Un enfant devant un plan d'eau insalubre, à Idlib (Syrie), en septembre 2022 | © KEYSTONE/DPA/Anas Alkharboutli
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Syrie: entre misère et combats, une population prise au piège

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Alors que les violences armées ont globalement diminué en Syrie, ces dernières années, la situation humanitaire y est toujours catastrophique. Le sort des populations pourrait encore empirer avec la reprise des combats entre les Kurdes et la Turquie, dans le nord.

«Les Syriens veulent juste avoir une vie normale», souligne le Père Georges Aboud. Le religieux libanais, curé de la paroisse grecque-catholique melkite de Damas de 2001 à 2019, vit actuellement en Allemagne, mais revient environ tous les six mois en Syrie.

Son expérience lui fait sérieusement douter que la vie des Syriens puisse, à court ou moyen terme, redevenir telle qu’avant. Les derniers développements n’incitent en effet pas à l’optimisme. Alors que les violences armées ont fortement diminué depuis quelques années, certaines populations du nord du pays recommencent à entendre le sifflement des bombes.

Le 23 novembre 2022, l’armée turque a annoncé avoir frappé près de 500 cibles kurdes en Irak et en Syrie. Ankara a lancé depuis quelques jours l’opération «Griffe-épée», en représailles à l’attentat qui a fait six morts le 13 novembre à Istanbul, imputé au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le président Recep Erdogan entend neutraliser l’organisation qui mène une insurrection contre l’Etat turc depuis les années 1980. Il a menacé le 22 novembre de lancer une opération terrestre en Syrie, en dépit des pressions internationales pour l’en dissuader.

La menace du froid

Pour le Père Aboud, ce n’est qu’une nouvelle phase du jeu mortifère auquel se livrent les grandes puissances depuis plus d’une décennie en Syrie. Ce conflit, qui a détruit les infrastructures, l’économie et les rapports sociaux, a laissé la population exsangue, dénonce-t-il. S’il souligne la difficulté d’avoir des informations précises sur ce qui se passe dans les différentes régions du pays, il sait que la situation est particulièrement préoccupante dans de nombreux endroits. Alors que l’hiver arrive, beaucoup d’habitants redoutent notamment de ne pouvoir se chauffer.

Le Père Georges Aboud | © Jacques Berset

Le réseau électrique est fortement perturbé et le courant régulièrement coupé. L’essence, qui alimente les générateurs, manque, alors même que le pays est producteur. Mais les zones pétrolières sont sous contrôle des milices kurdes, soutenues par les Américains. Ces derniers écoulent leur pétrole via leur propre réseau, affirme le Père Aboud. Le carburant est rationné et si l’on en trouve au marché noir, c’est à des prix très élevés.

80% de la population sous le seuil de pauvreté

Un phénomène aggravé par l’inflation galopante. «Depuis 2020, la situation économique dégénère et la monnaie a été fortement dévaluée», explique le religieux. En bonne partie l’effet des sanctions internationales imposées au régime de Bachar el Assad, dont la loi «César» (Caesar Syria Civilian Protection Act), promue par le gouvernement Trump en juin 2020. Des sanctions qui manquent toutefois leur cible en atteignant de plein fouet le peuple et non la classe dirigeante. Cette dernière en profite au contraire pour s’enrichir.

«La situation dans les camps est un terreau fertile pour le mal»

Frère Jihad Youssef

La corruption est en effet un problème majeur en Syrie, confirme le Frère Jihad Youssef, du monastère de Mar Moussa, à l’ouest du pays, joint par téléphone. Un fléau en partie compréhensible, au vu des salaires misérables. «Les personnes qui se laissent corrompre veulent souvent juste donner une chance d’avenir à leurs enfants, alors que l’éducation coûte très cher», souligne le religieux syrien.

Selon les données internationales, 80% des Syriens seraient sous le seuil de pauvreté. Le Père Aboud note que le kilo de tomates, qui coûtait 15 livres syriennes avant la guerre, se monnaye maintenant à plus de 5’000 livres. Viennent s’ajouter à cela le réchauffement climatique, qui provoque une désertification et une baisse notable de rendement agricole.

