Sorcellerie et diablerie: l’inexplicable fait toujours recette
Apic Reportage
Les phénomènes «surnaturels» ont la vie dure
Pierre Rottet, de l’Agence Apic
Chaînes en folie durant la nuit, bruits bizarres, maisons dites maudites ou hantées, maladies étranges, objets déplacés, bétail victime d’un «sort». Les récits de ce genre ne manquent pas. Ils ont en commun de toucher à l’inexplicable, et de forcer l’homme à trouver des explications puisées dans des croyances, scientifiques ou sensées l’être, religieuses ou non. L’Apic s’est penché sur ces phénomènes, en allant sur le terrain, dans le Jura, mais aussi en compagnie de Sophie Blanchard, étudiante en psychologie, qui consacre sur la question une thèse de doctorat à l’Université de Lausanne. Ce reportage est le premier d’un triptyque consacré au paranormal.
Un premier constat s’impose: ces histoires ont la vie longue. Elles courent encore et se vivent de nos jours, quoique un peu moins persistantes, malgré la TV, qui a réduit le surnaturel en un simple produit de consommation uniforme, après avoir opéré une rupture avec le patrimoine oral des veillées de naguère. Là où se contaient, se modulaient et «évoluaient» au gré des talents oratoires les légendes et les histoires, «vécues» ou non. Pourtant, à en croire les uns, des phénomènes inexplicables se manifestent encore quotidiennement . Manifestations du «diable», causes naturelles, produit de l’imagination?
Hormis les esprits rationnels et les cartésiens bougons, intellos de préférence, qui s’arrêtent inexorablement à la seconde hypothèse, force est de constater que les milieux «modestes» n’ont en rien le monopole pour voir dans «l’extraordinaire la patte de quelque chose de surnaturel», relève d’emblée Sophie Blanchard, originaire de la vallée de Tavannes, aujourd’hui à Yverdon. Qui détruit une autre idée préconçue: la ville n’échappe pas à ce genre de manifestations. Elles ne sont pas davantage l’apanage des milieux catholiques. Selon elle, la superstition touche tout le monde, tous les milieux sociaux. Cela prend simplement une forme différente.
Invérifiables histoires.
L’étudiante s’est davantage penchée sur la diffusion et le récit des histoires que sur les faits, difficilement vérifiables le plus souvent, même si ceux-ci foisonnent. «Les vaches de mon grand-père se détachaient toutes seules la nuit dans l’étable. En achetant la ferme, dans une région d’Ajoie, il y a bien longtemps, mes aïeux ignoraient qu’un homme s’était pendu à l’étable». «Le jour où mes parents ont acheté cette maison, dans cette région du Jura demeuré bernois, une voisine les a mis en garde: «Mais cette maison est hantée.» Après plusieurs mois, des bruits se sont fait entendre, comme si quelqu’un sciait chaque nuit à la cave. Le phénomène n’était pas audible uniquement par une personne. Nous tous dans la famille pouvions nettement écouter ce vacarme. Dès que nous allumions, les bruits s’arrêtaient comme par enchantement .» «Cette histoire, je la tiens du frère d’une femme dont on disait au village, du côté du Jura neuchâtelois, qu’elle cherchait son âme et son fils mort. Des témoins affirment avoir vu son fantôme pleurer. Jusqu’au jour où un incendie a eu raison de sa demeure et de ses pleurs.» Mme A. habite le canton de Vaud. Avec son époux, elle rêvait de s’acheter une propriété en terre lémanique. Ce qui fut un jour fait. «Mon mari s’y est vite habitué.. mais très vite, j’ai ressenti des tensions qui n’existaient pas auparavant, une agressivité et une méchanceté inhabituelle de sa part. Moi qui dormais sans problème, je n’arrivais plus à fermer les yeux. Un jour nous avons appris que cette maison avait jadis brûlé, un enfant y était mort et des scènes de violence s’y étaient déroulées.»
