«À Haïti, il faut un dialogue social, également avec les gangs»
Une grande partie d’Haïti est sous l’emprise des gangs qui sèment le chaos. Jean-Claude François, responsable d’une ONG de développement sur place, estime que la solution doit passer par un dialogue social incluant les groupes armés.
Brigitte (prénom d’emprunt) ne voulait pas laisser sa maison de Port-au-Prince aux bandits. Pour avoir résisté à la «réquisition», les membres du gang l’ont agressée physiquement, ce qui a provoqué une crise cardiaque et son décès. Jean-Claude François raconte ainsi comment sa sœur a été victime de la «guerre des gangs» qui ravage Haïti depuis de nombreuses années.
Chaos total
Ce comptable genevois a quitté le pays des Caraïbes en 1976. Il possède aujourd’hui une société fiduciaire dans la cité du bout du lac et dirige l’ONG Haïti-Cosmos. Il se rend habituellement deux fois par an dans son pays d’origine, pour deux périodes de deux mois chacune. Mais il n’a plus foulé le sol haïtien depuis l’été 2024. Ses séjours en 2025 ont dû être annulés à cause de l’arrêt des liaisons aériennes. «Des membres de gangs ont tiré sur des avions, et plus aucune compagnie ne veut prendre le risque d’atterrir à Port-au-Prince», explique le septuagénaire.
Il qualifie la situation sur place de «chaos total». Une septantaine de gangs font la loi dans la capitale et plus grande ville du pays. Ils font régner la terreur, volant, tuant, kidnappant, rackettant la population. La plupart des entreprises ont fermé et les gens ne peuvent plus travailler. L’État est inopérant, notamment parce que des bâtiments officiels sont occupés par les groupes armés. «Le seul secteur qui fonctionne encore est le fisc», sourit Jean-Claude François. Sans doute parce que les gangs ont avec eux un arrangement, imagine-t-il. Les gangs rackettent également les véhicules, ce qui augmente encore l’inflation et précarise d’autant plus une population déjà exsangue. «Sans l’aide de la diaspora, qui transfère beaucoup d’argent vers Haïti, les gens ne pourraient pas vivre.»
Des milliers de morts
L’Haïtien d’origine énumère le nombre effrayant des victimes de cette guerre civile qui ne dit pas son nom: 4500 personnes assassinées en 2023, 5600 en 2024, et déjà plus de 3000 de janvier à juin 2025. Parallèlement, des milliers de personnes ont été blessées et d’autres kidnappées. Cette dernière activité est l’une des principales sources de revenus des gangs. Alors que leur emprise était au départ limitée à Port-au-Prince, elle s’étend à présent au reste du pays. Les bandes armées ont récemment pris le contrôle de deux provinces adjacentes à celles de la capitale.
L’emprise du grand commerce
Comment en est-on arrivé là? La question est complexe. Jean-Claude François voit parmi les causes profondes la mainmise des milieux économiques sur le pays. À l’origine serait la privatisation des entreprises d’État qui a eu lieu après la présidence autoritaire de Jean-Claude Duvalier (1971-1986). Les sociétés jusque-là étatiques ont alors été rachetées par les grands commerçants locaux qui les ont fermées. Ils ont commencé à importer de l’étranger les produits auparavant fabriqués à Haïti, se partageant les monopoles et imposant les prix. Les élites de la bourgeoisie se sont alliées avec des politiciens et des groupes armés dans le but de préserver ce système qui les a enrichis.
«Haïti ne constitue pas un dossier prioritaire pour les grandes puissances»
Le président Jean-Bertrand Aristide, au pouvoir de façon sporadique entre 1990 et 2004, a été le premier à monter une milice chargée de veiller à sa sécurité, face aux nombreuses menaces dont il faisait l’objet. Mais cette démarche a provoqué une surenchère dans la création de groupes armés aux services de divers intérêts. Ces milices se sont souvent autonomisées, formant des bandes armées vivant d’activités illégales. L’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021 a accéléré le vide du pouvoir et le désordre. La pauvreté endémique fait que les gangs n’ont pas de difficultés à recruter, notamment au sein de la jeunesse désœuvrée.
Des activités de développement en danger
Des jeunes auxquels Haïti-Cosmos tente de donner des perspectives d’avenir, dans la région du Plateau central. L’ONG, financée par l’Association suisse des Amis de Sœur Emmanuelle (ASASE), basée à Genève, gère de nombreuses activités de développement avec 160 collaborateurs à Haïti. Une université, une école primaire, un laboratoire médicinal ou encore un dispensaire améliorent, depuis une vingtaine d’années, le quotidien des habitants de cette zone agricole et pauvre. Les écoles forment des ingénieurs, des agronomes, des infirmières ou encore des avocats. Beaucoup de ces jeunes parviennent à trouver du travail dans le pays et certains partent dans de grandes universités à l’étranger.
