L'enfant Jésus de la crèche, retable de la nativité, église de Bulle | © Maurice Page
Dossier

La lumière qui dissipe la luminosité 5/6

5

Aujourd’hui, si nous voulons faire l’expérience qu’une bougie éclaire l’obscurité, nous éteignons d’abord la lumière artificielle et, en plus, nous tirons les rideaux pour que la lumière de la rue ne pénètre pas à l’intérieur. Nous avons plus qu’assez de lumière artificielle, qui nous envahit à chaque instant. C’est peut-être symbolique que cette lumière, même pendant la nuit, soit si forte que nous n’arrivons plus à contempler les étoiles dans le ciel de nos villes. Comment donc suivre l’étoile de Bethléem?

Barbara Hallensleben, professeure de théologie dogmatique et de théologie de l’œcuménisme à l’Université de Fribourg

Nous connaissons Lucifer, par son nom de «porteur de lumière». La tradition de l’Église associe à ce nom la chute du monde angélique. «Comment! Tu es tombé du ciel, astre brillant, fils de l’aurore! Tu es renversé à terre, toi qui faisais ployer les nations ». Celui dont il est question en Isaïe 14,12 s’appelle «Lucifer» dans la traduction latine de la Bible, rejoignant ainsi la parole de Jésus qui exclame: «Je regardais Satan tomber du ciel comme l’éclair » (Lc 10,18). Était-il l’ange de lumière avant sa chute? Ou le devient-il dans un certain sens précisément à cause de sa chute? Ce n’est pas par hasard que Georges Bernanos intitule un de ses romans «Sous le soleil de Satan» …

Barbara Hallensleben, professeure au Département des Sciences de la foi et des religions de l’Université de Fribourg | © B. Hallet

L’ambiguïté de la lumière

Jean Ferrat a mis en musique et chanté de nombreux poèmes du poète français Louis Aragon, dont la chanson «Les feux de Paris». Le Paris d’aujourd’hui, mélange de lumière rouge et de néons, le submerge de tristesse: «Au diable la beauté lunaire et les ténèbres millénaires …». Mais la nostalgie pure des coins sombres et intimes ne suffit pas pour s’échapper: «Plein feu sur l’homme et sur la femme, sur le Louvre et sur Notre-Dame, du Sacré-Cœur au Panthéon. Plein feu de la Concorde aux Ternes, plein feu sur l’univers moderne, plein feu sur notre âme au néon …». 

Le théologien russe Pavel Florensky, fusillé en 1937 dans le camp des îles Solovki en mer Blanche, parle lui aussi de l’ambiguïté de la lumière en utilisant l’exemple de l’icône. Une icône est faite pour la lumière vacillante, chaude et embaumante des lampes à huile. Elle meurt sous les projecteurs du musée.

Le théologien russe Pavel Florensky, fusillé par les bolchéviques en 1937 dans le camp des îles Solovki en mer Blanche | Domaine public wikimedia commons

«Car chacun sait que la lumière électrique détruit aussi la réceptivité psychique» (La perspective inversée). Non sans critique face à la culture occidentale, Florensky ajoute son interprétation: dans la perception occidentale, l’objet et la lumière existent chacun séparément, et leur relation est accidentelle. On peut aussi mettre en lumière des détails insignifiants, répugnants, obscènes. La lumière devient elle-même un objet, la «source de lumière».

La théologie orientale témoigne d’une conception différente, et pas seulement dans l’iconographie: les icônes sont en quelque sorte «faites de lumière». Couche par couche, les formes sont modelées, pour ainsi dire, à travers la lumière, oui, produites par la lumière à partir du fond sombre. La lumière n’est pas un objet parmi d’autres, la lumière est la véritable essence des choses.

«La lumière n’est pas un objet parmi d’autres, la lumière est la véritable essence des choses.»  

Florensky voit le mot biblique de son côté: «Car tout ce qui devient manifeste est lumière » (Eph 5,13), non «illuminé». «Dieu est lumière; en lui, il n’y a pas de ténèbres» (1 Jean 1,5). Dieu n’a pas besoin d’un projecteur. La fête de l’Épiphanie est la fête de la «manifestation» du Seigneur, parce que les cœurs croyants reconnaissent et reçoivent sa venue, non parce qu’il marche sous les feux de la rampe (»plein feu»). 

La tradition de l’Église d’Orient

C’est pourquoi, dans la tradition de l’Église d’Orient, entre la naissance, la mort et la résurrection du Christ, la fête de la Transfiguration joue toujours un rôle important: la lumière divine brille à partir du Christ, de l’intérieur et non de l’extérieur ! Les disciples découvrent qu’il est possible d’apercevoir la vérité divine des choses déjà avec des yeux terrestres, ne serait-ce qu’en passant. Ils ne peuvent pas s’installer définitivement dans cette lumière, mais en descendant de la montagne avec Jésus, le chemin vers la Passion à Jérusalem commence.