Le thème du mystère est porteur
Une chose est sûre, le thème du mystère est porteur. «Il l’a été et le sera toujours, même si son mode de diffusion est actuellement bien différent». TV oblige. Sophie Blanchard a rencontré des dizaines de personnes, parcouru des centaines de kilomètres pour écouter mille récits. «L’être humain ne supporte pas de ne pas avoir de réponse à ce genre de mystère, assure-t- elle, péremptoire. Souvent, les gens tentent de trouver une explication rationnelle. Le constat d’échec amène à en trouver d’autres: la religion, les esprits, les mauvais sorts, puis le diable. principalement chez les personnes âgées. Des réflexes qui courent encore, même si les gens essaient actuellement de se rassurer en allant chercher des réponses du côté de la science.» Pas toujours convaincante, elle non plus.
Sophie Blanchard a observé qu’un certain nombre de conditions étaient nécessaires pour qu’une histoire puisse naître et se développer. «Quelque chose qui sorte de l’ordinaire, qui attire l’attention, suffisamment en tous cas pour donner l’envie de la transmettre. En d’autres termes, il faut la mise en forme, le relais relationnel et social, sans parler du contexte socio-culturel», cela, dans une région qui accorde beaucoup d’importance aux traditions, au folklore, au patrimoine local, à la mémoire».
De ces multiples entretiens, la doctorante retient que nombre de personnes ont besoin d’un rituel – jusqu’à l’exorcisme – afin de pouvoir reprendre l’emprise sur les événements. «Et là, l’Eglise catholique propose un certain nombre d’actes, de cérémonies. Ce que ne font pas les protestants». Selon elle l’Eglise protestante, particulièrement rationaliste, est très démunie face à la question, et elle le sait. «Aussi renvoie-t-elle les gens directement à une question de foi. Ce qui est beaucoup plus fragilisant et culpabilisant pour la personne, qui vit cela comme un échec de sa foi».
Même Vatican II
Un avis que semble partager l’abbé Georges Schindelholz, rencontré dans sa paroisse de Fahy, dans le Jura. Incontournable en la matière, auteur de plusieurs livres sur la relation de l’homme avec l’inexplicable, il n’aime pas parler de ses nombreux exorcismes pratiqués un peu partout en Suisse. Il rappelle que l’Eglise catholique est intervenue au cours des siècles à plusieurs occasions en ce qui concerne la croyance de l’existence de satan. Le Concile Vatican II a rappelé l’enseignement de l’Eglise sur le problème. Il est question des démons dans plusieurs de ses 16 documents.
Durant les quelque 30 minutes passées dans le bureau de l’abbé Schindelholz, le téléphone s’est signalé à deux reprises. Pour des cas «inexplicables», se contente-t-il de commenter. Son constat est simple: les médiations sont essentielles pour les gens, dans leur volonté de résoudre leurs difficultés. La tentative de l’Apic de se rendre avec lui sur les lieux mêmes où l’un ou l’autre de ces phénomènes se manifestent restera vaine. Mais d’autres sources nous y mèneront. PR
Le diable existe, mais je ne l’ai jamais rencontré, Dieu merci
«Le diable existe, mais je ne l’ai jamais rencontré, Dieu merci. Il s’est contenté de se manifester à l’étable». Visiblement heureux de sa formule sibylline, campé sur son divan élimé par le poids de tant de «nobles visites», sa pipe largement coincée entre les lèvres, l’homme qui nous reçoit peut compter les jours le séparant de son centenaire. Son regard est malicieux, son visage hâlé est semblable à une pomme blette. Quant à sa voix, elle a la tonalité des gens rassurés par leur long bout de chemin d’une vie consacrée à la terre, à la famille dans ce village qui domine Delémont. «N’écris pas mon nom, ni celui du village. déjà que dans nos campagnes jurassiennes, on passe pour une réserve d’Indiens». Jules – appelons le ainsi – a le tutoiement facile, que lui autorisent ses 96 ans. Aussi facile du reste que son talent de conteur, une fois les souvenirs revenus et la méfiance éloignée.
«On vous a bien renseigné, admet-il au bout de maintes hésitations. Moi aussi je pourrais écrire un livre sur ce que j’ai vu, entendu, sur mille histoires qui couraient ou qui courent encore». La faconde de Jules en la matière devient de plus en plus intarissable au fil des minutes. Surtout qu’il a pris un jour le temps de coucher dans un cahier ce qu’il a entendu et constaté en matière d’histoires «inexpliquées».
