La réalité tout court

Bernard Litzler

C’était presque l’automne… en Argentine. Un temps idéal pour tourner une série télé pour l’été de TF1. La série devait s’appeler Dropped, largués. Larguer des candidats… Et débrouillez-vous dans un milieu hostile, sans nourriture, sans eau, sans téléphone portable! Il n’y aura pas de Dropped… La mort est passée par là. Dix personnes victimes de la chute de deux hélicoptères. La télé-réalité a provoqué la mort. Et la France pleure trois sportifs de renom: Florence Arthaud, Camille Muffat et Alexis Vastine. Destins brisés sur un rêve: devenir ou redevenir célèbres grâce au petit écran.

Sommes-nous devenus, à ce point, des voyeurs nécessitant leur dose d’adrénaline, par TV interposée, au travers d’aventures vécues par procuration? Ces sportifs ont-ils tant besoin de reconnaissance sociale qu’ils sont disposés à toutes les compromissions? Le débat est vaste.

Une chose est sûre: ce drame, car c’est en est, remet en cause une forme de mise en scène télévisée. Ces «aventures» tiennent de l’inconscience, car les décès brutaux survenus en Argentine démontrent toute la vacuité de ces escapades aux antipodes.

Notre planète bruisse de tant de drames humains où les limites physiques et psychologiques des personnes sont atteintes voire dépassées. Il suffit de se poster à Lampedusa, de tourner son regard vers la Syrie ou le Pakistan. Pas de candidats, pas de télévision (souvent), pas de mise en scène: des humains souffrent, essaient de s’en sortir, meurent parfois. Ce n’est pas de la télé-réalité, c’est la réalité tout court. Elle est dramatique souvent, elle se passe aussi dans l’indifférence, hélas. Pas de médias, pas d’infos…

En juillet 2013 à Lampedusa, face à l’afflux des réfugiés, le pape François avait dénoncé «la mondialisation de l’indifférence». Cette mondialisation nous conduit aussi à pleurer, aujourd’hui, les victimes d’Argentine. Et, espérons-le, à nous ouvrir aux drames, autrement plus abondants, qui ensanglantent la planète.

Homélie du 08 mars 2015

Prédicateur : Abbé Guy-Michel Lamy
Date : 08 mars 2015
Lieu : Eglise du Sacré-Coeur, paroisse de langue française, Bâle
Type : radio

« Vous êtes le Temple de Dieu »

Frères et Sœurs,

Quelle merveille que ce Temple de Jérusalem! Le deuxième de l’histoire du peuple juif, le premier, appelé Temple de Salomon, ayant été pillé et ruiné par les

Babyloniens, comme la ville de Jérusalem, en 586 avant J.-C.

Quelle merveille que ce deuxième Temple construit petit à petit au cours des siècles, mais surtout agrandi et embelli par Hérode le Grand qui engagera même un millier de prêtres, formés comme maçons, pour les faire travailler dans les parties du Temple interdites au profane. Ah! le sacré! Paul Ricœur parlera de son ambivalence…

Quelle merveille que ce Temple qu’aura connu Jésus avec des centaines et des centaines de prêtres et de lévites vaquant à son bon fonctionnement: 600 prêtres… et 300 lévites…, infiniment plus qu’à Saint-Pierre de Rome, le tout dans un périmètre de 1500 mètres. Et à l’intérieur de ce périmètre: des espaces ouverts, appelés parvis, allant du moins sacré au plus sacré:

  • le parvis des Gentils, c’est à dire des païens, où allaient et venaient des non-juifs, mais aussi des « docteur de la Loi » enseignant la Torah, et ces vendeurs d’animaux et changeurs de monnaie dont il est question aujourd’hui. Parvis des Gentils où se réuniront plus tard les premiers chrétiens issus du judaïsme ou du paganisme;
  • puis, le parvis des femmes, des femmes juives;
  • le parvis des hommes;
  • le parvis des prêtres;

à chacun sa case!

  • et, à 10 mètres de là: le « Sanctus Sanctorum », le Saint des Saints, sorte de grand tabernacle où seul le Grand Prêtre pouvait entrer, et encore: une fois l’an!