Il en va de même pour l’expérience des saints: le laïc Nicolas Motovilov est accablé par la question de savoir ce qui est le plus important dans la vie chrétienne, car il a perdu l’orientation dans la multitude de commandements et d’interdictions de l’Église de son temps et les ressent de plus en plus comme un fardeau. C’est pourquoi il se tourne vers le moine et ermite Séraphin de Sarov (1759-1833), qui lui donne une réponse d’une simplicité étonnante: «Le vrai but de la vie chrétienne consiste dans l’acquisition de l’Esprit Saint de Dieu».

Mais il ne reste pas avec une instruction en paroles. Séraphin emmène Nicolas dans la sombre forêt russe, et soudain ses yeux s’ouvrent : « Représentez-vous le visage d’un homme qui vous parle au milieu d’un soleil, dans l’éclat le plus éblouissant des rayons de midi. Vous voyez les mouvements de ses lèvres et l’expression changeante de ses yeux. Vous entendez sa voix. Vous sentez des mains qui vous serrent les épaules. Mais vous n’apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre. Seulement une éclatante lumière qui se diffuse alentour sur plusieurs mètres de distance, illuminant la neige qui couvre la prairie comme celle qui tombe sur nos épaules, le grand starets et moi-même. Qui pourrait imaginer mon état en cet instant-là!»

La chaleur et le silence, la paix et la joie accompagnent cette expérience. Un «miracle» – oui, et pourtant aussi une expérience humaine élémentaire que nous connaissons, lorsque toutes les tensions, confusions et luttes de la vie se résolvent et tout devient clair et simple…

Sainte-Lucie peut être considérée comme une patronne du ministère diaconal dans le monde d’aujourd’hui

Ferrat chante avec le poète Aragon un chemin vers la lumière qui dissipe l’éclat: «Plein feu sur la noirceur des songes, plein feu sur les arts du mensonge. Flambe perpétuel été, flambe de notre flamme humaine, et que partout nos mains ramènent le soleil de la vérité». Nos mains, que peuvent-elles faire ici?

Sainte Lucie, que nous avons fêtée le troisième dimanche de l’Avent «Gaudete», nous ouvre une perspective: elle ne portait pas sa belle couronne de lumières, qui fait encore partie des coutumes de la fête, surtout en Scandinavie, pour des raisons esthétiques. Elle avait besoin d’avoir les mains libres pour apporter secrètement de la nourriture et d’autres dons à ses compagnons chrétiens persécutés. Pour cela, elle avait besoin de l’obscurité, car dans la lumière éblouissante de ses persécuteurs, elle mettait en danger soi-même et les autres.

Nous avons besoin de femmes diacres pour une église diaconale

Sainte-Lucie peut être considérée comme une patronne du ministère diaconal dans le monde d’aujourd’hui. Elle ne cherche pas le plein feu de la publicité intrusive, elle ne cherche pas le plein feu de la force militaire, elle ne cherche pas le plein feu du spectacle sur les scènes du monde où les grands et les puissants aiment tant se présenter et se faire célébrer. Elle dissipe la lumière «sur les arts du mensonge», elle ramène les choses et les gens au «soleil de vérité» qui nous est né à Noël, loin du «plein feu» des empires de ce monde.

L’année prochaine, je commencerai mon travail dans la nouvelle commission du Vatican que le pape François a convoquée pour examiner la possibilité d’un diaconat pour les femmes. S’il s’agissait simplement d’ajouter à «plein feu sur l’homme» encore «plein feu sur la femme», on n’y gagnerait rien. Nous avons besoin de femmes diacres pour une église diaconale. Et nos mains peuvent commencer aujourd’hui … (cath.ch/be)

Suite
L'enfant Jésus de la crèche, retable de la nativité, église de Bulle | © Maurice Page
25 décembre 2020 | 17:00
par Jacques Berset

Série "En Avent vers la lumière"

En 2020, la période de l'Avent est très particulière. A cause de la situation sanitaire, les célébrations de la période de Noël sont très perturbées. Beaucoup voient également l'avenir en noir. Malgré tout, la Lumière du Christ est toujours là pour nous amener vers l'espérance.
Dans cet esprit, les Eglises nationales en Suisse ont lancé la démarche "Lumière quand même". cath.ch présente dans ce sillage, pour chaque weekend de l'Avent et Noël, un aspect différent de cette "Lumière". Autant d'inspirations à éclairer les obscurités actuelles.

Articles