Denise Nussbaumer (nom fictif) s'est sentie dépassée par les règles de l'Eglise | photo d'illustration © Paolo Chaaya/Unsplash
Suisse

Denise Nussbaumer: «Je voulais que l'on me protège de mon agresseur»

Le magazine alémanique Beobachter a révélé de graves erreurs dans la gestion des abus sexuels au sein du diocèse de Bâle. Denise Nussbaumer (nom fictif) a qualifié le processus de «kafkaïen» et «cynique». La prise de position du diocèse l’a «agréablement surprise», mais aucune excuse personnelle n’a été présentée jusqu’à présent. De nombreuses questions restent en suspens.

Par Annalena Müller/kath.ch/traduction et adaptation: Raphaël Zbinden

L’évêque de Bâle, Mgr Felix Gmür, s’est-il excusé auprès de vous?
Denise Nussbaumer*: Non. Je connais certes la prise de position du diocèse, mais j’en ai pris connaissance par les médias. L’évêché ne m’a pas contactée de façon personnelle.

Après que Beobachter a rendu votre cas public, le diocèse a reconnu publiquement ses erreurs. Comment l’avez-vous reçu?
J’ai été positivement surprise par cette prise de position. Je ne m’attendais pas à ce que le diocèse réagisse à cette publication. Le fait qu’il soit allé jusqu’à aborder le cas sur le fond et qu’il ait reconnu des erreurs m’a également positivement surprise. D’autres diocèses ont continué à faire la sourde oreille dans des cas comparables, même après des publications dans les médias.

Tout s’est bien passé, alors?
Je ne dirais pas cela. L’évêque Gmür reconnaît des erreurs dans sa prise de position, mais il rejette la responsabilité sur l’official, qui aurait soi-disant commis toutes les erreurs. L’évêque exprime certes clairement sa consternation, mais il n’a pas pu se résoudre à présenter des excuses, ni dans sa prise de position, ni dans sa lettre aux agents pastoraux.

Souhaiteriez-vous des excuses directes de l’évêque?
Ce serait bien, oui. Comme je n’apprends moi-même tout que par les médias, j’ai le sentiment que je continue à ne pas jouer de rôle en tant que victime.

Vous vous êtes adressée pour la première fois à une consultation ouverte en 2018, plus de 20 ans après les faits. Quelle en était la raison ?
J’avais une vingtaine d’années lorsque j’ai pris conscience pour la première fois que ce qui m’avait été fait lorsque j’étais mineure était un abus sexuel. Mais même après en avoir pris conscience, je n’ai cessé de le refouler. A un moment donné, j’ai eu de plus en plus de mal à refouler, surtout en période de grand stress. En 2018, j’étais en train de terminer ma thèse de doctorat. C’était très stressant. Et d’un seul coup, le sujet est devenu tellement présent que j’ai décidé de chercher de l’aide.

«Comme je n’apprends tout que par les médias, j’ai l’impression que je continue à ne pas jouer de rôle en tant que victime»

Vous vous êtes d’abord adressée à un centre de consultation.
Exactement. Je savais que je voulais parler à quelqu’un. Je me suis alors adressée au service de consultation indépendant du diocèse de Bâle. Là, j’ai été pris en charge par une femme et j’ai pu avoir de nombreux entretiens. Cela m’a beaucoup aidée à l’époque.

Comment se fait-il que le service de consultation n’ait pas signalé votre cas immédiatement?
En 2018, le centre de consultation n’était pas encore tenu de faire de signalement officiel au diocèse. Cela m’arrangeait, car à l’époque, je n’étais pas sûre de vouloir le faire. J’avais certainement aussi peur de la perte de contrôle. Au début, je voulais simplement parler à une personne qui me comprenne et qui puisse m’aider à gérer toutes ces émotions.

En 2019, vous avez alors décidé de faire un signalement au diocèse, pourquoi ?
Au printemps 2019, l’auteur était en visite en Suisse. Il a alors tenté de me contacter. Cela a été un choc incroyable. Je ne voulais pas qu’il puisse le faire. Je voulais que l’on me protège, moi et les autres, de lui. Il travaille encore aujourd’hui avec des jeunes au Nigeria. C’était la raison concrète de ma démarche de signalement. Mais avant cela, j’avais déjà pesé les pour et les contre d’une telle action.

