Il y a 60 ans, la Vierge apparaissait à 5 enfants de Beauraing (071292)

APIC-REPORTAGE

L’histoire de la «Dame blanche», les témoins d’une époque

Le souvenir d’une voix «pas humaine» mais néanmoins «jeune et féminine»

Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC

Beauraing, 7décembre(APIC) Le diocèse de Namur, en Belgique, a célébré

dimanche 29 novembre le 60e anniversaire des apparitions de Beauraing. En

présence de près de 10’000 personnes accourues pour se rappeler… de l’apparition en, 1932, de la Vierge à cinq enfants du lieu, «ni moins ni plus

sages» que n’importe quels autres gosses. Trois d’entre eux vivent encore

aujourd’hui. Ils étaient présents dimanche à Beauraing. L’Agence APIC les a

suivis l’espace d’une journée. Pour recueillir des témoignages et plonger

dans le souvenir d’un soir où la «Dame blanche» apparut, pour transmettre à

travers des enfants son message aux chrétiens.

Avec ses maisons de briques rouges, rien ne saurait distinguer Beauraing

d’une autre bourgade de cette région de Belgique. Une petite ville de 3000

habitants, ouvriers, agriculteurs et commerçants pour la plupart, située à

quelque 60 kilomètres de Namur et à une encablure de la frontière française, sans plus, perdue au milieu de la campagne du Plat Pays. Rien. Si ce

n’est le sanctuaire construit après les événements de 1932-33, et qui attire chaque année près de 200’000 pèlerins, dont près de 10’000 se sont donnés rendez-vous en ce dimanche, jour du 60e anniversaire. Pour vivre du matin au soir les manifestations auquelles assistent les trois «voyants» encore en vie. Et réciter en leur compagnie le chapelet à l’heure où, 60 ans

plus tôt, à 18h30, leur était apparue la Vierge.

Beauraing n’est pas Lourdes. Mais les pèlerins accourus de Belgique, de

Hollande, de France, d’Irlande et d’un peu partout n’en demandent pas tant.

Se contentant de prier dans le calme, de chanter avec conviction, de partager simplement un moment d’émotion. Entre deux averses et dans le froid,

entre l’achat d’une image, d’une médaille où d’un cierge. Entre deux célébrations aussi… Après avoir dégusté dans les bistrots bondés les frites

et les moules proposées. La fête pour des pèlerins venus se recueillir et

se souvenir, pour les plus anciens, de ce 29 novembre 1932.

30 minutes pour changer une vie

A l’époque des faits, rien n’est facile à Beauraing. C’est la crise. La

crise des années 30, celle qui engendre la peur un peu partout en Europe.

Le froid devait être tout aussi vif en ce soir de 1932, à l’heure où débute

l’histoire des apparitions. Une histoire cent fois répétées depuis par les

protagonistes. Il est 18 heures… Les enfants Voisin, Fernande (15 ans) et

Albert (11 ans), ont largement le temps avant d’aller rechercher leur soeur

Gilberte (13 ans) qui sort 30 minutes plus tard de l’école tenue par les

Soeurs de la Doctrine chrétienne. Le temps, en passant, d’interpeller les

deux soeurs Degeimbre, Andrée et Gilberte, âgées de 14 et 9 ans, pour les

inviter à se joindre à eux. Le temps aussi d’une «crasse», d’une sonnette

tirée chez l’épicière, de filer se cacher pour l’observer. Ils ne savent

pas, ces cinq gosses, qu’un événement va bientôt bousculer leur vie. Qu’une

«Dame tout de blanc vêtue» les marquera à jamais en apparaissant à 33 reprises, y compris son «Adieu» lancé le 3 janvier 1933.

«Qu’est-ce que c’est… là-bas?»

18h30… Fernande et Albert se dépêchent maintenant pour aller chercher

leur soeur Gilberte à l’école. Sans doute rient-ils encore de la blague

faite à l’épicière en compagnie des filles Degeimbre. Albert a sonné à la

porte de l’école. Mais la Soeur portière tarde à venir. Il se retourne et

voit «une Dame qui se promène en l’air», sur le talus, là, derrière la route qui sépare le jardin de l’école de la ligne de chemin de fer. Son cri a

jailli. Incrédules, les autres filles se retournent à leur tour. Témoins de

la même vision. Sur le pas de la porte, Gilberte, à peine sortie, s’arrête

sur le seuil et s’exclame: «Qu’est-ce que c’est… là-bas?» La religieuse

qui a ouvert la porte ne voit rien. Croyant à une mauvaise plaisanterie,

elle réprimande les écoliers: «Sots, retournez à la maison». Ce qu’ils

s’empressent de faire, encore sous le coup de la peur.