La gamme des bizarreries y passe. Le gamin réveillé à heure fixe la nuit, pris de pleurs inexplicables, y compris après contrôle des médecins, sans «imagination», dès lors qu’il avait «suffit» de placer des couteaux sous le matelas de l’enfant pour qu’étrangement les larmes s’arrêtent. Le bétail retrouvé anormalement crevé dans les étables, dont l’hécatombe fut brusquement stoppée «grâce» à un couteau planté à l’entrée de l’écurie. Les histoires de chats mystérieux renvoyés à coups de balai, et dont on a perdu la trace, avant qu’on ne découvre qu’une vieille du village boitait bien bas le lendemain (V. aussi «Grimoires secrets» de l’abbé Schindelholz). La chasse d’eau enfin qui se tire seule durant la nuit, et la nuit uniquement. Sans oubliés les histoires de pendus, les maisons maudites et les disparitions mystérieuse. Et la liste est loin d’être exhaustive,
Trois verres de damassine (ligueur du Jura) et autant d’heures après, le sujet pourtant à peine entamé, Jules consent à faire visiter une maison. Là où vit un couple relativement jeune, avec deux enfants en bas âge. «Tu peux y passer la nuit, si cela te chante et si tu n’as pas la frousse. Mais autant te dire que chaque nuit ou presque, des bruits inexpliqués, provenant semble-t-il d’un mur extérieur, se font entendre. Nous avons tout essayé pour percer ce mystère, des moyens techniques au pendule en passant par des sourciers. Personne ne trouve d’explications. Et pourtant ces bruits reviennent périodiquement à des heures fixes. Sans doute faudra-t-il faire appel au curé de Fahy».
Une nuit blanche plus tard, le matin, rassurant, est enfin apparu. entre fatigue, déception et soulagement. Déception pour ne rien avoir entendu, et soulagement pour avoir été épargné. Par le Diable? PR
Encadré
Le grimoire retrouvé
Un grimoire retrouvé en 2001 en Ajoie avait à l’époque alimenté les conversations. Autour d’une table, de café de préférence, les rieurs l’avaient disputé aux autres, ceux qui «n’aiment pas se moquer de ces choses-là». Dans son numéro 25 édité en 2001, «L’Hôtâ», la publication de référence de l’ASPRUJ, l’Association pour la défense du patrimoine rural jurassien, consacre une partie de sa revue à présenter ce «livre de sorcellerie». «Notre grimoire jurassien, peut-on lire, n’est pas un ouvrage quelconque. Il se présente comme un livre manuscrit de 119 pages. Sur la première, une illustration naïve montre un dragon tenant entre ses griffes un livre orné d’une poule. On peu y lire le double titre de l’ouvrage: le ’Dragon rouge’ et la ’Poule noire’». La page suivante offre les titres: «Le véritable Dragon rouge ou l’art de commander les esprits célestes, aériens, terrestres ou infernaux, avec le secret de faire parler les morts.» Suit ensuite la «Poule noire», puis deux dates, d’abord celle de la version originale dont le présent texte serait la copie (1521) et la date de la présente copie: 26 janvier 1846. Le livre, illustré de gravures «abracadabrantes», s’ouvre sur un prélude qui le présente comme la compilation «de plus de 20 volumes». Enfin commence la description «du rituel qui fera apparaître l’esprit et sortira celui qui l’accomplit de sa bassesse et de son indigence». On arrive peu à peu au «Second livre contenant le véritable Sanctum Regum (ou Regnum) de la clavicule ou la véritable manière de faire les pactes avec les noms, puissances et talents de tous les grands esprits supérieurs.» Mais c’est déjà une autre histoire. (apic/pr)
Haïti entre l’espoir et la peur
APIC – Reportage
«Seul le président Aristide peut sauver et réconcilier le pays»
Paul Jubin pour l’Agence APIC
Haïti, 21juin(APIC) «On ne peut enlever au Président Aristide son intelligence et son charisme, sa foi et sa détermination. Il donnera une chance
aux Haïtiens pour se réconcilier et sauver ce pays!» Cette conviction exprimée par un leader d’une organisation populaire en Haïti résume bien
l’attente profonde du peuple en ce milieu d’année 1993. Les Haïtiens ne
veulent plus être des figurants dans une pièce qui se joue aujourd’hui sans
eux. En attendant de pouvoir poursuivre celle commencée avec leur président
démocratiquement élu.