«En fait, je souhaite que chacun prenne ses responsabilités, que l’on reconnaisse ma souffrance et celle des autres personnes concernées, sans restriction ni échappatoire»

Quels autres facteurs ont plaidé en faveur d’un signalement ?
J’ai suivi une thérapie à l’époque. Et je voulais que le diocèse prenne en charge les frais. Je trouvais injuste et émotionnellement pesant d’avoir besoin d’une aide thérapeutique. Et de devoir la payer moi-même. Je voulais que le diocèse assume la responsabilité de ce qui m’a été fait par un prêtre. Mais en fait, je souhaite surtout que chacun prenne ses responsabilités, que l’on reconnaisse ma souffrance et celle des autres personnes concernées, sans restriction ni échappatoire.

Comment le diocèse de Bâle a-t-il réagi à votre demande?
Le chef du personnel en charge a clarifié la situation à l’interne. Il en est ressorti que je pouvais m’adresser à la Commission d’indemnisation de la Conférence des évêques suisses (CES). Le diocèse lui-même n’effectue aucun versement. Pour avoir le droit de faire une demande auprès de la commission, j’ai dû à nouveau faire une déclaration officielle auprès de l’évêché. Aujourd’hui encore, je ne sais pas si j’aurais effectivement fait cette démarche si l’auteur n’avait pas cherché activement à me contacter en 2019.

Comment les choses se sont-elles déroulées ensuite?
Après la tentative de contact, j’ai déposé les documents nécessaires. La commission a qualifié mon cas de «grave». Et l’évêché a commencé l’enquête préliminaire après réception de la communication.

Comment avez-vous vécu cette phase?
Pour l’enquête préliminaire, j’ai dû remettre de nombreux documents à l’évêché. Parmi eux, des descriptions détaillées des abus. J’ai compris pourquoi c’était nécessaire, mais c’était aussi très pesant. Et lorsque j’ai appris, plus ou moins en passant, que l’évêque Gmür avait transmis tous les documents – y compris les données de mon journal intime et les descriptions des abus exigées par l’évêché – à l’auteur, j’étais sous le choc.

«Je ne savais pas selon quelles règles l’évêché agissait»

Vous n’aviez pas donné votre accord?
Non! J’avais donné mon accord pour la transmission d’un document concret qui devait être remis à l’évêque auxiliaire compétent au Nigeria. Savoir que l’auteur avait tous mes documents intimes et en plus mes coordonnées actuelles – c’était terrible.

Vous avez alors pris un avocat?
Oui. J’avais le sentiment d’être dépassée par la situation, toute seule. Je ne savais pas selon quelles règles le diocèse agissait. Et celles-ci ne m’ont pas non plus été communiquées. Le service cantonal d’aide aux victimes m’a recommandé un avocat, auquel je me suis adressée. L’avocat était spécialisé dans les délits sexuels. Mais il ne connaissait pas le droit parallèle de l’Église. C’est pourquoi il n’a finalement pu m’aider que de manière limitée.

Comment faut-il se représenter les choses? Y a-t-il eu des rencontres entre vous, l’avocat et des représentants de l’évêché?
Non, tout s’est passé par e-mail. Et une ou deux fois aussi par téléphone. Il n’y a jamais eu de rencontre. J’avais l’impression que c’était une boîte noire. J’écrivais, ou alors mon avocat, et on recevait une réponse des semaines plus tard. Mais il n’y a jamais eu de communication proactive sur le déroulement de la procédure. Tout était très kafkaïen. Rétrospectivement, c’est évidemment une bonne chose que tout soit écrit, car c’est ainsi que tout est si bien documenté.

Quand avez-vous appris que l’enquête préliminaire était close ?
Le fait que je l’aie appris est un pur hasard.

Dans quelle mesure ?
A un moment donné, je n’ai plus rien reçu du diocèse. Et mon avocat et moi nous sommes dit «ok, nous n’allons pas plus loin». Mais nous avons décidé d’écrire à nouveau. Nous voulions que l’évêché participe aux frais d’avocat. Finalement, je n’ai dû prendre un avocat que parce qu’ils avaient transmis mes documents à l’auteur des faits. Suite à cela, l’évêque Gmür s’est effectivement manifesté lui-même – et même assez rapidement.

«Rétrospectivement, c’est bien que tout soit écrit, car c’est pour cela que tout est si bien documenté»

Une réaction de l’évêque qui se produit seulement après une demande d’argent?
Il semble que oui. L’évêque Gmür a écrit à mon avocat pour lui dire que le diocèse ne participerait à aucun frais et que la procédure avait été suspendue parce que je n’avais pas authentifié des documents.