Ici ou là, des plaques de marbre indiquaient aux païens les limites à ne pas dépasser, sous peine de mort. Paul lui-même, pourtant ancien pharisien, sera ainsi arrêté dans le Temple sous le motif évoqué dans les Actes des Apôtres, au chapitre 21: « …il a même introduit des Grecs dans le Temple et profané ce saint Lieu ».

« Sacré », « profane »; « pur », « impur »: on n’en sort pas!

Quelle merveille que ce Temple de Jérusalem qui sera malheureusement détruit à son tour moins de 40 ans plus tard, mais par les Romains cette fois. C’était le 27 août 70. Et j’aime à relire ce passage du livre que Maurice Vallery-Radot m’avait dédicacé chez lui, dans sa maison de l’Yonne, il y a 14 ans:

« Attaqué dès le 27 août, le Temple résiste à l’action des béliers et à l’assaut des hommes. Les légionnaires s’en prennent alors aux portails qu’ils brûlent. Le feu se communique aux boiseries et c’est le début de l’embrasement. La fournaise éclaire au loin la nuit qui tombe et sème l’épouvante dans la population. Titus (le futur empereur) ne se résout pas à « voir réduit en cendres un monument d’une telle beauté… susceptible de constituer un ornement de l’Empire » (Flavius Josephe, Guerre des Juifs).

Il veut arrêter la catastrophe. Accompagné de son état-major, il court sur les lieux du sinistre et pénètre à l’intérieur du Temple encore intact. Il est émerveillé par la splendeur du spectacle qui s’offre à ses yeux. Il donne l’ordre d’arrêter l’incendie. C’est trop tard. Pour la première fois, il n’est pas obéi.

Dans l’ivresse d’une victoire si chèrement acquise, l’heure est désormais à la haine, au meurtre et à la vengeance. Le pillage le plus atroce se déchaîne sur la ville accablée… Les ruines du Temple et la ville sont rasés après leur incendie… Ainsi disparut sur une scène d’apocalypse Jérusalem, cette superbe ville, reine de l’Orient, qui, seule au monde, avait adoré le Dieu unique, mais qui avait refusé, au cours des années 30 de ce Ier siècle, de croire à la Révélation du mystère de Son Verbe incarné » (1)

Quelle tristesse, quelle tragédie que cette destruction ! Quelle tristesse, quelle tragédie que ces ruines!

Si cela devait arriver à la basilique Saint-Pierre de Rome que les bombardements américains sur la Ville éternelle avaient sciemment évitée (« Attention, avait déclaré un des chefs alliés dont j’oublie le nom, le Pape a des amis haut-placés ! »), comment réagirions-nous?

Si cela devait arriver à nos célèbres cathédrales romanes et gothiques, à nos églises et chapelles baroques, comment réagirions-nous?

Ce Temple, Jésus l’aimait et le connaissait depuis que ses parents l’y avaient présenté à Dieu tout bébé, achetant même deux petites colombes pour les offrir en sacrifice. A l’âge de 12 ans, il l’appelait déjà, devant ses parents incrédules, « la maison de mon Père ». Et même si partout en Israël il lui restait, comme à tout Juif, les synagogues; à commencer pour lui celle de Capharnaüm, il aimait à marcher 200 km aller et retour pour s’y rendre à l’occasion des grandes fêtes du judaïsme. Jésus: un pratiquant ! Un laïc pratiquant, comme vous, mes Frères! Mais un laïc pratiquant qui, à l’instar du prophète Jérémie, peu avant la destruction du premier Temple, se révolte contre un ritualisme extérieur si facile, si superficiellement rassurant et, dans le fonds, si commun à tous les paganismes avoués ou non avoués ; comme d’aucuns se révolte encore aujourd’hui contre le côté kitsch et commercial de certains lieux de pèlerinage. Et, personnellement, j’en sais quelque chose.

Frères et Sœurs, les chrétiens des quatre premiers siècles n’avaient pas d’église et célébraient l’eucharistie à domicile. A la Révolution française, alors que Notre-Dame de Paris était consacrée au culte de la déesse Raison et que les messes étaient interdites en France (elles le seront pendant une dizaine d’années), des chrétiens se réunissaient pour des messes célébrées secrètement dans des granges, j’allais dire dans des « crèches », comme ce sera encore le cas, 120 ans plus tard, dans certaines de nos régions à l’occasion du « Kulturkampf ».