Lorsque l’avion longe le bord de mer, on s’aperçoit que Port-au-Prince,
la capitale de l’île, s’est subitement étendue, que les bidonvilles se sont
multipliés. Près de 20% de la population du pays s’y entassent. Les rues et
les avenues ne sont plus qu’une succession de fondrières, de nids de poule.
Les immeubles semblent à l’abandon, sans réparation ni entretien. Les montagnes d’immondices, de détritus et de déchets s’accumulent même dans le
boulevard Dessalines, le principal de la capitale. Les marchands étalent
leur marchandises, leurs fruits et légumes sur ces points de vente surélevés de manière inédite. Les enseignes des magasins frappent par leur originalité: Boucherie Dieu tout puissant; Ecole – cours primaires, secondaires
et adultères; La Foi – nettoyage à sec; Au nom de Dieu – maison des affaires; Immaculée Conception – cours spéciaux pour garçons; Coca Cola – Psaume
91…
Partout, les gens portent des habits propres, grâce aux innombrables
points de vente de fripes. Des milliers de petits vendeurs ambulants proposent trois fois rien: du fil, trois cigarettes, de la poudre de limonade,
des fruits, des habits usagés, des gadgets en plastique, et d’autres produits de contrebande. «L’économie parallèle représente 83% des actes économiques à Port-au-Prince», indique un professeur d’université spécialiste en
la matière. Les gens touchés par la crise se sont mués en marchands de tout
et de rien, et grâce à leur capacité de troc et d’échange, réussissent à
survivre. Ils envahissent toutes les rues de la capitale. Les jeunes déferlent par vagues: plus de la moitié de la population a moins de 18 ans. Les
voitures et les «taptap» (ces taxis recouverts de peintures naïves, de citations bibliques, de couleurs vives) sont plus nombreux que jamais et polluent hardiment. D’innombrables panneaux publicitaires et calicots à travers les rues attirent le regard. Les grands magasins offrent toutes les
marchandises désirées ou tous les équipements recherchés. Il faut passer
devant les casernes pour voir des uniformes. Alors quoi, où est l’embargo,
où est la répression?
Une répression qui vise à détruire le moral du peuple
Chaque nuit, des coups de feu retentissent. Les «attachés», ces civils
armés aux ordres des militaires (on pense qu’ils sont 40’000), accomplissent les basses besognes: ils pillent les maisons, organisent des barrages
de contrôles sur les routes, intimident ou arrêtent les partisans réels ou
supposés d’Aristide, harcèlent les leaders et animateurs des organisations
populaires et des communautés chrétiennes de base (20’000 d’entre eux vivraient dans la clandestinité dans la capitale). «En moyenne, déclare la
Conférence haïtienne des religieux, on enregistre la disparition quotidienne d’au moins cinq personnes à travers le pays. Les cadavres de certaines
d’entre elles sont retrouvés tandis qu’aucune trace des autres n’est repérée».
Depuis le début de l’année, les attachés recrutés souvent parmi les malfrats, vont au-delà du pillage et violent des femmes et des jeunes filles à
partir de treize ans. Des infirmières et des médecins refusent de donner
des soins en raison des menaces de mort dont ils sont l’objet. Déposer
plainte et demander l’appui de la justice expose à des actes répressifs accentués. Corrompue, la justice se vend. «La répression subtile vise à détruire le moral et la résistance du peuple», affirme le président des religieux.
Le «chef de section» se révèle le type parfait de la répression. Limogé
par Aristide, il a été rétabli dans ses fonctions par les putschistes. Il
ne reçoit pas de salaire, pour vivre, il perçoit (les paysans disent: vole)
les taxes de marché, les amendes, les versements pour la nourriture des
prisonniers. Potentat régional, il assure l’autorité administrative, la responsabilité des forces armées et de police et… il exerce la justice!