Aujourd’hui, vous savez que c’était l’une des erreurs de procédure qui ont été révélées- vous n’aviez rien à certifier et aucune autre obligation pendant l’enquête préliminaire.
Oui, je le sais aujourd’hui – grâce aux recherches de Beobachter. Mais en 2020, je ne le savais pas. Je me suis incroyablement reproché de ne pas m’être occupée de cela. Mais vous savez, c’était en plein confinement. Je n’avais pas accès à une imprimante et mon avocat a dit à l’époque – puisque l’official n’avait pas donné de délai – qu’il n’y avait pas d’urgence. Lorsque l’absence de validation a été mentionnée comme raison de la clôture de l’enquête préliminaire, j’ai été bouleversée. J’ai bien sûr cru l’évêque quand il m’a dit que la suspension de la procédure était de ma faute, et je me suis sentie affreusement mal.

Pourquoi vous êtes-vous alors adressée à la presse ?
La raison concrète était toujours la transmission de mes documents à l’auteur. Mais je voulais aussi comprendre comment le processus se déroule. Sur quelle base on prend des décisions à l’évêché. Et je voulais qu’on me prenne enfin au sérieux en tant que personne concernée et qu’on ne me rejette pas. J’ai d’abord essayé seule. Puis avec un avocat. Et comme tout cela n’avait pas abouti à des réponses, je me suis dit que j’allais essayer avec la presse. Je suis de très près le traitement des abus dans les pays germanophones. Je savais donc que la presse fait souvent plus qu’une personne seule.

«J’ai cru l’évêque quand il m’a dit que le non-lieu était de ma faute et je me suis sentie affreusement mal»

Cela a d’ailleurs fonctionné…
Oui et non. J’ai d’abord travaillé avec Natalia Widla. Elle est journaliste indépendante et s’y connaît très bien en matière de violence sexuelle. Mais le système de l’Eglise, le droit canonique et les mécanismes internes lui étaient étrangers. Nous avons alors constaté qu’il était tout simplement impossible d’y voir clair de l’extérieur.

Nous avons finalement fait appel à Otto Hostetter de Beobachter. Tout simplement parce qu’il a l’expérience de l’Eglise. Il connaît des gens qui s’y connaissent – surtout des spécialistes du droit canonique. C’est ainsi que j’ai découvert que l’enquête n’aurait pas dû être classée et que l’évêché aurait dû transmettre le cas à Rome. Et que ce n’était pas ma faute, mais que les personnes responsables dans le diocèse avaient commis des erreurs.

Comment vous êtes-vous sentie lorsque vous avez appris cela?
J’étais en colère. Je ne suis pas tombée sur la tête. Je lis et travaille avec des textes académiques – qui sont aussi souvent formulés de manière inutilement compliquée. Je me suis dit que je devais tout de même réussir à comprendre les processus et les mécanismes de l’Église et du droit canonique. J’ai même lu le droit canonique pour essayer de comprendre. Mais en tant que personne extérieure, je n’y suis pas parvenue. Et j’ai encore beaucoup de questions qui n’ont pas été éclaircies, même après avoir lu l’article de Beobachter.

«Je voulais qu’on me prenne enfin au sérieux en tant que personne concernée et qu’on ne me rejette pas»

Comment les choses vont évoluer maintenant. Que signifie le fait que l’affaire soit à Rome? Quand et comment le dicastère pour la doctrine de la foi prendra-t-il sa décision? Le cas sera-t-il également rouvert dans le diocèse de Bâle, en raison des erreurs de procédure, ou cela n’a-t-il rien à voir? Et qu’est-ce que cela signifie pour moi? Serai-je entendue? Est-ce que je serai au moins informée du résultat? Ou continuent-ils à traiter ce sujet comme quelque chose d’interne à l’Eglise? Un sujet qui ne touche pas les personnes qui doivent supporter les conséquences toute leur vie d’avoir été concernées?

Cela reste une boîte noire…?
Oui. L’Église a ses propres règles du jeu. Elle attend de moi que je joue le jeu selon ces règles. Mais je ne connais pas les règles du jeu et elle ne me les révèlent pas non plus. Et je découvre après coup que même l’Église ne respecte pas ses propres règles du jeu. C’est incroyablement cynique. (cath.ch/am/rz)

Denise Nussbaumer (nom fictif) s'est sentie dépassée par les règles de l'Eglise | photo d'illustration © Paolo Chaaya/Unsplash
4 septembre 2023 | 18:06
par Rédaction
Temps de lecture: env. 9 min.
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