Dans l'église, n'y a pas de pancarte pour contextualiser la fresque | © Alexis Gacon
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À Montréal, que fait Benito Mussolini sur la fresque d'une église?

Dans l’église Notre-Dame-de-la-Défense, en plein cœur du quartier italien de Montréal, au Canada, une immense fresque continue de faire débat dans la communauté italienne.

Alexis Gacon, à Montréal, pour cath.ch

Dans la Petite Italie, les anciens du quartier enchaînent les espressos sur le zinc du Caffé Italia, puis vont calmer leur appétit à la pâtisserie Alati-Caserta. Ses cannolis finiront par tacher les pages d’un livre, vite dévoré aussi, au parc Dante. Les Italiens de Montréal habitent chaque quartier de la ville depuis bien longtemps, mais n’ont pas déserté leur camp de base, très vivant, autour de la rue Jean-Talon.

L’église Notre-Dame de la Défense dans le quartier italien de Montréal | © Alexis Gacon

C’est là qu’ils ont prospéré, au début du XXe siècle, dans ces faubourgs alors peu urbanisés, où ils pouvaient cultiver leur potager, lorsqu’ils ne travaillaient pas sur les chemins de fer du second plus grand pays du monde. L’église Notre-Dame-de-la-Défense reste la pierre angulaire de la Petite Italie. Celle qui rassemble, celle qui tranche aussi.

L’extérieur du monument, avec sa jolie façade en brique rouge, ne surprend pas. C’est l’intérieur qui détonne. Dans la partie droite d’une fresque immense, entouré d’hommes d’Église, on distingue une figure reconnaissable: Benito Mussolini trône sur un cheval, entouré des dignitaires fascistes. Luca Sollai, chargé de cours en histoire à l’Université de Montréal, n’en est pas revenu quand il a vu la fresque, à son arrivée ici. «De la surprise, oui, de l’indignation aussi.» Le tableau est un hommage aux accords du Latran, signés en 1929 par Mussolini et le cardinal Pietro Gasparri, qui ont notamment réglé la ‘question romaine’.

Un manque de contexte

Dans l’église, ce qui surprend aussi, c’est qu’il n’y a pas de pancarte permanente pour contextualiser la fresque. Un simple feuillet est proposé aux visiteurs à l’accueil. «Que fait-il encore là? C’est ce que tout le monde peut se demander en entrant», dit Luca Sollai. Avec d’autres intellectuels, dont beaucoup d’origine italienne, il avait lancé en 2020 une pétition, qui réclamait davantage de recul critique, de la part de l’église, pour expliquer aux visiteurs pourquoi le Duce apparaissait ainsi glorifié. «Il nous semble nécessaire d’amorcer une réflexion sur la nécessité de distinguer, dans le respect de la mémoire de la communauté italienne, l’histoire de l’Église de Montréal de la trajectoire du fascisme en Italie, à Montréal et dans le monde», pouvait-on lire.

Les pétitionnaires souhaitaient une pancarte qui «corrige» la présence de Mussolini et réclamaient, par souci d’équilibre, que le tableau d’un opposant au fascisme soit apposé dans l’église. La figure de Don Minzoni, tué par les squadre, bras armé du fascisme, était évoquée. Pour les pétitionnaires, le feuillet fourni aux visiteurs n’était pas suffisant. En 2020, l’un de ses instigateurs se demandait s’il ne fallait pas remplacer la fresque par une autre, et s’interrogeait: «Et s’il y avait dans une église de Montréal un tableau montrant Pinochet ou Hitler, est-ce que les autorités le permettraient?»

L’ombre du fascisme à Montréal

Pourquoi avoir choisi de représenter Mussolini? À l’époque de la création de la toile, le fascisme a bien des sympathisants au Québec, explique Luca Sollai. Et les propos du Père Maltempi, une figure puissante parmi les Italiens de la Belle Province, qui affirme «qu’un bon Italien est un bon catholique et un bon fasciste», rencontrent des oreilles attentives. «Le gouvernement fasciste finance une propagande nationaliste qui marche sur les Italiens de l’étranger», explique Luca Sollai. Dans le journal La Patrie, en 1936, l’inauguration de la Casa d’Italia de Montréal (la maison des Italiens de Montréal) est, en quelque sorte, une célébration de Mussolini, dit-il. «On insiste sur son origine ouvrière, alors que le quartier dans lequel s’installe la Casa d’Italia est très ouvrier. Et la droite du Québec compte des admirateurs du fascisme. Les Italiens du Canada ne pouvaient pas échapper à l’époque à l’influence du mouvement», résume-t-il.