Le poulet trois fois plus cher
L’embargo décrété par l’Organisation des Etats américains n’a eu d’effets que les deux premiers mois. Par la suite, les avions et bateaux américains croisant au large de la mer des Caraïbes décelaient le moindre radeau
de «boat people» mais ne voyaient pas passer les immenses pétroliers, les
navires chargés d’armements ou de marchandises stratégiques, pas plus que
les bateaux de contrebande commandités par les grandes familles commerçantes haïtiennes.
La gourde, monnaie haïtienne, a perdu plus de la moitié de sa valeur par
rapport au dollar depuis le putsch du 30 septembre 1991. Le coût de la vie
grimpe: le poulet coûte trois fois plus. Les pauvres manquent des biens de
consommation élémentaires. Certains connaissent un début de famine. Le pays
est soumis à une «économie mafieuse». Les familles marchandes, les grands
macoutes et les militaires profitent de la contrebande, du marché noir, du
racket, de la corruption, du trafic de drogue pour s’enrichir scandaleusement. Le prix du sac de riz a été augmenté par les importateurs de 35 gourdes, sans aucune justification économique, mais en prétextant l’embargo. La
famille Brandt, qui importe chaque mois 250’000 sacs de farine, gagne 4
dollars par sac, soit un gain mensuel d’un million de dollars. Alors que la
plupart des salariés gagnent moins de 100 dollars par mois!
Le manque de travail et les difficultés économiques sont compensés par
l’aide humanitaire. «On crée une mentalité de la main tendue, une culture
de la mendicité, remarque Ernst Verdieu, directeur de Caritas Haïti. Il
faut renverser cette habitude de recevoir, déshonorante et perçue comme un
droit naturel. Il s’agit d’encourager et de soutenir les efforts productifs, le travail des Haïtiens.»
Les 200’000 porcs réintroduits après l’abbattage sous le régime Duvalier de 1’200’000 cochons créoles à cause de la peste porcine, ne correspondent pas aux habitudes culturelles et traditionnelles du pays. Les cochons créoles, adaptés au climat, se nourissant en liberté, constituaient
le carnet d’épargne des paysans. Leur disparition a mis en faillite la plupart des familles rurales.
Si la hiérarchie de l’Eglise avait marché avec le peuple…
En visitant Haïti en 1983, le pape Jean Paul II s’était écrié: «Il faut
que les choses changent ici. Il faut que les pauvres reprennent espoir». A
cette époque, l’épiscopat, les religieux et le clergé, les communautés de
base et les fidèles étaient unis dans une même communion pour chasser le
dictateur. Après le départ des Duvalier, l’épiscopat a craint l’avènement
d’un régime communiste et a souhaité un pouvoir central fort. L’ascendant
du «prophète» Aristide sur les foules gênait la hiérarchie. Aujourd’hui,
les chrétiens sentent que certains évêques ne les soutiennent plus. A fin
mai, l’épiscopat (Mgr Romélus excepté) a reçu Marc Bazin au Grand Séminaire
Cazeau. Le nouveau nonce apostolique, Mgr Baldisseri, aurait déclaré aux
religieux: «Au Salvador, en dix ans on a enregistré 70’000 morts. Ici,
après le putsch, seulement 3’000…»
L’épiscopat est divisé: le nonce et certains évêques ont des liens notoires avec certains éléments putschistes. Mgr Romélus, évêque de Jérémie,
qui est le seul à avoir toujours nettement pris le parti du peuple chrétien, surtout des plus pauvres, ne mâche pas ses mots: «Si la hiérarchie
avait marché avec le peuple, la situation ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Le coup d’Etat n’aurait pas duré.» L’épiscopat a gardé un silence ambigu sur le putsch, sur les massacres et sur la répression, se contentant de condamner «la violence d’où qu’elle vienne».
