Mgr Jean-Pierre Delville, l'aventure de la solidarité humaine aux côtés de Sant’Egidio

«J’avais été envoyé à Rome par mon évêque, Mgr van Zuylen, pour étudier la théologie et l’Ecriture sainte. Rester confiné dans un monde de livres, pour moi, ce n’était pas possible…» C’est ainsi que Mgr Jean-Pierre Delville, actuel évêque de Liège, débute son aventure aux côtés de la communauté Sant’Egidio, engagée dans les bidonvilles de la banlieue de Rome.

Au Collège pontifical belge, dans les années 1970, le séminariste liégeois avait besoin d’alimenter sa vocation avec un engagement social. «Il me fallait sortir du milieu belge de Rome, nourrir ma vie spirituelle, trouver des milieux d’engagement pastoral et social…», confie Mgr Jean-Pierre Delville, né à Liège, la «cité ardente», le 29 avril 1951. «C’était au lendemain du Concile Vatican II, il fallait changer le monde !»

A la recherche d’un engagement social

92e évêque de Liège depuis 2013, Mgr Delville était présent samedi 9 juin 2018 à Lausanne pour célébrer le 50e anniversaire de la communauté Sant’Egidio. Il décrit pour cath.ch le parcours qui lui a fait connaître ce mouvement chrétien fondé en 1968 à Rome dans le quartier de Trastevere (littéralement «Au-delà du Tibre»), par Andrea Riccardi et d’autres jeunes étudiants catholiques.

Le Liégeois, en compagnie d’autres séminaristes et jeunes prêtres belges à Rome, a alors contacté plusieurs communautés. Comme lui, ils ne pouvaient se contenter d’une intellectualité coupée de la vie des gens. «Je m’embourgeoisais; j’ai donc cherché où je pouvais m’engager. J’ai visité la communauté de base de Dom Giovanni Franzoni, à Saint Paul-hors-les murs, mais c’est Sant’Egidio qui m’a enthousiasmé, alliant prière et action sociale. La communauté vivait très concrètement l’union de la contemplation et de l’action, en étant engagée dans les bidonvilles de la banlieue de Rome».

Lausanne Mgr Jean-Pierre Delville à la cérémonie des 50 ans de la communauté Sant’Egidio | © Jacques Berset

Sant’Egidio, «trop italien» ?

Dans les quartiers pauvres de Liège, Jean-Pierre Delville, jeune vicaire, s’inspirait dans son action de ce qu’il avait observé dans la communauté romaine de Sant’Egidio. Mais il ne pensait pas transférer ce modèle en Belgique, «trop italien» pensait-il. Le ton change cependant après discussion avec le cardinal Godfried Danneels. Ce dernier estimait que cette expérience n’était pas «typiquement romaine» et qu’on pouvait s’en inspirer. En 1985, Hilde Kieboom, une jeune flamande de vingt ans, va relever le défi: elle fonde la communauté Sant’Egidio d’Anvers. Elle devient présidente pour le Benelux de cette communauté laïque née à Rome.

Aujourd’hui, près d’un millier de bénévoles de Sant’Egidio sont actifs dans la métropole portuaire d’Anvers, une centaine à Liège, où un petit groupe avait débuté son action dès 1991. Plus tard, la communauté de Liège, à partir de l’église Saint-Barthélemy, va s’engager dans le service aux pauvres en lançant une «Ecole de la paix» tous les samedis matin, animée par des jeunes des écoles secondaires.

Etablir la confiance

Ce lieu accueille en particulier des enfants d’immigrés dans un quartier qui a accueilli dans le passé des Siciliens, ensuite des Espagnols, et plus récemment des Marocains, des Turcs, puis des Bulgares, des Tchétchènes, des Kurdes, des Congolais, des Burundais, des Sénégalais, des Syriens, des Irakiens…

L’»Ecole de la paix» touche actuellement une trentaine d’enfants et leur famille. «On va les chercher à domicile. Il est important de connaître les parents, car ainsi on peut inviter les enfants à nos camps de vacances, que l’on organise chaque été. Les familles musulmanes sont souvent réticentes à laisser partir leurs filles, mais quand la confiance est établie, cela marche. Un repas festif est organisé à Noël. Toutes les familles sont invitées et les musulmans viennent volontiers. Ce sont des moments magiques!»

Les lépreux d’alors sont les sans-abri d’aujourd’hui

Sant’Egidio organise également, dans le quartier Saint-Léonard, en bordure du centre-ville de Liège, une maison de solidarité avec les pauvres. Elle est appelée Kamiano (nom donné par les lépreux au Père Damien, un missionnaire belge travaillant au XIXe siècle auprès de ces «pestiférés» relégués sur l’île de Molokai, à Hawaï). Le restaurant Kamiano sert des repas pour des sans-abri, des personnes défavorisées, des personnes âgées seules ou des réfugiés. «Les lépreux d’alors sont les sans-abri d’aujourd’hui que l’on rejette et que l’on exclut».

La maison met à disposition des douches pour les personnes vivant dans la rue. «Nous travaillons notamment avec des SDF, parfois des cas désespérés, dans l’esprit du Père Damien. C’est pour nous un modèle: il travaillait avec les lépreux sans assurance de guérison et de succès. Nous n’offrons pas seulement une soupe populaire, mais bien un repas dans l’amitié ! A Kamiano, chacun est accueilli et respecté dans sa dignité. Les repas sont offerts gratuitement dans une atmosphère familiale et amicale où chacun est connu par son nom». Appeler les pauvres par leur nom, c’est leur redonner une dignité, assure Mgr Delville.