Le père des enfants Voisin, employé des chemins de fer, de même que la

mère, propriétaire d’un petit magasin de papiers peints, se gardent bien de

les prendre au sérieux. A l’instar de Mme Degeimbre du reste, veuve et ancienne fermière de son état, qui a conservé quelques vaches pour faire le

commerce du lait. Les jours se suivent, les apparitions aussi. La plupart à

la même heure, 18h30, près de l’aubépine du jardin de l’école que Marie a

choisi pour ses rendez-vous avec les cinq jeunes «voyants».

Cinq témoins, cinq mariages: le rôle des laïcs

«Témoins, et pas voyants», dit Albert Voisin qui vit aujourd’hui sa retraite d’enseignant à Beauraing. Enseignant? Comme ses soeurs et amies, Albert n’est pas entré en religion, malgré les pressions exercées dans sa

jeunesse par certains milieux d’Eglise. «Le mariage étant, que je sache, un

sacrement lui aussi, je pense que les témoins de la Vierge au coeur d’or

ont ainsi assumé leur témoignage au mieux de leur humanité». Tous se sont

mariés. Quinze enfants naquirent de ces différentes unions. Les difficultés

de la vie n’ont épargné personne. Quant à Andrée Degeimbre et Fernande Voisin, elle moururent en 1978 et 1979 respectivement. «Lorsqu’on a vu la

Vierge, on ne se marie pas», leur reprochait-on à l’époque. Une affirmation

revue et corrigée aujourd’hui: «C’est sans doute aussi un message sur l’importance des laïcs au sein de l’Eglise que la Vierge a voulu donner», relève le chapelain du sanctuaire. Tout le rôle des laïcs… par ailleurs évoqué par le pape Jean Paul II lors de sa visite sur les lieux en mars 1985.

«Nous aurions pu la toucher…»

De «cette Dame jeune, plutôt petite aux yeux bleus comme le ciel et au

visage tout sourire couleur de chair et brillant», Gilberte Degeimbre, Gilberte et Albert Voisin, aujourd’hui âgés de 73, 69 et 71 ans, conservent un

souvenir qui ne s’estompe pas. Pas davantage qu’ils n’oublient la vision

des rayons brillants et très fins qui paraissaient sortir de sa tête. Ils

racontent: «Son visage, surmonté d’un voile blanc tombant jusque sur les

épaules, était comme couronné de soleil. Sa robe sans ceinture, d’une blancheur parfaite, différente de celle de la neige, était traversée de reflets

bleus…; elle tombait lui cachant les pieds, se confondant avec un nuage

blanc qui formait comme des festons». «Elle était si proche de nous, explique Albert, qu’en s’approchant de 3 à 5 mètres, nous aurions pu lui toucher

les pieds». «Les mains jointes, elle regardait tantôt le ciel tantôt vers

nous. Souriante. Un chapelet brillant pendait à son coude. A la fin de chaque apparition, elle écartait les bras en signe d’adieu».

Une voix tout droit sortie du ciel

De cette époque, Soeur Charles-Marie en a gardé davantage qu’un souvenir. Sa voix tremble encore et toujours de la même émotion à l’évocation de

ces 36 jours de 1932-33. «J’habite Beauraing depuis 1927. A l’époque,

j’enseignais dans cette école. C’est dire si j’ai connu les 5 enfants témoins». «Je ne les croyais pas, comme les autres Soeurs d’ailleurs, et la

Mère Supérieure. C’est pas possible que la Vierge apparaisse à ces enfantslà…, disions-nous. Mais les gens se sont mis à y croire. Je me rappelle

du 8 décembre, ils arrivaient de partout, en train, en car, en voiture».

«Nous savions exactement à quel moment ils voyaient la Sainte Vierge.

