres ont séjourné, notamment le Mahatma Gandhi, Lord Byron – encore lui ! – Victor Hugo, Richard Wagner, ou encore le peintre Oskar Kokoschka.

Mais ce sont les pèlerins qui m’intéressent. L’employée de l’Office du tourisme me sort une liste, car l’Office les enregistre. «Nous en recevons en moyenne une dizaine par mois; ils viennent pour se faire apposer le tampon qui prouve qu’ils sont passés par cette étape. Ils se renseignent sur les possibilités d’hébergement. D’ordinaire, ce ne sont pas des Suisses, mais des pèlerins venant des Pays-Bas, d’Allemagne, de France, d’Italie, et même du Canada», me confie la dame en sortant des tiroirs la liste des passages.

Villeneuve La fresque de l’annonce aux bergers, du peintre Louis Rivier, dans l’église Saint-Paul |© Jacques Berset

Cygnes et canards

Poursuivant ma route, l’itinéraire me fait passer devant l’église Saint-Paul, un édifice qui daterait de la fondation de Villeneuve, au XIIIe siècle. Il est mentionné qu’un certain curé Pierre de Lalex a financé sur sa propre bourse la voûte de la travée centrale du transept, au milieu du XIVe siècle. Il est simplement mentionné que l’église a été affectée au culte réformé dès 1536. Dans la chapelle sud du chœur, une grande fresque représentant la Nativité peinte en 1936 par le peintre Louis Rivier, descendant d’une famille huguenote réfugiée à Genève en 1684.

Empruntant la Route de la Tronchenaz, le long d’un canal ombragé, le pèlerin croise des familles de canards endormis sur la rive, et un couple de cygne avec leur petit, un cygneau au plumage gris. Le passant que je croise me demande où je vais par cette chaleur. A Aigle ? Bon courage!

Villeneuve Famille de cygnes sur la Route de la Tronchenaz |© Jacques Berset

Une Allemande sur le chemin

Devant moi, je vois une marcheuse, sac au dos, qui progresse sur le même chemin, s’interrompant de temps en temps pour chercher sa route sur un guide. Je la rattrape à la hauteur du village de Roche. Est-ce une simple promeneuse, ou parcourt-elle, comme moi, un tronçon de la Via Francigena ?

Je l’aborde: c’est une Allemande, habitant non loin d’Überlingen, sur la rive nord-ouest du Lac de Constance. Elle se présente volontiers, et dans un bon français. Je lui réponds en allemand. Elle s’appelle Sabine Haussmann, est musicienne et exerce notamment son art en institution avec des personnes en situation de handicap. Cette soixantenaire, mère de quatre enfants et grand-mère de sept petits-enfants, a pris trois semaines de vacances. Elle se donne pour but de parcourir durant ce laps de temps la Via Francigena de Lausanne à Pavie, en Italie.

La musicienne allemande Sabine Haussmann rencontrée à Roche sur la Via Francigena |© Jacques Berset

L’anthroposophie

Je vais l’accompagner jusqu’à Aigle, où elle me parlera sur le chemin de l’Ecole Rudolf Steiner, du nom de cet intellectuel qui développa sa propre doctrine spirituelle, l’anthroposophie. Je lui parle du Goetheanum, siège de la Société anthroposophique universelle sur la colline de Dornach, à 10 km au sud de Bâle. Elle l’a déjà visité. Elle précise que le pèlerinage, pour elle, est avant tout une démarche spirituelle, davantage qu’une démarche religieuse.

Sur le chemin qui s’étire au soleil, après plusieurs heures de marche, voici le bourg viticole d’Yvorne, où l’on assure faire le meilleur chasselas du monde. Il se trouverait même dans ce village un «Mozart de la viniculture chablaisienne»… Le chemin nous conduit au milieu d’un superbe paysage au milieu des vignes. Yvorne fait partie de l’association Les Plus Beaux Villages de Suisse, et cela me semble mérité.

Le village reconstruit plus beau qu’avant

Dans le haut du village, une vigneronne nous explique ce que signifie L’Ovaille, une grande inscription blanche dans la pente plantée de raisins. «Le 4 mars 1584, le village d’Yvorne fut détruit par un éboulement qui ensevelit une centaine de personnes, détruit 69 maisons et une centaine de granges, ainsi que des écuries avec leur bétail».