La mission alpha, lancée par l’Eglise pour alphabétiser le peuple, a été
arrêtée. Les Ti Légliz (communautés ecclésiales de base) sont une des cibles favorites de la répression. Radio Soleil, autrefois source critique
d’information et mobilisatrice des foules contre la dictature, refuse aujourd’hui d’accorder l’antenne aux communautés de base ou aux organisations
populaires et ne donne que le son de cloche des putschistes. Elle reste la
radio la mieux équipée du pays mais n’émet plus que trois à quatre heures
par jour. L’ancien directeur, le Père Hugo déclare: «Aujourd’hui, Radio Soleil est une honte pour l’Eglise catholique et pour le peuple d’Haïti!» Le
directeur actuel, proche de la famille Duvalier, affirme qu’il n’y a pas de
classes sociales en Haïti.
Pourtant, les chrétiens restent confiants. Ce qui les fait tenir debout,
c’est leur énergie spirituelle, c’est leur esprit religieux traditionnel.
Tout en souffrant, ils restent respectueux. Même s’ils ne comprennent plus
certains évêques, ils attendent de la hiérarchie des gestes significatifs
de communion.
Et maintenant?
Le président Clinton a annoncé le gel aux Etats-Unis des avoirs de 83
dirigeants haïtiens et de 35 institutions d’Etat, parmi lesquels le général
Raoul Cédras, le colonel Michel François, considéré comme le véritable
homme fort, et le chef du gouvernement de facto Marc Bazin. Rencontrant le
désaveu des militaires, Marc Bazin a présenté sa démission au début de
juin. Le Parlement a demandé de justesse la reconnaissance dans ses
fonctions du président Aristide. Les conditions posées sont inacceptables:
maintien dans leurs fonctions des chefs de l’armée responsables du putsch
et des massacres, reconnaissance des mesures prises par le gouvernement
illégal…
A travers les événements, le peuple s’est politisé, a renforcé sa prise
de conscience. Les paysans, les artisans, les femmes ont pris l’habitude de
s’entraider collectivement. Leurs objectifs et leurs efforts, bloqués ou
annihilés par la répression, n’en ont pris que plus d’attrait. Le tissu associatif est resté vivant avec des têtes dans la clandestinité. Les syndicats, muselés et décimés par le putsch, reconstituent leurs structures.
Ouvriers et paysans, citadins et ruraux retrouvent leur fierté. «L’avenir
sera celui que les gens du pays réaliseront à travers leur travail, leurs
actions, leurs organisations, souligne la responsable d’une antenne ouvrière. Nous sommes lassés de compter sur l’aide étrangère et de jouer au chat
et à la souris. Le temps joue en faveur de ceux qui veulent s’en sortir par
eux-mêmes.»
Haïti a trop souffert de la conception du pouvoir avec un chef dominant,
que ce soit à la tête des groupements, des associations ou de l’Etat. Même
au temps d’Aristide, on s’est trop démobilisé et on a compté sur la parole
magique du prophète. Aujourd’hui, les yeux se sont ouverts. La grande majorité de la population demande le retour de Titid et surtout la fin de
l’apartheid exercé par 10% de la population sur les autres 90%. La courte
expérience démocratique et les mois qui ont suivi le putsch ont permis un
apprentissage des valeurs fondamentales. On ne veut plus qu’un seul coq
chante dans la basse-cour, relève un paysan. (apic/Paul Jubin/cb/mp)
Encadré
Premières élections démocratiques
Pour la première fois depuis la création de leur République en 1804, les
Haïtiens ont eu la possibilité de désigner un président au suffrage universel. C’était en décembre 1990. A la surprise générale, le Père Aristide a
recueilli 67% des voix au premier tour déjà, contre 14% à Marc Bazin, ancien responsable à la Banque Mondiale. Deux fois déjà Titid avait échappé
par miracle à une liquidation programmée: lors d’un guet-apens organisé par
les forces de l’ordre sur la route du Nord; lors de l’incendie de l’église
St-Jean Bosco où il célébrait la messe.
Les Salésiens avaient exclu de leur congrégation le Père Aristide, ce
prophète au verbe de feu, cet apôtre de la théologie de la libération; les
militaires et les macoutes souhaitaient l’élection du candidat «américain»,
par conséquent l’éviction du prêtre trouble-fête. Coup de tonnerre: Titid,
l’homme propre, l’avocat des pauvres et pauvre lui-même se trouve propulsé
par le peuple au faîte du pouvoir.