Dans une de ses homélies, l’abbé Zundel avait un jour déclaré: « Songez que toutes les cathédrales du monde, toutes les basiliques, toutes les églises n’ont jailli du sol que pour enclore cette miette de pain, cette goutte de vin où le Seigneur dans son vêtement de suprême humilité se communique à nous, demeure en nous pour nous transformer en Lui » (2)

Le temple matériel est une chose et une chance, parce que c’est une commodité, mais il n’est rien par rapport au temple spirituel. Et « avec Jésus le lieu de la présence divine n’est plus quelque chose, mais quelqu’un ». Quelqu’un en quelqu’un, en chacun de nous qui l’accueille en son âme et conscience, mais pas sur la base d’un miracle, comme nous le rappelle l’évangile de ce jour. Dans le fond, croire, c’est ne pas croire sur la base d’un miracle. C’est croire pour rien, c’est croire quand même.

« Vous êtes le Temple de Dieu », écrit saint Paul dans sa lettre adressée aux Corinthiens (3, 16-17); « Votre corps est le Temple du Saint-Esprit » (6,19-20);

« Vous êtes le corps du Christ » (12, 27).

Et saint Augustin de préciser: « Quand le prêtre vous dit Le Corps du Christ, vous répondez Amen à ce que vous êtes dans le Christ ».

Dans un livre qu’il vient de publier, le grand théologien français Bernard Sesboüe nous rappelle qu’ « on ne grandit pas Dieu… en abaissant l’homme ».

Et savez-vous quel titre il a donné à son ouvrage: « L’homme, merveille de Dieu » (3)

AMEN!

Bibliographie

(1) Maurice Vallery-Radot, L’Eglise des premiers siècles, Perrin (1999), pp.160-161
(2) Maurice Zundel, Ta Parole comme une source, Anne Sigier (1987), p.345
(3) Bernard Sesboüe, L’homme, merveille de Dieu, Perrin (2015), p. 358»

Lectures bibliques : Exode 20, 1-17 ; Psaume 18 ; 1 Corinthiens 1, 22-25 ; Jean 2, 13-25

Homélie du 01 mars 2015

Prédicateur : Abbé Guy-Michel Lamy
Date : 01 mars 2015
Lieu : Eglise du Sacré-Coeur, paroisse de langue française, Bâle
Type : radio

Frères et Sœurs,

« Si on vous prouvait par a plus b que le Christ a eu tort, que feriez-vous? ».

Cette question, ce n’est pas moi qui la pose, mais Dostoïevski. Dostoïevski, dont l’historien Alfred Berchtold nous raconte qu’il s’arrêta à Bâle avec sa femme, Anna Grigorievna, en 1867 et, qu’après avoir visité le cloître du Münster, il se rendit avec elle au Musée des Augustins pour y découvrir le fameux Christ au tombeau peint par Holbein en 1521 et qui se trouve aujourd’hui au Kunstmuseum: « cadavre si affreusement vrai », écrit Berchtold, qu’il effraya Anna Grigorievna et fascina à tel point Dostoïevski qu’il monta sur une chaise pour le voir de plus près. Après être passée dans une autre salle, sa femme revint quinze à vingt minutes plus tard, son mari étant toujours à la même place, comme pétrifié par le tableau.

Il est vrai que, si le grand jour de l’année chrétienne, c’est le vendredi-saint pour un protestant; pour un orthodoxe, comme Dostoïevski, c’est Pâques, et la joie délirante de la nuit pascale; le catholique se situant entre les deux.

Mais revenons à Dostoïevski: « Si on me prouve par a plus b que le Christ a tort, je reste avec le Christ ».

Nous « aimons » trop le Christ, un peu comme telle idole, pour différentes raisons:

  • par intérêt, pour me rassurer en ce bas-monde et « aller » au Paradis dans l’autre, même si son silence a de quoi m’effrayer parfois. Je repense au mot de Pascal: « Le silence de ces espaces infinis m’effraie »;
  • par peur qu’une certaine indifférence de ma part à son endroit me cause quelques ennuis « en-deçà » et « au-delà », comme l’eût dit Montaigne;
  • par goût du merveilleux, voire du magique: tous ces miracles, toutes ces résurrections, relatés dans les Evangiles!

