Michel Ummel, un "ancien" de la communauté mennonite du Sonnenberg | © Jacques Berset
Suisse

Les anabaptistes de Suisse, longtemps persécutés par l'Eglise réformée

Chassés de Zurich au XVIe siècle par l’Eglise protestante officielle de Zwingli, partisans d’une réforme radicale, les «Frères suisses» – anabaptistes ou «rebaptiseurs» ainsi appelés parce qu’ils refusent le baptême des enfants pour pratiquer le baptême des adultes consentants – fuient la persécution. Ils se réfugient dans l’Emmental et l’Oberland bernois avant de s’installer sur les crêtes du Jura. 

Au moment de la Réforme, une frange de chrétiens convaincus souhaite  en effet aller beaucoup plus loin que Zwingli ou Luther. Elle est composée de  divers  courants qui veulent un renouvellement plus radical de l’Eglise et de la société et recherchent un christianisme plus «incarné et spirituel», et parmi eux il y a à Zurich les «Frères suisses» emmenés par Felix Manz et Conrad Grebel.

Archives et Bibliothèque de la Conférence Mennonite Suisse à la chapelle du Jean-Gui | © Jacques Berset

Sacerdoce de tous les croyants

En 1525 à Zurich, d’anciens collaborateurs de Zwingli commencent à baptiser des adultes. Prêchant l’idée de «sacerdoce de tous les croyants», rejetant l’adhésion obligatoire à l’institution ecclésiale dominante, ils critiquent l’alliance, qu’ils estiment néfaste, entre l’Eglise et les autorités. A l’image du Christ, ils refusent toute forme de violence, et par conséquent le service militaire et la défense armée. Le mouvement anabaptiste donnera naissance à l’Eglise mennonite, du nom de Menno Simons (1496-1561), dirigeant anabaptiste frison, aux Pays-Bas actuels.  

Depuis Tavannes, le grand bourg de la vallée de Tavannes, dans le Jura bernois, Michel Ummel, un «ancien» de la communauté mennonite du Sonnenberg (Mont-Soleil, au-dessus de Tramelan) nous conduit sur quatre ou cinq kilomètres à travers forêts et pâturages sur le Plateau de La Tanne, à plus de 1’000 mètres d’altitude.

A la chapelle du Jean-Gui

C’est là, à la chapelle du Jean-Gui, que se trouvent, au sous-sol, dans l’ancienne citerne, les Archives et Bibliothèque de la Conférence Mennonite Suisse (ABCMS). Il s’agit de quelque 1’000 écrits, documents et objets, témoins de 450 ans d’histoire des anabaptistes: bibles du XVIe siècle, décrets d’expulsion des anabaptistes, actes sur les querelles avec les réformés, lettre concernant la rupture avec les amish, une dissidence anabaptiste emmenée par le Bernois Jacob Amman, qui a essaimé aux Etats-Unis au début du XVIIIe siècle.

La chapelle du Jean-Gui abrite les Archives et la Bibliothèque de la Conférence Mennonite Suisse | © Jacques Berset

Responsable des Archives, Michel Ummel – qui a étudié l’histoire et la théologie à l’Université de Neuchâtel et à l’Associated Mennonite Biblical Seminary de Elkhart, dans l’Etat américain de l’Indiana – est un excellent connaisseur de l’histoire des anabaptistes. «Depuis 1650, Berne essaie de se débarrasser des anabaptistes, à Zurich il n’y en a déjà plus.

Au début du XVIIIe siècle, on assiste dans l’actuel Jura bernois à une arrivée massive d’anabaptistes chassés de Berne. C’étaient essentiellement des familles d’agriculteurs, et les autorités bernoises craignaient une insurrection de ces communautés rurales unies et riches en enfants. «Berne craignait les masses paysannes! Alors que les anabaptistes étaient forcés de partir, Berne accueillait les Huguenots chassés de France lors de la révocation de l’Edit de Nantes en 1685…»

Accueillis sur le territoire de l’ancien évêché de Bâle

Les réfugiés de Berne sont accueillis sur le territoire de l’ancien évêché de Bâle. Le prince évêque retiré dans son château de Porrentruy après la Réforme à Bâle exerce alors son autorité temporelle sur l’actuel Jura bernois, qui appartient à la principauté épiscopale. S’il les accueille sur son territoire – il est rival de Berne – l’évêque de Bâle édicte toutefois des interdits, comme l’obligation de discrétion ou l’interdit de tout prosélytisme.