Extension des gangs
Mais la menace pèse, alors que les gangs commencent à sévir dans le Département du Centre, qui est également la région d’origine de Jean-Claude François. Pour l’instant, les gangs ne s’en sont pas pris aux biens d’Haïti-Cosmos. «Probablement que des membres de leurs familles profitent des activités de notre ONG», suppute Jean-Claude François. Des terres que possède le Genevois dans le Plateau central ont été accaparées par des bandits. Un état de fait contre lequel il est totalement impuissant. Car aucune force de police ou de justice n’est apte à faire régner l’ordre. Heureusement pour Jean-Claude François, ses activités humanitaires font qu’il est bien vu dans le pays, également par les gangs.
«Ce qu’il nous faut, ce n’est pas forcément beaucoup de gens, mais de bonnes idées!»
Mais le travail sur place est de plus en plus difficile. En juillet 2025, un groupe de réfugiés a pris d’assaut le collège géré par Haïti-Cosmos. Ils fuyaient un massacre perpétré par un gang dans la ville proche de Mirebalais. 150 personnes ont trouvé la mort dans le raid du gang. Les réfugiés ont occupé le collège une semaine jusqu’à ce que le maire local leur installe des tentes. Encore plus récemment, les 11 et 12 septembre derniers, cinquante personnes ont été exécutées à Labodrie, une ville proche du Département du Centre, parce que ses habitants étaient accusés d’être des «informateurs de la police».
La fausse solution de l’intervention étrangère
Alors que la violence semble aller crescendo et que le pays s’enfonce dans l’abîme, aucune solution n’est à l’horizon. Bien sûr, certains évoquent une intervention extérieure, comme cela a souvent été le cas dans l’histoire d’Haïti. Des soldats kényans sont actuellement sur place. Mais la condition de leur venue était qu’ils n’aient pas à combattre. Ils ne font ainsi qu’assister le gouvernement dans la mise en place d’une force de coercition efficace. Ce qui n’a que peu d’effets. «Le Kenya ne veut pas se mouiller, et aucun pays ne le veut, alors que Haïti ne constitue pas un dossier prioritaire pour les grandes puissances», estime Jean-Claude François. D’ailleurs, les habitants eux-mêmes ne veulent pas d’une intervention étrangère, du moment que les précédentes n’ont jamais rien apporté de positif.
L’un des problèmes est que le pays n’a pas réellement de direction, personne ne voulant occuper le très dangereux poste de président. Six d’entre eux ont déjà été assassinés. Actuellement, un groupe de neuf politiciens issus de divers partis ont formé un ‘Conseil présidentiel de transition’. IIs se sont notamment donnés pour mission de convoquer de nouvelles élections dans les mois à venir. Une perspective qui a, selon le Genevois, peu de chance de se réaliser.
L’espoir est toujours là
L’Église catholique, qui a pu représenter un pouvoir dans le passé, n’est aujourd’hui plus respectée. Des prêtres et des religieuses sont assassinés ou enlevés. Les ecclésiastiques font tout de même ce qu’ils peuvent pour aider la population, mais les moyens sont ténus.
Jean-Claude François pensent que rien ne changera vraiment sans une refonte des structures du pays. «Il nous faut du travail, une vie décente pour tous, une vraie justice». Pour le responsable d’ONG, le système favorisant uniquement le grand commerce doit être remplacé. «La situation est devenue si insupportable que tout le monde veut vraiment la changer». Pour y arriver, il prône le dialogue entre toutes les parties. «Il faut se dire: oui, les types des gangs ont commis des crimes, mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’asseoir avec eux. Je ne vois pas forcément le recours aux armes comme une solution.»
Le Genevois compte retourner le plus vite possible dans son pays d’origine, peut-être en passant par la République dominicaine, qui possède une frontière terrestre avec Haïti. Même si la situation semble inextricable, il assure que l’espoir existe toujours dans la population. «Après tout, Haïti a été la première nation à se libérer de l’esclavage (1804, ndlr). Un petit nombre de personnes déterminées ont réussi cela. Ce qu’il nous faut donc, ce n’est pas forcément beaucoup de gens, mais de bonnes idées!» (cath.ch/arch/rz)
Alors que la guerre en Ukraine mobilise les regards, de nombreuses autres tragédies se déroulent dans le monde, plus loin de l’attention médiatique. Le pape François a appelé à plusieurs reprises les journalistes à ne pas oublier les conflits qui suscitent moins d’intérêt en Occident. C’est ce à quoi cath.ch veut en partie remédier avec la série «Conflits oubliés», qui relate des situations dans plusieurs endroits du monde, où l’humanité est en détresse.