Sant’Egidio, aux côtés des pauvres | © www.santegidio.org

Aider les marginalisés à se remettre debout

L’évêque se rend bien compte que l’on ne va pas résoudre tous les problèmes sociaux de l’agglomération liégeoise, qui sont nombreux, en offrant un repas aux populations appauvries et marginalisées. Mais cet accueil permet à certains de reprendre confiance. «Des SDF se remettent debout, restructurent leur vie, redeviennent capables de prendre un rendez-vous, de faire des démarches administratives pour demander un logement…» Cette amitié autour de la table s’inspire du modèle de la ‘mensa’, qu’organise Sant’Egidio à Rome.

A Liège, les bénévoles vont également trouver les personnes âgées dans des maisons de repos ou à domicile. Ils créent autour d’elles des réseaux de solidarité, car nombre d’entre elles vivent dans la solitude. «Dans la société occidentale, elles sont souvent déconsidérées, laissées de côté et marginalisées. Ces visites d’amitié se font en petits groupes, à deux ou à trois, car il est mieux pour la personne âgée d’avoir plusieurs interlocuteurs de référence, et pas un seul, qui peut déménager ou cesser les visites. Cela permet aussi de faire des évaluations. Nous organisons aussi des réunions entre personnes âgées, autour d’une tasse de café, pour des moments de réflexion, d’échange et de prière autour de l’Evangile».

Attentat sanglant aux cris d’Allahu akbar

La communauté de Sant’Egidio cherche à ce qu’il n’y ait pas de coupure entre l’Evangile et la vie, entre la prière et l’action. Elle s’engage également fortement dans le dialogue œcuménique et interreligieux. Et ce dialogue, à Liège, a été rudement mis à l’épreuve après la dramatique tuerie qui a endeuillé la «cité ardente», le 29 mai 2018. Deux policières et le passager d’une voiture ont été tués par un délinquant belge radicalisé qui a commis son attentat aux cris d’Allahu akbar (»Dieu est plus grand»).

Une semaine après, le 6 juin, Mgr Jean-Pierre Delville, entouré des membres de la commission diocésaine pour le dialogue interreligieux, de représentants de l’Eglise de Liège et de la communauté Sant’Egidio, recevait à l’évêché des imams et des représentants de mosquées et de centres culturels islamiques de la Province de Liège. Il les invitait, en cette période de ramadan, à un repas de rupture du jeûne, l’iftar.

Une musulmane héroïque

Les religieux musulmans, qui sont dans le collimateur à chaque drame de ce type, ont été très reconnaissants que la rencontre ait pu se tenir. «Il est important de leur faire confiance, surtout dans ces circonstances. Chacun a fait sa prière, nous avons mangé ensemble et échafaudé des projets communs pour la rencontre», note l’évêque de Liège.

Il a souligné à cette occasion le courage de Darifa Imankaf, employée de  la  ville  de  Liège,  de  confession  musulmane, qui a permis d’éviter une plus grande tragédie au  Lycée Léonie de Waha. Elle se trouvait sur les lieux du drame de la Rue des Augustins, où le tueur du  nom  de  Benjamin  Herman, natif de  Rochefort,  a commis son attentat sanglant. Quand  ce dernier est arrivé dans l’école, l’employée a réussi à le contenir suffisamment longtemps, en parlant avec lui, et a ainsi pu l’empêcher de s’en prendre aux élèves. «Cette musulmane a eu vraiment une attitude courageuse et héroïque». A ce propos, il souligne que la mission du croyant est de construire des liens entre les personnes et d’éviter les préjugés et les faux jugements.

Pas tout mettre sur le dos de l’islam

Quant à l’assassin, Mgr Delville souligne qu’à la demande de sa famille, il a eu droit à un enterrement catholique, car il avait été baptisé. «Sa conversion à l’islam était superficielle, c’était le résultat d’un lavage de cerveau par des radicaux alors qu’il était en prison. C’est un pseudo-islam qui a certainement déclenché cet acte de violence. Benjamin Herman est un produit de la société belge. Il ne faut pas tout mettre sur le dos de l’islam, et c’est une vraie musulmane qui, par son héroïsme, a permis de sauver la vie de beaucoup de jeunes». De nombreux musulmans, effondrés par ce qui venait d’arriver, ont participé le soir de l’attentat aux prières organisées par Sant’Egidio.

L’évêque relève encore que chrétiens et musulmans se sont récemment unis pour sauvegarder le cours de religion dans l’enseignement primaire et secondaire. Ils ne voulaient pas sacrifier l’heure de religion au profit du cours de philosophie et de citoyenneté. Il souligne aussi que l’ouverture de couloirs humanitaires pour accueillir des réfugiés syriens en Belgique est une initiative commune  aux  différentes  religions. «Des  familles  tant musulmanes que chrétiennes arrivent en Belgique de cette façon. Certaines seront à Liège fin juin. La rencontre de l’autre contribue à alimenter l’esprit de connaissance mutuelle et de respect, permettant de  construire le monde de demain qui a besoin d’amour et de miséricorde pour tous et toutes!» (cath.ch/be)

Mgr Jean-Pierre Delville, évêque de Liège, est l'un des signataires de la lettre pastorale intitulée Une espérance à offrir» | © Jacques Berset
13 juin 2018 | 11:11
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 7 min.
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