Aigle L’ancienne église Saint-Maurice, dans le quartier du Cloître |© Jacques Berset

Le village a été reconstruit plus à l’est en 1607-1608 et un vignoble a été planté sur l’éboulis, qui a pris le nom d’ovaille, qui vient du vieux français orvale ou ovaille, désastre. Deux kilomètres plus bas, nous arrivons, Sabine et moi, dans le bourg d’Aigle, où nous rejoignons l’ancienne église Saint-Maurice, dite aussi église du Cloître. Ce sanctuaire de style roman et gothique était à l’origine la chapelle du monastère aujourd’hui disparu. Le quartier, situé au pied du château, porte encore le nom de «Cloître», même si le prieuré a été supprimé en 1528.

L’indispensable crédential

Encore une fois, cet édifice fut enlevé aux catholiques lors de la Réforme et appartient aujourd’hui à l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (EERV). Aux clefs de voûte de la nef figurent les armoiries bernoises et celle de Thomas Schöni, gouverneur bernois d’Aigle. Sabine en profite pour sortir son crédential ou carnet du pèlerin, et marquer son passage avec le tampon encreur placé dans l’église. Nous nous disons alors «au revoir, peut-être ?» avant que j’emprunte, au milieu du vignoble, les escaliers menant au Château d’Aigle, dont le Musée de la vigne et du vin rend honneur au chasselas, le cépage emblématique de la région. JB


La Via Francigena, un atout pour le Chablais

Depuis juin 2015, Aigle Région est membre de l’Association Européenne de la Via Francigena (AEVF). Cette association a pour mission la mise en valeur des voies de pèlerinage, en particulier celle de la Via Francigena. L’adhésion d’Aigle Région et de l’Association du Chablais reflète la volonté de la région de s’engager pour la valorisation et le rayonnement de la Via Francigena dans un esprit de collaboration, d’échange et d’amitié avec les partenaires italiens, suisses, français et anglais de ce Grand itinéraire culturel du Conseil de l’Europe.

L’Association du Chablais est très active pour la région. De nombreux textes, documents, cartes produits par ses soins, relatent l’histoire de la Via Francigena dans le Chablais.

La voie traverse huit communes chablaisiennes : Villeneuve, Roche, Yvorne, Aigle, Ollon, Bex, Massongex et Saint-Maurice puis continue en direction du Grand-Saint-Bernard. Dans chaque commune, des points d’intérêts en lien avec l’histoire valent le détour, tel que le musée de l’Orgue à Roche, le Château d’Aigle, des églises et temples, l’Abbaye de Saint-Maurice. Une carte interactive est mise à disposition sur le site officiel de l’AEVF ainsi qu’un calendrier listant les divers évènements le long de la voie. Une liste des hébergements adaptés aux courts séjours, idéal pour les pèlerins, est disponible auprès de l’Office de tourisme d’Aigle et sur son site internet.

Pour en savoir plus sur la Via Francigena dans le Chablais: Francïgena opera ömnïa – Le Chablais / Editions HISTORIA, Italia

Le château de Chillon, sur la Via Francigena |© Jacques Berset
8 août 2018 | 17:28
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 8 min.
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Via Francigena:
de Sainte-Croix au Gd-St-Bernard en sept étapes


Si la Via Francigena est moins connue que le chemin vers Compostelle, elle reste néanmoins une grande voie européenne de pèlerinage. En 990, l’archevêque Sigéric de Cantorbéry relia Rome à son évêché et laissa la description des 80 étapes de son trajet. Empruntant le chemin inverse, plusieurs millions de pèlerins se sont rendus depuis à Rome en traversant le plateau suisse et ses deux barrières naturelles, le Jura et les Alpes. Durant l’été, les journalistes de cath.ch vous emmènent sur cette portion du trajet, à la vitesse du pas, pour y découvrir la richesse du patrimoine religieux et les bienfaits de la marche en pleine nature.



1. Sainte-Croix > Yverdon (12.07.18)


2. Yverdon > Orbe (19.07.18)


3. Orbe > Lausanne (26.07.18)


4. Lausanne > Vevey (02.08.18)


5. Vevey > Saint-Maurice (09.08.18)


6. Saint-Maurice > Martigny (16.08.18)


7. Martigny > Gd-St-Bernard (23.08.18)


Epilogue: La Via Francigena, avec les pionniers suisses