Aussitôt, les vieilles familles marchandes, les macoutes et les militaires ont peur. Avant même l’entrée en fonction du Président Aristide le 7
février 1991, une tentative de coup d’Etat, menée par Roger Lafontant,
échoue. Dans une homélie, l’archevêque de Port-au-Prince, Mgr Ligondé se
demande si «l’orientation gauchiste ne conduira pas Haïti à endosser la défroque socialo-bolchévique». Colère des chrétiens. La vieille cathédrale
est incendiée, la nonciature est saccagée, les personnes molestées. Le président élu, militant de la non-violence active, se distance de ces provocations malheureuses et les condamne. La machination des anciens maîtres du
pays est en marche. Le 30 septembre 1991, un coup d’Etat militaire dirigé
par le général Cédras renverse le premier gouvernement démocratiquement
élu, expulse le Président Aristide qui échappe une fois de plus à la mort
grâce à l’ambassadeur de France.
Les officiers supérieurs, créatures des Duvalier formées aux Etats-Unis
et équipés par les soins du Pentagone, confient les rênes de l’Etat à un
très vieux juge, Nérette, président d’opérette; et bientôt au politicien
ambitieux et soumis: Marc Bazin. Un gouvernement de facto s’installe. Aussitôt, l’ONU recommande à tous ses membres de ne pas le reconnaître en raison «de la situation illégale créée par l’emploi de la violence, la coercition militaire et la violation des droits de l’homme».
Aujourd’hui, le Président Aristide et quelques membres de son gouvernement légitime sont en exil à Washington. Aucun gouvernement au monde n’a
reconnu le gouvernement putschiste de Port-au-Prince, sauf le Vatican: le
nonce apostolique est le seul à lui avoir présenté ses lettres de créance
et à avoir assisté à l’intronisation de Marc Bazin. Ah, si Aristide n’était
pas ce prêtre turbulent et populaire! (apic/pj/mp)
Encadré
Du café d’Haïti dans le café Max Havelaar
Les producteurs de café de la zone de Baradères ont le sourire. Pour la
première fois, le café vendu à la fondation Max Havelaar a été payé le double du prix usuel versé aux producteurs, constate le délégué. C’est un café
biologique, absolument naturel, sans engrais ni pesticides. Ce n’est qu’un
début, mais pour nous, cela change tout. En effet, jusqu’ici nous devions
emprunter pour payer l’écolage des enfants, pour entretenir nos cases. Auprès de qui? Evidemment, auprès des grands commerçants du bourg, les intermédiaires bien placés pour rogner ensuite les prix. Désormais, nous pouvons
nous passer de ces emprunts. Les intermédiaires ont dû payer davantage le
café acheté dans toute la zone. N’est-ce pas fantastique? La solidarité
peut créer des miracles.
Et pour nous, en Europe, un geste de solidarité peut être si facile.
Dans les Magasins du monde et dans toutes les grandes surfaces, il est possible d’acheter du café portant le label Max Havelaar et réalisé en mélangeant des cafés d’origines diverses. Il coûte un tout petit peu plus
cher, mais le supplément est distribué totalement aux producteurs. Ainsi,
dans chaque tasse de café Havelaar, il y a un peu de café d’Haïti. Les informations et les possibilités de solidarité avec le peuple souffrant
d’Haïti ne manquent pas. Il existe une Plate-forme Haïti regroupant toutes
les organisations suisses travaillant dans ce pays. Un bulletin téléphonique et un bulletin écrit sont édités régulièrement par le Centre haïtien de
recherches et de documentation, Case postale 125, 1211 Genève 12.
Au moment où un peuple entier espère le retour à la légalité, à une
vraie justice, à la fin de la sanglante répression et de l’arbitraire, il
importe qu’il sente le soutien et l’amitié active de ses amis à l’étranger.
Un paysan haïtien le formulait fort bien: «Ce qui nous importe, c’est pas
votre argent d’abord, mais la solidarité peuple à peuple pour prévenir les
mauvais coups». (apic/pj/cb)
Des photos sont disponibles auprès de l’Agence CIRIC, à Lausanne