Les cas de choléra se multiplient en Syrie, à cause des conditions de vie extrêmement précaires dans certains endroits | © KEYSTONE/DPA/Anas Alkharboutli

«Tout le monde veut partir»

Dans la région de Damas, où vit le Frère Jihad, les violences ont cessé depuis quelques années. Même si des combats surgissent encore de manière sporadique dans certaines zones, notamment près d’Idlib (nord-ouest), la situation est stable dans la majeure partie du pays [si l’on excepte la récente offensive turque, ndlr.]. En tout cas dans le secteur de Damas, il estime que les djihadistes ne représentent plus un danger immédiat, même si des cellules dormantes existent certainement encore.

«Aujourd’hui, les gens ne sont plus tellement préoccupés par la sécurité, ils sont complètement pris par les problèmes de la vie quotidienne», remarque Youssef Jihad. Beaucoup de gens déplacés dans les années de guerre sont rentrés chez eux. Ils ont cependant perdu leur travail et ne savent que faire. «Tout le monde voudrait partir à l’étranger», assure le religieux de Mar Moussa.

L’enfer des camps

Le système sanitaire dévasté est une préoccupation majeure. Beaucoup de personnes n’arrivent plus à payer leurs médicaments ou les opérations chirurgicales. Une grande part du personnel de soins qualifié a quitté le pays, alors qu’une autre a été tuée dans le conflit. Seule une moitié des infrastructures médicales auraient été laissées intactes par les attaques principalement imputées à l’armée syrienne et à la Russie.

L’état de santé précaire de la population est encore aggravé par une malnutrition endémique. En septembre 2022, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a signalé une réapparition inquiétante des cas de choléra dans six gouvernorats.

Jihad Youssef est un religieux de Mar Moussa (Syrie) | © Jacques Berset

Mais même si les conditions de vie dans les localités sont très dures, le religieux souligne la situation humanitaire «terrible» dans les camps de réfugiés. Il en existe encore dans quelques zones, notamment près de la frontière jordanienne. Ces populations, qui vivent pour beaucoup sous des tentes de plastique, sont évidemment spécialement vulnérables au froid.

Youssef Jihad souligne à quel point cette situation est «un terreau fertile pour le mal. La génération qui grandit dans les camps est marquée par la misère, la violence, l’envie, l’injustice. Ils sont entraînés vers un dangereux esprit de revanche sur la vie».

Bien sûr le monastère de Mar Moussa fait ce qu’il peut pour aider les populations dans sa zone. «Mais les besoins sont tellement grands, il n’y a jamais assez d’argent», note le Frère Jihad.

Pour une vision universelle

Le Père Aboud reconnaît les efforts remarquables des Eglises, des ONG et des agences internationales sur le terrain. Il relève que cela ne répond toutefois souvent qu’aux situations d’urgence, alors qu’un travail de reconstruction global serait nécessaire. Même s’il est conscient de la complexité des problèmes, il espère qu’une action internationale puisse amener un règlement politique en Syrie. Un premier pas serait notamment la fin des sanctions, qui n’ont rien changé à la situation politique sur place.

Le Frère Jihad estime lui aussi qu’une amélioration ne pourrait venir que d’une action constructive des puissances impliquées. «La communauté internationale n’en fait pas assez», note le religieux. Il déplore le fait que la Syrie soit passablement sortie du viseur médiatique en Occident. «Ce qu’il faut, autant pour les populations des pays du Nord que pour leurs dirigeants, c’est adopter une vision universelle. Nous devons nous rendre compte que ce qui se passe dans une partie peut-être lointaine du monde aura tôt ou tard un impact sur nous». (cath.ch/arch/rz)

La guerre en Syrie a causé d’immenses destructions et chassé des millions de personnes de leur foyer | © Caritas Suisse