L’historien Luca Sollai | © Alexis Gacon

Pier Luigi Colleoni, enseignant d’histoire et paroissien qui accompagne les visites guidées dans l’église Notre-Dame-de-la-Défense, nous écrit qu’une lettre ouverte, publiée dans le quotidien québécois Le Devoir à l’époque de la pétition, reflète toujours sa pensée d’aujourd’hui. Il y reconnaît l’importance d’expliquer aux visiteurs que la conservation de la fresque «n’est nullement une exaltation politique». Pour lui, le feuillet d’information fourni à l’entrée de l’église est suffisant. L’enseignant ajoute que «mis à part les visiteurs occasionnels, les fidèles de l’église ne regardent plus vers Mussolini» et que le retirer de la fresque «serait comme redresser la tour de Pise».

La trace d’un passé difficile à effacer

La pétition a eu peu de suites dans les faits. L’archidiocèse de Montréal nous écrit que le curé et le conseil de fabrique ont rencontré les signataires et que toutes les parties s’accordent à dire qu’on ne peut éliminer la figure de Mussolini en raison de la valeur «inestimable» de la fresque. Il considère qu’une pancarte explicative serait inutile, car elle attirerait encore plus d’attention sur le Duce.  Enfin, pour le conseil, un opposant au fascisme est déjà représenté dans la fresque: le pape Pie XI, qui avait dénoncé en 1931 cette idéologie avec l’encyclique Non Abbiamo Bisogno.

Mais au fond, comment l’archidiocèse perçoit-il la fresque? La trace d’un passé à ne pas effacer? Là-dessus, le service des communications nous renvoie à la «seule brève prise de position» de cette autorité, qui vient de Mgr Chimichella, ancien évêque auxiliaire émérite à Montréal. Dans une entrevue en 1990, il affirme: «La peinture de cette fresque reflétait les sentiments qui avaient inspiré le Concordat. Il faut avoir le courage de reconnaître que le choix de Mussolini, qui est représenté comme l’autorité civile, dans la fresque, était une erreur.»

Raviver le drame de l’internement

Depuis 2020, l’approche de Luca Sollai a changé. La pétition n’a peut-être pas eu d’effet tangible, mais elle a délié les langues parmi les Montréalais d’origine italienne. «La mémoire est sensible, on ne peut pas avoir une approche frontale de ce débat.» Car la fresque fait revivre des jours sombres à la communauté. Le 10 juin 1940, le Canada déclare la guerre à l’Italie, et le gouvernement arrête les Canadiens d’origine italienne, considérés désormais comme des ennemis de l’État. Beaucoup sont internés dans des camps, à Petawawa ou à Kingston.

«Presque 600 personnes ont été internées. Les gens évitent d’en parler pour ne pas rouvrir des blessures. Que la fresque soit encore là, pour certains, c’est comme d’avoir accepté l’internement, accepté l’idée que les Italiens d’ici étaient tous fascistes à l’époque. Il y avait des sympathisants parmi les internés, mais ce n’était pas la majoritéCertains ont été plus de trois ans dans les camps. L’auteur de la fresque, Guido Nincheri, qui ne souhaitait pas au départ peindre Mussolini, fut arrêté aussi, en raison de son tableau.

Pendant la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1950, la fresque fut cachée par un grand drap | © Alexis Gacon

La page des camps n’est pas encore tournée pour tous les Italo-Canadiens, mais le travail de mémoire s’accélère. Les trois mots, No ci scusiamo, de Justin Trudeau en 2021 ont fait du bien, selon Luca Sollai. Il y a deux ans, le Premier ministre canadien a présenté les excuses du Canada pour le tort causé à plus de 30’000 Canadiens d’origine italienne. «(…) Nous sommes désolés. Votre famille et votre communauté ne méritaient pas cette injustice. (…) Des réputations ont été ruinées. Des entreprises ont été démantelées. Des familles se sont retrouvées sans moyens de subsistance», a-t-il déploré.

Les Italiens d’ici sont toujours là, le tableau aussi. Pendant la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1950, elle fut cachée par un grand drap. Depuis, exposée au grand jour, elle permet, peut-être, d’ouvrir le dialogue et de confronter les mémoires des Italo-Canadiens, comme l’explique Luca Sollai. «Après guerre, les internés sont sortis, il n’y a pas eu de procès et plus personne n’a voulu rouvrir cette page. Le débat qui entoure la fresque nourrit une réflexion nécessaire dans la communauté.»

La peinture questionne, divise. Des sympathisants fascistes ont parfois traversé l’Atlantique pour venir saluer le Duce dans cette église. Un épicier du quartier, sous couvert d’anonymat, nous dit «ne jamais vouloir mettre les pieds dans cet endroit» et ne saisit pas «comment on peut accepter que Mussolini soit encore là, après tout ce qu’il a fait». (cath.ch/alg/bh)

Dans l'église, n'y a pas de pancarte pour contextualiser la fresque | © Alexis Gacon
15 septembre 2023 | 17:00
par Rédaction
Temps de lecture: env. 6 min.
Canada (204), Eglise (115), fresques (4), Histoire (81), Montréal (20), Mussolini (2)
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