Statistiques
Les anabaptistes font partie de l’Eglise mennonite, qui comptait près de 2 millions de croyants baptisés dans 86 pays, selon la Conférence Mennonite Mondiale (CMM), qui est une communauté d’Eglises anabaptistes. En 2012, la Suisse dénombrait quatorze communautés mennonites regroupant moins de 2’500 membres dans les cantons de Berne, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Neuchâtel et Jura. La Conférence Mennonite Suisse (CMS) relie les 13 églises mennonites existantes en Suisse. En Suisse romande, les lieux de culte mennonites se trouvent aujourd’hui sur les hauteurs ou à l’écart des cités (Les Bulles, La Chaux-d’Abel, Les Mottes, Le Jean Gui, Moron), comme dans les vallées et au pied du Jura (Bienne-Brügg, Cormoret, Tramelan, Tavannes, Moutier, Bassecourt, Courgenay). JB

«A un moment donné, les émigrés formeront le 30 % de la population de Sonceboz. Ils allèrent s’établir en altitude, sur les hauteurs de la chaîne jurassienne, dans les métairies isolées, qui n’étaient pas occupées toute l’année, et qui étaient en partie en friche. Comme c’étaient d’excellents agriculteurs, et qu’ils payaient locations et taxes, l’élite voulait les garder, alors que dans les années 1730, des communes des vallées jurassiennes demandaient leur expulsion auprès du prince-évêque. Les paysans locaux dénonçaient une concurrence économique et, plus que leurs croyances religieuses, c’étaient les redevances élevées qu’ils payaient aux propriétaires de métairies qui provoquaient ces pétitions».

Michel Ummel présente un exemplaire de la bible de Froschauer, datée de 1744 | © Jacques Berset

Des paysans «bosseurs»

Une personnalité protestante réformée, le doyen Morel, de Corgémont, prendra leur défense. «Ce délégué du canton de Berne au Congrès de Vienne étaient aussi un propriétaire de métairies, qu’il louait à ces paysans bosseurs!»

Michel Ummel souligne que les anabaptistes n’étaient pas tous en altitude: «il y en avait aussi dans les vallées, des forgerons, des tisserands, des menuisiers, aussi des horlogers. Ils avaient mis en place avant l’heure un système social, un fonds d’entraide, la ‘caisse des pauvres’, alimentée par les héritages des célibataires de la communauté».

Cultes secrets dans des grottes

Conscient de leur apport économique, tant le prince évêque que les propriétaires fonciers qui leur louaient les métairies d’altitude refusèrent de les expulser. En raison des interdictions édictées par le prince évêque, les anabaptistes pratiquèrent longtemps leur culte en cachette, souvent la nuit, dans des grottes ou des «gräben» (fossés). Ce n’est que plus tard, dès le début du XIXe siècle, qu’ils se réuniront discrètement dans des fermes isolées. La liberté de culte enfin obtenue, ils purent aménager des classes d’école dans des fermes, puis construire des écoles privées et des chapelles, comme le Jean-Gui, en 1900.

Mandat contre les anabaptistes édité par leurs excellences de Berne en 1718 | © Jacques Berset

Parcourant les archives mennonites du Jean-Gui, au-dessous de l’ancienne salle de classe et de la chapelle à l’étage, «l’ancien» de la communauté du Sonnenberg nous fait découvrir les riches témoignages du temps des persécutions: une bible de Froschauer, datée de 1744, un mandat contre les anabaptistes édité par leurs excellences de Berne en 1718, qui met en garde ceux qui seraient tentés de les aider.

Aux galères!

«On qualifie les anabaptistes de ‘mauvaise herbe’, de ‘secte pernicieuse’. On menace de les envoyer aux galères. Ces mandats étaient lus en chaire par les pasteurs, ils étaient aussi placardés publiquement».