Parce que leurs voix, murmure Soeur Charles-Marie avec des sanglots d’émotion, parce que leur voix changeait et que leur visage se transformait. Une

voix plus haute….» «Je vous salue Marie pleine de grâce, entendions-nous,

et la prière se faisait subitement plus étrange, comme surnaturelle… une

voix du ciel que je n’arrive pas à définir». Et puis, poursuit-elle, nous

savions le moment précis où la Vierge apparaissait car les cinq enfants

tombaient au même moment à genoux sur le pavé. Un bruit sec, que la foule

pouvait percevoir, alors même que les enfants, par la volonté des personnes

qui enquêtaient sur ces apparitions, étaient dispersés sans possibilité de

communiquer entre eux».

Des propos que corroborent un journaliste qui écrivait à l’époque: «Tout

à coup, avec une soudaineté foudroyante, jaillit des 5 petites poitrines

comme un cri, comme une gerbe d’allégresse, comme une explosion de joie

dont l’accent indescriptible ne peut être rendu. Les voix partent toutes

dans la nuit et transpercent la foule massée tout autour». Le 3 janvier

1933, dernier jour des apparitions aux enfants, jour durant lequel la Vierge livra séparément un secret à quatre d’entre eux – dont personne ne connaît la teneur, y compris l’Eglise – et montra au cinquième son Coeur d’or

avant son «Adieu», une foule estimée entre 25’000 et 30’000 personnes se

pressait aux alentours du jardin.

La voix de la Vierge, témoignait un jour Fernande, n’était «pas humaine», mais néanmoins «jeune et féminine». Il y a quelques années seulement,

Albert disait l’entendre encore. «Aujourd’hui, 60 ans après, il constate

qu’il l’a ’moins dans l’oreille’, alors, soupire-t-il, qu’elle était tellement belle… tellement mélodieuse».

Pas Lourdes… Beauraing, simplement Beauraing

Du jardin de l’école, il ne reste plus guère aujourd’hui que l’aubépine

qui voisine avec la route et la voie de chemin de fer. Ainsi que le bâtiment transformé de l’école devenu un centre d’accueil et de retraite pour

les malades en particulier. Le bitume a remplacé l’herbe pour accueillir

les pèlerins venus prier devant la statue de la Vierge, à l’emplacement même de ses apparitions. Sur un mur prolongeant l’esplanade où un autel domine maintenant, des inscriptions: les mots prononcés par la Sainte Vierge

aux enfants au cours de ses 33 apparitions: «Je suis la Vierge Immaculée»;

«Je suis la Mère de Dieu, la Reine des Cieux»; «Je désire une chapelle»,

«Qu’on vienne ici en pèlerinage»; «Priez, priez beaucoup»; «Je convertirai

les pécheurs»; ainsi que ses dernières paroles adressées à Fernande Voisin

avant l’adieu: «Aimez-vous mon Fils? M’aimez-vous? Sacrifiez-vous pour

moi!». Des inscriptions qui s’ajoutent à des dizaines de remerciements dont

celle-ci, relevée au hasard: «Merci, Notre-Dame de m’avoir sauvée».

Des sceptiques, des incrédules et des esprits cartésiens, les habitants

de Beauraing n’en n’ont cure. Ils croient. Et leur ville est demeurée modeste et simple, à l’image des témoins. Rien à voir avec Lourdes par exemple. Certes, note un habitant, «il y a eu chez nous dans les années 33 et

suivantes une sorte de boom économique. Beaucoup de gens ont acheté des

terrains, construit des salles avec des décorations d’apparition. Ces lieux

sont maintenant devenus des entrepôts, des magasins ou des supermarchés

dont on a recouvert les murs parce que la grande affluence des pèlerins

imaginée n’est pas arrivée». De fait seules deux boutiques offrent aujourd’hui à Beauraing des souvenirs de la Vierge. De l’une d’elles où s’entasse une foule de clients à la recherche d’une image ou d’une médaille,

sort un pèlerin que l’achat d’une statue de la Vierge rend tout heureux. Il

croit. Simplemnent. Convaincu qu’il est que des choses inexpliquées font

partie de la foi. Du mystère. Celui dont l’homme a besoin pour vivre.