Le conflit syrien, tourbillon infernal
En 2011, le Printemps arabe syrien s’est mué en une atroce et interminable guerre civile. Le conflit, qui a fait des centaines de milliers de morts, a dévasté le pays et entraîné dans son tourbillon de chaos et de violence de nombreux autres Etats.
Les manifestations pro-démocratie lancées dans le sud du pays contre le régime autoritaire de Bachar el-Assad étaient inspirées par les soulèvements dans les pays voisins contre des dirigeants répressifs. Elles étaient initialement menées pacifiquement.
Mais les troubles se sont étendus et la répression s’est intensifiée. Les partisans de l’opposition ont pris les armes, d’abord pour se défendre, puis pour débarrasser leurs zones des forces de sécurité. Les événements ont rapidement dégénéré et le pays a sombré dans une guerre civile généralisée.
Complexification
Après quelques mois, le conflit s’est complexifié en fonction des intérêts et des objectifs très divers poursuivis par les désormais nombreux groupes belligérants. Des puissances étrangères ont commencé à prendre parti, envoyant de l’argent, des armes et des combattants. Des organisations djihadistes extrémistes, tels que le groupe État islamique (EI) et Al-Qaïda, ont renforcé leur implication. Cela a soulevé l’inquiétude des pays occidentaux, à mesure qu’ils ont commencé à prendre l’ascendant, à occuper de plus en plus de territoire et à lancer des actions terroristes dans les pays occidentaux.
L’entrée en scène des Kurdes de Syrie, revendiquant leur droit à l’autonomie, mais ne combattant pas les forces de Bachar el-Assad, a ajouté une autre dimension au conflit.
Ingérences étrangères
Les principaux soutiens du gouvernement sont toujours actuellement la Russie et l’Iran, tandis que la Turquie, les puissances occidentales et plusieurs États arabes du Golfe ont soutenu l’opposition à des degrés divers au cours du conflit. La Russie a lancé en 2015 une campagne aérienne en soutien à Bachar el-Assad qui a été cruciale pour faire basculer la guerre en faveur du gouvernement. L’Arabie saoudite, tenant à contrer l’influence iranienne, a armé et financé les rebelles au début de la guerre, tout comme le Qatar, rival du royaume dans le Golfe.
Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont initialement apporté leur soutien à ce qu’ils considéraient comme des groupes rebelles «modérés». Mais ont changé de priorité à mesure que les extrémistes sont devenus la force dominante de l’opposition armée. La coalition dirigée par les États-Unis a également mené des frappes aériennes et déployé des forces spéciales en Syrie depuis 2014 pour aider l’alliance de milices kurdes et arabes appelée les Forces démocratiques syriennes (FDS). Elles ont aidé à s’emparer de territoires tenus par l’EI dans le nord-est. Les derniers bastions du groupe djihadiste en Syrie ont été repris en mars 2019.
La Turquie s’est surtout attachée à utiliser les factions rebelles pour contenir les milices kurdes. Les troupes d’Ankara et leurs alliés se sont emparés de pans entiers de territoire le long de la frontière nord de la Syrie. Elles ont lancé en novembre 2022 une campagne de bombardements contre les territoires tenus par les Kurdes en Syrie et en Irak.
Israël a été principalement préoccupé par le «retranchement militaire» de l’Iran en Syrie et les livraisons d’armes iraniennes au Hezbollah et à d’autres milices chiites. Tsahal a ainsi mené des frappes aériennes sporadiques pour tenter de les contrecarrer.
Violations «odieuses» des droits humains
Onze années de guerre ont infligé d’immenses souffrances au peuple syrien. Des quartiers entiers et des infrastructures vitales à travers le pays sont encore actuellement en ruines. Plus de la moitié des 22 millions d’habitants que comptait la Syrie avant la guerre ont fui leur foyer. Plus de six millions de personnes seraient encore déplacées à l’intérieur du pays, dont plus de deux millions vivent dans des camps de tentes avec un accès limité aux services de base.
Le nombre de victimes du conflit oscillent, selon les sources, entre 240’000 et plus de 600’000.
Les enquêteurs des Nations unies sur les crimes de guerre ont accusé toutes les parties de perpétrer «les violations les plus odieuses» des droits humains. Selon un rapport publié en février 2021, outre des arrestations arbitraires et des tortures, les Syriens ont subi de vastes bombardements aériens de zones densément peuplées, enduré des attaques aux armes chimiques et des sièges au cours desquels les auteurs ont délibérément affamé la population. RZ (source: BBC)

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Un enfant devant un plan d'eau insalubre, à Idlib (Syrie), en septembre 2022 | © KEYSTONE/DPA/Anas Alkharboutli
27 novembre 2022 | 17:00
par Raphaël Zbinden

Alors que la guerre en Ukraine mobilise les regards, de nombreuses autres tragédies se déroulent dans le monde, plus loin de l’attention médiatique. Le pape François a appelé à plusieurs reprises les journalistes à ne pas oublier les conflits qui suscitent moins d’intérêt en Occident. C’est ce à quoi cath.ch veut en partie remédier avec la série «Conflits oubliés», qui relatera des situations dans plusieurs endroits du monde, où l’humanité est en détresse.

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