Sous la vitrine, un gros volume du martyrologe des anabaptistes, le Martyrer-Spiegel. Mais ce petit musée présente également ce qu’est la piété anabaptiste, le chant de ces communautés, les documents témoignant de leur système d’entraide, des traités de médecine et d’agriculture, qui montrent la richesse méconnue de cette communauté qui a surmonté son passé douloureux, lors de divers procédures de réconciliation avec les Eglises nationales et les gouvernements qui l’ont jadis persécutée. (cath.ch/be)

Noyé dans la Limmat
Felix Manz, né à Zurich entre 1498 et 1500, est le cofondateur des Schweizer Brüder (ou «Frères suisses») avec Conrad Grebel (1498–1526). Il est considéré comme le premier martyr de l’anabaptisme. Le 21 janvier 1525, Conrad Grebel réunit un groupe d’anabaptistes dans sa maison de Zurich, malgré l’interdiction, et exerce le premier «baptême du croyant» du mouvement anabaptiste. Cette date est généralement considérée comme celle de la fondation de l’anabaptisme.  En mars 1526, le conseil de Zurich signe un édit rendant le «baptême du croyant» punissable de mort par noyade. Felix Manz est exécuté le 5 janvier 1527. JB

Martyrologe | © Jacques Berset

Indicateurs et chasseurs d’anabaptistes
L’imposition de la Réforme à Berne en 1528 marque le début de la persécution systématique des anabaptistes, dont certains sont présents dans la ville encore catholique dès 1525. Dès janvier 1528, ordre est donné de mettre à mort les «incorrigibles» qui refusent la nouvelle religion réformée. Ils seront noyés dans l’Aar. Les premières exécutions ont lieu en 1529. En 1533, ils ne seront plus expulsés, torturés ou exécutés s’ils suivent les cultes réformés et font baptiser leurs enfants. Mais quelques années plus tard, la répression s’accentue avec un nouveau mandat contre les anabaptistes, prévoyant la condamnation à mort immédiate des meneurs, la torture systématique des adeptes, la confiscation de leurs biens et la mise en place de «chasseurs d’anabaptistes» salariés et de récompense pour les délateurs.
En 1571, Hans Haslibacher, de Sumiswald, dans l’Emmental, est mis à mort. C’est la dernière exécution officielle en territoire bernois. Outre la trentaine d’exécutions d’anabaptistes bernois, de nombreux autres sont morts en détention ou aux galères au cours des siècles, ce qui provoquera des vagues d’émigration vers les montagnes jurassiennes, l’Alsace, le Palatinat, les Pays-Bas et les Amériques. Malgré la liberté religieuse retrouvée petit à petit au cours du XIXe siècle, l’introduction générale du service militaire en 1874 provoquera une ultime émigration vers l’Amérique du Nord. JB

Sévère critique de l’alliance entre l’Eglise et l’Etat
La critique radicale de la société et de la vie religieuse, de l’alliance – qu’ils considèrent funeste – entre l’Eglise et l’Etat, leur attire rapidement les foudres du nouveau pouvoir protestant qui tente à plusieurs reprises de les ramener à l’Eglise officielle. Dans ce but, des disputes théologiques plus ou moins publiques sont organisées. La plupart de ces confrontations (Zurich en 1525, Zofingue en 1532, Berne en 1538) ne font que raviver les persécutions.
La répression pousse le mouvement des «Frères suisses» – qui refusent toujours de fréquenter l’Eglise officielle et de se conformer à ses normes, de prêter serment et de servir sous les drapeaux – à s’étendre non seulement en Suisse, mais à émigrer hors des frontières. Jusqu’au début du XVIIe siècle, les anabaptistes persécutés sur le territoire de la Confédération se réfugient en Moravie, puis en Alsace et au Palatinat. Dès le XVIIIe siècle, ils trouvent également refuge dans l’évêché de Bâle, le Jura neuchâtelois, la région de Montbéliard (F), aux Pays-Bas et en Amérique du Nord et du Sud.
Au XVIe siècle, la plupart des anabaptistes vivent dans les cantons réformés de Berne et de Zurich, une minorité à Soleure, Bâle, Schaffhouse, Saint-Gall et dans les Grisons. Emprisonnés, torturés, privés de leurs biens, bannis voire exécutés (à Berne jusqu’en 1571, à Zurich jusqu’en 1614 et à Rheinfelden en 1626 encore), les anabaptistes sont toujours plus isolés géographiquement et socialement, lit-on dans le Dictionnaire Historique de la Suisse (DHS). JB

Michel Ummel, un «ancien» de la communauté mennonite du Sonnenberg | © Jacques Berset
8 juin 2020 | 16:53
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 7 min.
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