Guy Musy

Désacralisation

On apprend à tout âge. Je me laisse initier sur le tard au rituel de désacralisation d’une église de ma ville. Construite dans les années 60 du siècle dernier, l›édifice méritait une restauration. Surtout, il s’avérait démesuré pour le «petit reste» qui le fréquentait encore. Les quelques paroissiens qui subsistaient ne disposaient pas de moyens financiers pour assurer sa survie. Par ailleurs, ils étaient à la recherche de revenus réguliers pour subvenir au déficit chronique des quêtes et autres donations.

La solution donnée à ce marasme tend à devenir classique. On détruit le tout, on construit un immeuble rentable sur le terrain disponible et on prévoit, à la rigueur, d’aménager une chapelle ou un oratoire au rez-de-chaussée ou au sous-sol du nouvel édifice. Et le tour est joué. Jusqu’à la prochaine opération immobilière qui devrait coïncider avec la disparition totale de la communauté paroissiale.

Mais, avant l’arrivée du Caterpillar démolisseur, on se doit de «désacraliser» l’église condamnée à disparaître. Selon ce que j’ai appris, les paroissiens sont convoqués pour une ultime «adoration» en ce lieu qui leur fut cher. Ils sortent ensuite en procession sur le parvis  derrière  leur curé qui vient de dépouiller l’autel de sa nappe et de son reliquaire. Puis, escortés de la croix et du cierge pascal, ils écoutent la lecture du décret épiscopal donnant son aval à cette déprimante liturgie. Enfin, les cloches sonnent à toute volée avant de se taire à tout jamais, tandis que les portes de ce qui fut un «lieu saint» sont verrouillées pour ne plus s’ouvrir. «Sic transit!»

Je confesse avoir le cœur serré à cette nouvelle. Plus d’un demi-siècle de prières et de sacrements célébrés ici sans qu’une pierre tombale n’en rappelle le souvenir. Et je ne parle pas du zèle des prêtres et laïcs qui se sont succédés, ni du campanile fièrement élancé le long d’une avenue qui conduit à l’aéroport, signalant aux voyageurs pressés que les avions ne sont pas seuls à montrer le ciel.

«Ce ne sont pas les murs, les vases, les sculptures ou les fresques qui génèrent la présence du divin, mais la communauté qui prie et se rassemble au nom de Jésus»

Mais il y a plus triste encore. Aux abords de cette église se dresse un quartier populaire très  dense et international. Quand les vaches étaient encore grasses, les catholiques et les protestants des alentours s’étaient entendus pour fonder au cœur de cette zone surpeuplée un centre œcuménique d’accueil et de prière. Il est aujourd’hui le siège d’un groupe pentecôtiste qui disposait d’assez d’argent pour l’acquérir. Les deux principales Eglises chrétiennes de la cité avaient affiché leur refus de le soutenir davantage. Aujourd’hui, hélas, c’est la mère qui s’effondre, après avoir laissé périr son enfant.  J’ai  comme une envie de pleurer.

Mais enfin, reprenons nos esprits! Je ne donne pas au mot «sacré» la note de «séparé, réservé, intouchable, inaccessible ou exclusif» que lui confèrent les religions qui ignorent ou rejettent l’incarnation du divin. Toute autre est la perception chrétienne: «Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux…ce que nos mains ont touché du Verbe de Vie…nous vous l’annonçons…» (Première Lettre de Jean 1,1-3). Il n’y a donc pas de lieux sacrés en régime chrétien. Pas plus que d’objets et même de personnes sacrées qui vivraient repliées sur elles-mêmes, séparées du commun des mortels. Il n’y a que des humains qui vivent en commun avec ce Jésus qui les a rendus proches d’un Dieu qui leur apparaissait d’abord lointain et redoutable. «Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux» (Mattieu 18,20). Ce ne sont donc pas les murs, les vases, les sculptures ou les fresques qui génèrent la présence du divin, mais la communauté qui prie et se rassemble au nom de Jésus. Quels qu’en soient le cadre ou le lieu.

«Ces lignes voudraient encourager les paroissiens dépouillés de leur église de pierres»

Un aveu. Les eucharisties les plus «sacrées» qu’il me fut donné de vivre ont été celles que je partageai avec une dizaine de détenues autour d’une table de repassage dans une prison locale, Certains  jugeraient inconvenant ce lieu. Mais connaissent-ils l’endroit le mieux adapté à la rencontre avec Dieu? On raconte qu’Origène baisait le front de son fils ou de sa fille  au retour de leur baptême. Ce papa théologien vénérait l’image de Dieu inscrite dans le cœur de son enfant. Un autre lieu où Dieu se découvre.

Loin de moi l’idée de transformer les églises en appartements, en salle de concerts ou en musées sans dieu. Staline a déjà pratiqué ce genre de sport avec le succès que l’on sait. La communauté chrétienne a droit elle aussi à un lieu approprié à ses rencontres. Dans les premiers siècles de l’Eglise ce furent d’abord des habitations privées, puis les basiliques, édifices publics assez vastes pour la contenir. Mais le vrai sanctuaire est la communauté elle-même. Sans elle, tout édifice chrétien est de fait désacralisé.

Ces lignes voudraient encourager les paroissiens dépouillés de leur église de pierres. Le temps est venu pour eux de reconstruire une autre église sur de nouvelles fondations. Non pas «sur un vouloir d’homme, ni sur la chair et le sang, mais sur Dieu» (cf. Jean 1, 13).

Courage! Vous pouvez nous montrer le chemin.

Guy Musy

14 juin 2023

Dans nos contrées, l'avenir des églises est sombre | © Nebojsa Mladjenovic/Flickr/CC BY-NC-ND 2.0
14 juin 2023 | 07:54
par Guy Musy
Temps de lecture: env. 4 min.
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