(apic/pierre rottet)

ENCADRE

L’Eglise catholique s’est toujours montrée prudente avant de reconnaître

l’authenticité surnaturelle des apparitions. Dans le cas de Beauraing, il

aura fallu 16 ans pour en arriver à une telle reconnaissance. Dans une lettre adressée en 1933 aux évêques de Belgique, Mgr Thomas-Louis Heylen, évêque de Namur de 1899 à 1941, édictait des mesures restrictives sévères pour

tous les cas de prétendues apparitions. Le 22 août de la même année, l’évêché imposait en outre un règlement qui, tout en déclarant ne pas interdire

aux fidèles l’accès à l’aubépine, y prohibait toute organisation de culte.

Le règlement défendait aussi aux prêtres de dire quoi que ce soit dans la

prédication pouvant laisser supposer que l’autorité ecclésiastique «se serait prononcée à ce jour sur l’authenticité des apparitions».

Dans une interview accordée à l’Agence APIC, Mgr André-Mutien Léonard,

évêque actuel de Namur, confie que la procédure concernant Beauraing – réd.

comme dans tout autre cas – a consisté à nommer une Commission d’enquête

composée d’experts dans les divers domaines concernés (théologique, psychologique, médical…) pour vérifier l’authenticité des faits. Cela à plusieurs niveaux: il s’agit de voir quelle est la fiabilité des témoins sur

le plan humain, psychologique, spirituel et médical; de voir aussi si le

message véhiculé correspond à la Révélation, à l’Ecriture et à la tradition

de l’Eglise. Une série d’indices indispensables pour pouvoir reconnaître la

réalité surnaturelle des faits. Une enquête qui prend généralement des années avant d’aboutir à des conclusions formelles.

Pour ce qui est des enfants de Beauraing, poursuit Mgr Léonard, il y a

également la concordance de leurs témoignages, en dépit du fait qu’on essayait de les mettre en contradiction. Le 2 février 1943, Mgr Charue, qui

succéda à Mgr Heylen, reconnaissait le culte à Notre-Dame de Beauraing,

avant de reconnaître, le 2 juillet 1949, le caractère surnaturel des faits.

Quant à la première pierre de la chapelle, que Marie demanda aux enfants,

elle fut posée le 22 août 1947, le sanctuaire ayant été consacré en 1954.

Pour Mgr Léonard, «la grâce de Beauraing est encore inexplorée. C’est

peut-être parmi les grandes apparitions depuis 150 ans, celle où Marie a le

plus révélé les grands titres que l’Eglise lui a reconnus: ’Je suis la Mère

de Dieu», ’Je suis la Reine des Cieux’». Sans parler de l’appel pressant

qu’elle adresse: «Je convertirai les pécheurs». Et Mgr Léonard d’ajouter,

en parlant de Beauraing et des apparitions mariales: «Il y a tout intérêt à

se mettre à l’écoute et de se laisser toucher par ce phénomène», même si

certains «intellectuels ou théologiens ont parfois un peu de mal à assimiler cela dans leur vision des choses»… «Les apparitions ne sont en aucune

manière l’objet central de la foi et pas davantage l’objet nécessaire de la

foi». Et si depuis 150 ans, celles-ci se multiplient, «c’est qu’il y a urgence spirituelle à notre époque marquée par un enfoncement de nos pays

dans un athéisme théorique et pratique. Cela doit être pris au sérieux. Non

dans un esprit de catastrophe ou de pessimisme, mais avec réalisme».(ap/pr)

7 décembre 1992 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 10  min.
Partagez!

APIC – Reportage

Brésil: «Marqués pour mourir»

A Sao Paulo, violence et mort pour les enfants de la rue

Jacques Berset, Agence APIC

Plus de 4’000 adolescents et enfants de la rue assassinés ces dernières années au Brésil. Victimes de «Groupes d’extermination» disposant souvent du

soutien de la police et travaillant en cheville avec des commerçants locaux

désireux de se débarrasser des bandes qui écument certains quartiers. Victimes aussi de règlements de compte entre bandes rivales de trafiquants de

drogue. Loin de la vision romantique et idéalisée des «enfants de la rue»

souvent véhiculée en Occident, nous avons pu nous-même faire l’expérience à

Sao Paulo de cette «guerre sociale» qui ne veut pas dire son nom. Un monde

de violence, de drogue et de prostitution où tous les coups sont permis

mais aussi toutes les solidarités possibles.