Tous ces miracles? En fait, il n’y en pas eu tellement: 27, en moins de trois ans pour le Fils de Dieu: c’est peu! Et des miracles toujours entachés d’une recommandation de la plus extrême discrétion adressée au bénéficiaire. Des miracles dont Jésus n’est d’ailleurs pas le seul à être crédité. Dans les Actes des Apôtres, on voit ainsi Pierre et Jean guérir un infirme de naissance et les Apôtres accomplir de nombreux miracles et prodiges. Il suffisait parfois que l’ombre de saint Pierre recouvrit des malades pour les guérir (Ac. 5, 12-16). A Malte, une vipère s’accroche même au bras de Paul, ce que voyant les indigènes le prennent pour un « assassin » avant de changer d’avis, Paul ne mourant pas, et de le prendre pour un « dieu »…

Il guérira d’ailleurs sur cette île le père d’un certain Publius, notable de l’endroit, affligé de fièvre et de dysentrie, ainsi que d’autres infirmes, etc.

Miracles attribués aux Apôtres, mais aussi à d’autres saints postérieurs, pas seulement à Jésus.

Restent tout de même les résurrections: celles de la fille de Jaïre, du fils de la veuve de Naïm, et bien entendu celle de Lazare. Mais on voit d’autres que lui en opérer. Pierre ressuscite ainsi une certaine Tabitha à Joppé (Ac. 9, 36-41) et Paul un certain Eutyque à Troas (Ac. 20, 1-12). Sans parler de prophètes de l’Ancien Testament, tel Elie, crédité du même prodige dans le Premier Livre des Rois (17, 1-24). Des résurrections qui sont traduites en allemand par le mot « Auferweckung » (réveil) et non « Auferstehung » (résurrection), comme c’est le cas pour Jésus après sa mort sur la croix.

Question: la vraie foi est-elle imputable aux miracles et autres? Renan n’y allait pas de main morte en écrivant: « Pour les auditoires grossiers, le miracle prouve la doctrine… ».

Aussi étonnant que cela puisse paraître à certains, l’Eglise s’est toujours méfiée des miracles, des apparitions, comme la vraie foi peut s’en passer, car elle n’en dépend pas.

La vraie foi, en effet, comme pour Dostoïevski, c’est de rester avec le Christ; comme pour Job, de croire pour rien, tout au plus au Dieu caché. Et cette foi, c’est de l’amour tout simplement, mais niveau « agapé », c’est à dire charité pure et totalement désintéressée, à l’exemple de celle du Christ pour l’humanité. Et quand celle-ci rencontre celle-là, quand celle-ci est accueillie par celle-là, c’est l’illumination. Comme dans le texte d’aujourd’hui.

Il s’en est passé des choses avant cette illumination! D’abord, le choix par Jésus des quatre premiers Apôtres: Pierre et André, Jacques et Jean. Puis ces guérisons auxquelles ils assistent, ces paraboles qui les font réfléchir, la résurrection (« Auferweckung ») de la fille de Jaïre, les multiplications des pains, le discours de Jésus sur le pur et l’impur, la confession de Pierre à Césarée juste avant l’annonce par le Christ de sa passion, de sa mort et de sa résurrection. Tout simples qu’étaient ces pêcheurs pécheurs, ils en avaient déjà vu et entendu avec lui ! Et surtout, ils avaient eu le temps d’intérioriser son message avant l’expérience inouïe de l’illumination sur la montagne, eux seuls: Pierre, Jacques et Jean, avec lui. Illumination intérieure anticipant la leur, la nôtre et celle des défunts morts avant nous et même avant eux, d’où Moise et Elie. Illumination, blancheur à nulle autre comparable, les projetant, ne serait-ce qu’un instant, dans l’éternité. Et ce verset magnifique du livre d’Isaïe me revient en mémoire: « Allons! Discutons! dit Yahvé. Quand vos péchés seraient comme l’écarlate, comme neige ils blanchiront… » (1,18).

Eternité: présent absolu, espace transcendé, dont chacun de nous peut avoir l’avant-goût dans les plus grands dons de lui-même à autrui.

AMEN !

2e dimanche du Carême

Lectures bibliques : Genèse 22, 1-2.9-13.15-18; Ps : 115 (116 B); Romains 8, 31b-34; Marc 9, 2-10