Selon les données de l’Institut médico-légal de Rio de Janeiro, en

moyenne une quarantaine d’enfants et d’adolescents sont assassinés chaque

mois dans la métropole «carioca». Une recherche du Centre d’étude de la

violence (NEV) à Sao Paulo montre que 60 mineurs sont tués mensuellement

dans cette ville de 12 millions d’habitants.

Jonas Beltrao de Oliveira a l’air d’un intellectuel fragile, plutôt poète, avec ses longs cheveux noirs bien soignés. Collaborateur de la Pastorale des Mineurs de l’archidiocèse de Sao Paulo, il fait des rondes la nuit

dans le secteur de la Praça da Sé, en plein centre de la métropole «paulista», dans le but d’accompagner et de protéger les enfants de la rue. Ancien

étudiant en philosophie, il tient à nous avertir d’emblée: «Ce travail n’a

rien de romantique, il nous réserve bien des désillusions et des déceptions; il faut garder la tête froide et si je n’avais pas une foi bien

trempée, je ne résisterais pas».

Le dimanche soir précédent, au retour d’une veillée à la cathédrale consacrée à l’éthique en politique (on était en plein «Collorgate», la crise

qui allait permettre la destitution du président Fernando Collor de Mello,

accusé de corruption), six gamins d’une bande avec laquelle il travaillait

la nuit, l’ont agressé. Ils n’avaient pas reconnu tout de suite leur éducateur de rue. C’était «seulement» la septième fois que Jonas était attaqué

par des jeunes à Sao Paulo.

Une désertification des campagnes due à l’injustice sociale

Avec ses infrastructures depuis longtemps saturées, Sao Paulo «accueille» 1’000 à 2’000 nouveaux ruraux migrants par jour, parce que la campagne

ne leur offre aucune possibilité faute de réforme agraire et d’infrastructures sanitaires et éducatives suffisantes. Aujourd’hui, seuls 25 % des 150

millions de Brésiliens vivent à la campagne. Issus très souvent de familles

migrantes, les enfants et les adolescents de la rue sont complètement destructurés. Avant, dans la société rurale patriarcale, la famille vivait

dans une économie domestique organisée à laquelle ils collaboraient. En

ville, sans logement ni travail, sinon les petits métiers de l’économie informelle, et avec un habitat insalubre sous les ponts, dans les favelas ou

les «cortiços» (»ruches» ou taudis) surpeuplés, tout le système familial

traditionnel s’effondre.

Ainsi, dans de très nombreux cas, les enfants et les adolescents sont

les seuls à apporter des revenus à la maison. En vivant dans la rue et de

la rue. Au début, ils ne sont que sporadiquement dehors et gardent des contacts avec leur famille. Les parents, note Jonas, croient qu’ils ont trouvé

du travail, qu’ils font du petit commerce, que les petits demandent l’aumône… Mais rapidement les filles tombent aux mains des souteneurs et tenanciers de bars louches qui les «protègent» et les placent dans le circuit de

la prostitution. Les garçons se mettent en bande pour voler ou tombent dans

le trafic de drogue. Ils finissent par vivre totalement dans la rue, commencent à inhaler de la colle à chaussures, des solvants, puis viennent la

«maconha» (cannabis), le «crack» (free base) et la cocaïne. Les enfants de

la rue s’aperçoivent bien vite qu’ils gagnent beaucoup moins en vendant des

oranges au jour le jour qu’en attaquant un passant.

Eliminer les témoins

Et la montre qu’ils ont volée, ils la céderont quasiment pour rien à un

adulte receleur – souvent un surveillant ou un agent de sécurité – qui leur

fournira une certaine quantité de colle à inhaler. Ainsi s’installe le cercle vicieux, avec la prise de drogues de plus en plus dures. Filles et garçons deviennent des «avions», c’est-à-dire transportent des quantités de

drogues d’un endroit à un autre. Et ceux qui veulent sortir du milieu sont

«éliminés» d’une balle dans la tête par les chefs du trafic qui, eux, sont

des adultes. On appelle ces meurtres «queima de arquivo», «brûler les archives», c’est-à-dire éliminer les témoins.

Si les enfants et les adolescents de la rue – qui souffrent d’immenses

carences affectives et d’une grande destructuration de la personnalité savent faire montre d’une grande solidarité face au monde des adultes, en

particulier face à la police, ils finissent par perdre toute orientation

morale. Dans le monde de la bande, il existe certes un code éthique: les

jeunes de la rue ne s’attaquent pas aux femmes enceintes, aux enfants ou

aux gens qui les aident. En théorie. Car chez certains, la misère finit par

détruire les derniers vestiges de sens moral.

Les conditions de vie infrahumaines finissent par déshumaniser l’homme

au caractère le mieux trempé et le réduire à l’état de fauve. Cette expérience très pénible, nous l’avons vécue aux côtés des «catadores de papelao». Ces travailleurs vivent de la récupération du papier et du carton et

réclament la reconnaissance de leur métier : la moitié du papier recyclé à

Sao Paulo provient de ce travail, et pour chaque tonne de papier ainsi récolté, la mairie économise 33 dollars… En plein centre de la ville, au

milieu des viaducs qui déversent un flot incessant de voitures bruyantes,

une structure de béton sans eau ni électricité appelée «Le squelette», occupée par environ 200 personnes, des «catadores de pabelao». Parmi eux un

jeune migrant de Bahia, surnommé «O Baiano», une longue cicatrice lui parcourant le ventre et plusieurs traces de balles sur le côté. «J’ai déjà tué

trois personnes». Je pense à une plaisanterie. A tort!

Trahison

Il nous invite dans sa «maison», nous offre le café et parle longuement

de dignité humaine et de la société qui discrimine les pauvres. Au moment

de se dire au revoir, le voilà qui sort un revolver, tandis qu’un autre de

ses compagnons que je venais d’interviewer et de photographier me plaque un

pistolet sur la tempe: «Assis, le gringo, sinon je t’abats!». Je crois encore une fois à une plaisanterie. Le «Baiano» tremble, hurle, les yeux

injectés de sang. Jao, le professeur qui m’accompagne, me fait signe d’obtempérer.

Jao, effondré, se sent trahi: c’est la première fois en cinq ans que cela arrive. Son organisation, le Centre Gaspar Garcia Laviana, qui aide ces

gens à s’organiser et à obtenir certains aménagements de la part de la mairie de Sao Paulo, va certainement devoir réorienter son travail. En attendant, ma montre m’est arrachée brutalement – nos agresseurs ne veulent pas

savoir que c’est un cadeau de mon parrain décédé – et une fouille sans ménagements ne me laisse qu’un seul dollar et 300 cruzeiros, pas même de quoi

téléphoner. Les autres habitants du «squelette» sont atterrés: «on ne fait

pas cela à des amis, on n’attaque pas des gens qui viennent nous aider…

on ne vole jamais dans sa propre maison». Ils craignent aussi une possible

rafle de la police militaire, et ici, une telle intervention peut tourner

au massacre!

Même les voleurs ont un code d’honneur. Mais, à l’évidence, pas ceux-ci.

Quelques heures plus tard, les éducateurs de rue – accompagnés d’un groupe

de jeunes de la maison – peuvent récupérer la plupart des traveller’s chèques que les voleurs n’ont pas su écouler. Les agresseurs sont à nouveau

dans leur habitation de fortune, fumant de la «maconha». Sûrs de leur impunité, ils ne m’ont même pas confisqué mon enregistreur et mes appareils de

photos… Plus tard, un éducateur me confiera: «Ceux-là sont marqués pour

mourir… Ils ne vont pas vivre longtemps, ils n’ont plus aucun code moral,

ils ne réfléchissent plus, et la mort, ils connaissent!».

Encadré

Les tueurs à gages, une tradition bien ancrée

Les «Groupes d’extermination» qui s’en prennent aux jeunes de la rue sont

payés pour tuer, ils reçoivent un «contrat», c’est une tradition de la politique brésilienne, note Herbert de Souza, directeur de l’Institut Brésilien d’Analyses Sociales et Economiques (IBASE) à Rio de Janeiro. Par exemple, les grands propriétaires tout puissants de l’intérieur du pays, surnommés les «colonels», avaient l’habitude d’utiliser des «capangas», des

«pistoleiros» qui reçoivent de l’argent pour éliminer les syndicalistes,

les opposants ou les simples gêneurs. Dans les métropoles, ces tueurs à gages s’organisent dans des groupes de «nettoyage». La police a souvent une

participation très active dans ces meurtres, souligne le sociologue brésilien.

Julio Lancellotti, coordinateur de la Pastorale des Mineurs de l’archidiocèse de Sao Paulo confirme que la Police Militaire participe à l’extermination des enfants de la rue. Pour comprendre le peu de cas qu’elle fait

de la vie humaine, il suffit de penser à la sauvagerie avec laquelle elle a

mâté le 2 octobre la mutinerie du Pavillon 9 du pénitencier de Sao Paulo,

faisant plus de 200 morts. Le cardinal Paulo Evaristo Arns, archevêque de

la ville, a parlé à ce propos «d’action criminelle de la police» : de nombreux prisonniers menottés ont été exécutés dans leur cellule et certains

étaient si mutilés qu’ils étaient méconnaissables.

Les enfants de la rue: une question de sécurité ou un problème social?

Lancellotti révèle que la question des enfants de la rue – un problème

social – est encore considéré aujourd’hui au niveau du gouvernement fédéral

et même de l’Ecole Supérieure de Guerre comme une question de «sécurité nationale», et est traitée avec des méthodes policières. Et tout cela malgré

l’adoption il y a tout juste deux ans d’un Statut de l’Enfant et de l’Adolescent progresssite, qui fait de ces mineurs des sujets de droits, alors

que l’ancien Code des Mineurs n’en faisait que des objets de répression judiciaire.

Dans les faits, les sinistres «Escadrons de la Mort» de l’époque de la

dictature militaire renaissent sous une autre forme et avec plus de virulence encore, profitant de la tolérance d’une bonne partie de la société,

des milieux conservateurs de la presse et de la politique qui considèrent

les enfants de la rue comme une menace pour la sécurité et un danger social. «Ce ne sont pas les enfants de la rue qui sont un problème, mais la

société qui produit et tolère un tel scandale», affirme le Secrétariat national de la Pastorale des Mineurs, «en effet, les enfants abandonnés dans

la rue sont une accusation terrible contre cette société». (apic/be)

Encadré

Vaincre la misère est possible, c’est une question de volonté politique

Herbert de Souza, 56 ans, a commencé son action dans les années 60 au sein

de l’Action catholique. Comme un adepte du personnalisme d’Emmanuel Mounier, il avait conscience que la question sociale est fondamentale, une interpellation qui a marqué toute une génération d’intellectuels brésiliens à

l’époque où s’installait la dictature militaire.

Le directeur de l’IBASE estime qu’il faut absolument «domestiquer» le

capitalisme, tout en se demandant si c’est possible: «Car vous devriez

changer le capitalisme à tel point qu’il ne serait plus le capitalisme, un

système basé sur un principe de lutte fratricide». L’existence d’enfants de

la rue pourchassés par la police et les «Escadrons de la Mort» est pour lui

la pire des accusations contre le modèle de société imposé au Brésil.

«La possibilité de vaincre la misère existe, ce qui manque, c’est la volonté politique de ceux qui monopolisent le pouvoir. Si vous donnez dix

milliards de dollars à ce gouvernement, sans le changer fondamentalement,

le pouvoir sera certainement très heureux, mais les enfants brésiliens n’en

verront pas un centime. Il faut un changement éthique: il est nécessaire

que l’éthique domine la politique et que la politique domine l’économie. Le

gouvernement du président Collor, aujourd’hui déchu, de même que ceux qui

précédaient, se sont montrés plus solidaires du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale que de leur propre peuple».

Vaincre la pauvreté et la misère – à laquelle est condamnée plus de la

moitié des 150 millions de Brésiliens – c’est possible, car le Brésil est

riche: c’est même la 9e puissance économique mondiale selon le PIB et le

pays débourse un milliard de dollars par mois pour sa dette extérieure!

Mais le modèle économique choisi, qui permet à 10 à 15 % de la population

de vivre comme au Canada ou en Espagne – un îlot de richesse au milieu d’un

océan de misère – doit être changé structurellement, pour répondre aux besoins fondamentaux de sa population. C’est ce qu’a fait l’Europe après la

deuxième guerre mondiale avec le Plan Marshall, lance le chercheur brésilien, qui conclut: «Ici, nous sommes en pleine guerre sociale, nous vivons

une situation d’apartheid social!» (apic/be)

Les photos de ce reportage sont disponibles à l’Agence APIC

12 octobre 1992 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 9  min.
Partagez!